Albanie: une réforme territoriale qui inquiète les minorités nationales
Par Ermal Bubullima et Jaklina Naumovski
L’Albanie s’étend sur un territoire relativement étroit, mais chaque région se distingue par une identité très forte, en raison du fractionnement du relief et de l’héritage historique. La région d’Himara, sur la côte méridionale du pays, ne fait pas exception à la règle. Connue pour sa résistance aux armées ottomanes, récemment devenue l’un des pôles touristiques les plus importants du sud de l’Albanie, la région d’Himara regroupe la ville d’Himara, et les sept villages de Palasa, Dhermi (Drimadhes), Vuno, Qeparo, Iljas, Kudhes et Piluri. Depuis la fin du XIXe siècle, cette région est l’un des terrains d’affrontement privilégiés du nationalisme grec et du nationalisme albanais. Quand les Grecs revendiquent le droit à l’autodétermination nationale et valorisent l’identité orthodoxe, les seconds favorisent plutôt une approche organique de la nation, exaltant la langue, les coutumes et les ancêtres.
La ville d’Himara ainsi que les villages de Palasa et Dhermi sont traditionnellement bilingues tandis que les habitants des quatre autres villages parlaient exclusivement l’albanais. Aujourd’hui, quasiment tous les habitants de la région parlent aussi le grec puisque, depuis la chute du communisme, la majorité des adultes sont partis travailler dans la Grèce voisine. Celle-ci a d’ailleurs traité, dès les débuts, les migrants de la région comme des omogèneis, c’est-à-dire de Grecs ethniques, facilitant en conséquence leur séjour en Grèce et octroyant même une pension de 360 euros aux personnes âgées. Depuis l’accord gréco-albanais sur la double nationalité, beaucoup d’habitants de la région ont obtenu la citoyenneté grecque.
Les dirigeants des partis politiques de la minorité grecque - l’Union pour les droits de l’homme de Vangjel Dule et l’organisation Omonoia de Vasil Bollano, l’ancien maire d’Himara - ont vivement réagi au projet de redécoupage territorial proposé par le gouvernement, en refusant catégoriquement l’unification de la commune d’Himara avec celle de Lukovo et de Vranisht. La tension est montée très vite, Omonoia dénonçant, dans un communiqué publié mi-juillet, un plan « d’extermination nationale de la minorité grecque ».
Dans les jours suivants, les médias albanais ont relaté avec indignation l’échange téléphonique entre le ministre des Affaires étrangères grec Eleftherios Venizelos et son homologue albanais Ditmir Bushati. Sans autre façon, le ministre grec a averti la partie albanaise que, si celle-ci maintenait le projet de réforme territoriale dans la forme proposée, les négociations de l’Albanie avec l’Union européenne risquaient d’en souffrir. Le ministre albanais s’est contenté de souligner que la réforme territoriale était un sujet purement intérieur au pays et que l’Albanie respectait intégralement les droits de la minorité grecque.
Ce n’est d’ailleurs pas la première fois, ainsi que l’a montré wikileaks, que la diplomatie grecque utilise la carte européenne pour exercer des pressions sur l’Albanie. Depuis trois ans, le gouvernement grec est frustré par le blocage de l’accord sur les eaux territoriales, rejeté par la Cour Constitutionnelle albanaise.
La guerre des tranchées n’est pas arrêtée là, puisque les habitants de la région sont loin d’être unanimes sur la question de la réforme territoriale. Le gouvernement peut, entre autres, compter sur l’appui de l’actuel maire d’Himara Yiorgo Goro, abhorré par Omonoia, et celle du député socialiste Koço Kokëdhima, originaire de Qeparo.
À la veille du vote, le débat au Parlement albanaise a été très vif entre le Premier ministre Rama, originaire de la région, et le dirigeant du parti de l’Union pour les droits de l’homme, Vangjel Dule. « Himarë est et a toujours été dans une région albanaise… Les coutumes purement albanaises d’Himara, Dhërmi et Palasa le montrent clairement, tout comme l’anthroponymie, les chansons de mariage et de deuil. Les habitants de la région savent bien tout ce qu’ils ont de commun avec ceux de Vlora », a déclaré le Premier ministre, tout en soulignant que la réforme n’avait aucunement pour but de limiter les droits de la minorité, mais au contraire de permettre aux habitants de la région d’Himara de développer l’économie locale. Edi Rama a ajouté qu’il ne servait à rien de créer des problèmes artificiels avec la Grèce.
La réforme administrative et territoriale a été finalement approuvée vendredi 1er août par une majorité de 88 voix, malgré le boycott des travaux parlementaires pratiqué depuis juin par le Parti démocratique (PD), suite à l’expulsion de Sali Berisha du Parlement, et l’abstention du député socialiste du Vangjel Tavo. À l’inverse, d’autres députés du PS issus des minorités nationales ont soutenu la réforme.
Inquiétudes de la minorité macédonienne d’Albanie
La minorité macédonienne d’Albanie, forte de près de 5.500 âmes, est également fort inquiète d’une éventuelle dilution de sa présence nationale. Certes, les autorités macédoniennes n’ont pas réagi officiellement au projet de loi de redécoupage territorial qui remet en cause l’autonomie des municipalités à forte minorité macédonienne en Albanie. Le gouvernement macédonien n’a fait aucun commentaire sur ce projet qui met en danger, selon les responsables de la communauté, les droits de la minorité macédonienne dans les municipalités où elle était majoritaire, comme celle de Pustec, dans la région du lac de Prespa.
Les réactions les plus vives sont venues des représentants du parti de cette minorité en Albanie, l’Alliance pour l’intégration européenne de Macédoine (MAEI). Edmon Temelko, également maire de Pustec, et Vasil Sterjovski, secrétaire général du parti, ont informé les autorités de Skopje, il y a plusieurs mois déjà, de la situation, espérant obtenir un soutien dans leur combat pour la survie des ces municipalités qui seront rattachées à des communes albanaises, et perdront de ce fait leur spécificité.
Inquiets pour l’avenir de leur communauté, les responsables macédoniens d’Albanie ont rencontré le week-end dernier à Tirana les conseillers politiques du Haut Commissaire de l’OSCE pour les minorités nationales. Durant l’entretien, ils ont abordé les questions du statut et des droits des Macédoniens en Albanie, faisant part de leurs craintes liées à la nouvelle division territoriale en Albanie. En effet, seule va subsister la commune majoritairement macédonienne de Pustec, tandis que les municipalités de Golloborda (Golo Brdo) et de Gora, ou vivent des slaves musulmans, seront intégrées dans des communes à majorité albanaise, ce qui entraînera, selon Vasil Sterjovski, un processus d’assimilation de la communauté macédonienne. Selon lui, cette réforme territoriale ne prend pas en compte les critères concernant les minorités fixés par la Constitution albanaise, notamment l’article 20, qui fait référence au respect des droits des minorités, l’article 108, paragraphe 2, relatif aux autorités locales, non plus que la Charte européenne de l’autonomie locale et la Convention-cadre pour la protection des droits des minorités signée et ratifiée par les autorités de Tirana.
Le mutisme du gouvernement macédonien est critiqué par beaucoup, alors qu’il n’a pas hésité à utiliser cette minorité lors des élections municipales de 2013 pour bourrer les urnes de l’arrondissement Centre de Skopje, et aujourd’hui les abandonne à leur sort sans sourciller.