"Bélarus: Avis de tempête sur la politique des cadres ", Anaïs Marin
Bélarus: Avis de tempête sur la politique des cadres
Par Anaïs MARIN
Le 15/01/2013
Le rythme des rotations dans les hautes instances du pouvoir s’est accéléré ces derniers mois au Bélarus. Ces remaniements visent à équilibrer l’influence de deux clans sur le centre unique de décision que constitue le président A.Loukachenka. Illustrant la préférence du régime pour les purges plutôt que les réformes structurelles, ils posent la question des limites d’une gestion des cadres consistant à «diviser pour régner».
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Les réaffectations se sont multipliées dans les organes de sécurité (ministères de l’Intérieur, de la Défense et KGB) et dans l’administration présidentielle en 2012 au Bélarus. Pris isolément, chaque limogeage d’un haut fonctionnaire ou d’un silovik (terme désignant un membre des organes de sécurité) peut être vu comme une sanction normale pour ce qu’Aliaksandr Loukachenka considère comme des manquements graves.
Ainsi a-t-il renvoyé en août 2012 plusieurs hauts gradés parmi les gardes-frontières, l’état-major et les forces anti-aériennes, accusés de négligence dans la rocambolesque «attaque de peluches» du 4 juillet, à l’origine d’une crise diplomatique avec la Suède[1]. Depuis, si certains limogeages étaient attendus –comme celui du ministre des Affaires étrangères, visiblement incapable d’infléchir la politique d’isolement des Occidentaux– d’autres, comme celui du chef du KGB Viktor Sheiman en novembre, ont de quoi surprendre. Pourquoi A.Loukachenka a-t-il soudainement remercié l’un de ses plus proches fidèles, si ce n’est de crainte que son clan ne gagne en autonomie et en influence au point de menacer sa propre autorité? Destinés à un auditoire national et international, ces remaniements sont une arme à double tranchant: aucun dictateur n’est plus vulnérable que lorsque ses actions trahissent sa peur de sa propre fin.
Le jeu de chaises musicales au sein de l’exécutif bélarusse, traditionnellement imputé à la paranoïa de son chef, permet à ce dernier de diviser pour mieux régner. Au Bélarus, la loyauté politique prime sur les compétences professionnelles. Or, le vivier de fonctionnaires assez fiables pour jouer cette partition s’épuise. Quant à la récente accélération du tempo de la «valse des cadres», elle amène à se demander quelle mouche a piqué le chef d’orchestre.
Siloviki contre technocrates: un combat inégal
Comme dans tout régime autoritaire, au Bélarus c’est le Président qui décide seul de tout. A.Loukachenka doit pourtant ménager les «groupes d’audience» qui servent d’assise légitimatrice à son régime. Ceux-ci se divisent schématiquement en deux «clans» qui s’affrontent en coulisses et dont seule l’élite a accès à l’oreille du Prince. Il s’agit, d’une part, du clan des siloviki, que contrôle l’un des fils Loukachenka, Viktor, qui préside le Conseil de Sécurité bélarusse et supervise à ce titre les pléthoriques organes de la sécurité d’État.
L’autre clan qui aspire à orienter les préférences d’A.Loukachenka et bénéficier de ses largesses est celui dit des «technocrates». Il réunit les rares partisans d’une relative libéralisation économique du pays. Ce clan est emmené par le Premier ministre Mikhaïl Myasnikovitch et quelques jeunes experts, tel l’ancien vice-ministre de l’Économie Sergueï Roumas. Ils considèrent le modèle bélarusse de développement, où l’économie reste planifiée et centralement dirigée, comme inapte à remédier aux déséquilibres causés par la crise monétaire et par la dévaluation du printemps 2011.
Les appels des «technocrates» aux réformes structurelles et à la privatisation les ont mis en porte-à-faux avec l’orthodoxie économique prônée par A.Loukachenka. Celui-ci étant préoccupé avant tout par sa propre survie, c’est surtout sur le clan des siloviki qu’il s’appuie depuis le 19 décembre 2010, pour réprimer la contestation populaire suscitée par sa dernière réélection. La vague protestataire a refait surface dans tout le pays en mai-juin 2011 sous forme de marches silencieuses organisées via les réseaux sociaux. Elle aussi a été violemment matée par les services de sécurité, coupant court à une possible contagion démocratique dans le sillage des «printemps arabes»[2]. Depuis, les siloviki ont gagné en influence au détriment des technocrates. Craignant d’être un jour accusés d’abuser de violence arbitraire contre la population, les siloviki ont obtenu du régime qu’il élargisse le champ de leurs prérogatives et légalise le recours à une telle violence.
Des purges qui trahissent les inquiétudes du régime
Depuis le printemps 2012, le clan des siloviki a subi des remaniements qui reflètent le durcissement autoritaire du régime autant que sa nervosité et son incapacité –faute de candidats fiables à nommer aux postes sensibles– à rétablir un équilibre entre les deux camps.
En avril 2012, la nomination à la tête des services de contre-espionnage d’Aliaksandr Krivoguine, le chef du KGB de la région de Vitebsk, illustre la volonté des autorités de mieux contrôler la frontière avec la Russie, probablement pour empêcher les opposants bélarusses interdits de sortie du territoire de fuir via la Russie[3]. À la mi-juin, le transfert à Vitebsk d’Igor Evseev –qui s’était distingué dans la répression des manifestations de 2010-2011 à Minsk comme chef-adjoint de la police– pour diriger la branche locale du ministère de l’Intérieur a confirmé cette idée. Or, c’est aussi de Vitebsk qu’étaient originaires les deux «terroristes» condamnés à mort et exécutés pour l’attentat du métro de Minsk du 11 avril 2011, au sujet duquel a couru le bruit qu’il s’agirait en fait d’un règlement de comptes entre factions rivales du KGB.
L’origine, comme la portée, des décisions en matière de politique des cadres au Bélarus est avant tout d’ordre psychologique. C’est aussi l’avis d’un ex-major du KGB, aujourd’hui en exil, qui voit dans la valse des nominations une exacerbation saisonnière de la paranoïa de Loukachenka[4]. La «révolution par les réseaux sociaux» qui a agité le pays au printemps 2011 et les rumeurs circulant depuis le printemps 2012 sur la formation d’un gouvernement d’opposition en exil, comprenant des «guébistes» ayant fait défection, ont entamé la confiance du président bélarusse en la sécurité d’État pour le protéger d’un renversement, populaire ou autre.
Aussi a-t-il décidé en avril d’interdire aux agents du KGB, dont le nombre est estimé à 60.000, de quitter le Bélarus. Le limogeage, le 9 novembre dernier, du chef du KGB Viktor Sheiman, et son remplacement une semaine plus tard par Valeri Vakoultchik, un militaire qui dirigeait le contre-espionnage des gardes-frontières, illustreraient les craintes de la famille Loukachenka quant à une possible révolution de palais ou un déboulonnage orchestré par une puissance extérieure. Ces scénarii de fin de règne semblent bien plus vraisemblables, compte tenu des réalités sociologiques bélarusses, que celui qui a emporté les dictatures arabes.
Un nouveau tandem sur le front diplomatique
Durant l’été 2012, un silovik a été victime, lui, d’un relatif déclassement: le chef de l’administration présidentielle Vladimir Makey a en effet été nommé ministre des Affaires étrangères fin août pour remplacer Sergueï Martynov. Ce dernier, en poste depuis 2003, était en sursis: malade, il réclamait depuis plusieurs mois d’être libéré de ses fonctions, mais il a fallu la crise diplomatique de l’été avec la Suède pour l’exaucer. Il est probable que le régime ne lui trouvait tout simplement pas de remplaçant, les diplomates expérimentés faisant cruellement défaut. V.Makey a les compétences requises pour lui succéder: après dix ans dans le renseignement militaire soviétique, il a acquis une formation diplomatique au Bélarus et en Autriche, parle parfaitement allemand et a représenté son pays au Conseil de l’Europe de 1996 à 1999 alors qu’il était conseiller d’ambassade à Paris. Mais c’est comme bras droit d’A.Loukachenka au sein de l’administration présidentielle que son influence a grandi, au cours des années 2000, sur la politique étrangère bélarusse. Le cœur de décision étant à la présidence et non au ministère des Affaires étrangères, la nomination de V.Makey à la tête de ce ministère «exécutant» a donc des allures de relégation.
Beaucoup, à l’instar du politologue Andreï Souzdaltsev, ont attribué à V.Makey des opinions «pro-occidentales». Selon Wikileaks, il aurait fomenté des intrigues anti-russes durant la relative normalisation des relations de Minsk avec Washington et Bruxelles de 2008 à 2010 –un rapprochement dont il fut en effet le principal artisan. Pourtant, les Occidentaux n’ont pas été dupes de la manœuvre consistant à en faire le chef de la diplomatie bélarusse à l’heure où celle-ci cherche désespérément à obtenir la levée des sanctions contre le régime: le 15 octobre 2012, le Conseil européen a laissé sur sa «liste noire» des officiels bélarusses interdits d’entrée dans l’UE le nom de V.Makey, ce qui constitue un affront autant qu’un casse-tête protocolaire. Autant dire que ce n’est pas comme ministre limité dans ses déplacements que V.Makey pourra infléchir la ligne dure fixée par A.Loukachenka vis-à-vis des Occidentaux.
Alors, pourquoi cette nomination, sachant que V.Makey était l’un des derniers guébistes de son entourage auxquels le Président faisait encore confiance? Certains analystes ont avancé l’idée qu’il faudrait y voir la main de Moscou[5]. Selon eux, le Kremlin réclamait la tête de V.Makey depuis longtemps et refusait de traiter avec lui. Viktor Loukachenka aussi le trouvait trop accommodant avec Bruxelles, et souhaitait placer «son» homme aux commandes de l’administration de son père. C’est justement de Moscou qu’est venu ce remplaçant-surprise, en la personne d’Andreï Kobyakov, jusque-là ambassadeur du Bélarus en Russie.
A.Kobyakov s’étant toujours montré ferme dans les négociations avec Moscou, il ne faudrait pas voir dans sa promotion au poste –stratégique s’il en est– de chef de l’administration présidentielle un acte de pure soumission au «grand frère» russe. Pourtant, sa nomination coïncide avec d’autres remaniements dans le clan des technocrates qui semblent confirmer, si ce n’est la docilité du régime bélarusse, du moins sa volonté de la feindre. C’est à cette aune que l’on peut interpréter le récent limogeage de Viktor Tkatchev du poste de conseiller économique de Loukachenka ou encore la nomination de Sergueï Roumas à la tête de la Banque de développement bélarusse, une institution créée sur recommandation du FMI pour superviser le processus, toujours ajourné jusqu’ici, de la «grande» privatisation à laquelle V.Tkatchev s’oppose farouchement. Dès lors que V.Tkatchev avait convaincu A.Loukachenka de dénigrer publiquement, à l’automne 2011, les membres du gouvernement qui eurent l’audace de prôner un virage libéral par rapport au plan quinquennal, son désaveu et la promotion simultanée de S.Roumas à un poste clé pour négocier avec les investisseurs industriels russes donnent l’impression que le régime aurait cédé aux pressions du Kremlin sur le terrain économique.
Au Bélarus, la politique des cadres vise moins à améliorer la gestion des affaires publiques qu’à rappeler aux subordonnés dans l’appareil administratif «qui est le chef». Aussi l’annonce par A.Loukachenka, le 1er octobre 2012, de la création d’une Commission pour la réforme des organes de l’État, chargée de réduire de 25 à 30% le nombre de fonctionnaires, notamment dans la police et le KGB[6], doit-elle être prise avec circonspection. L’avenir seul dira si l’actuel échauffement de la politique des cadres signifie que le chef mène toujours ses fidèles à la baguette ou, au contraire, si la théorie du complot -en vogue dans certains cercles d’opposition bélarusses- aux termes de laquelle la Russie tirerait les ficelles, constitue une meilleure explication.
Notes:
[1] Sur cet épisode, voir www.regard-est.com/home/breves.php?idp=1549.
[2] Anaïs Marin, «Belarus: the silenced revolution», FIIA Column, 15 août 2011, www.fiia.fi/en/blog/390/belarus_the_silenced_revolution/.
[3] Matt Rozhansky (Carnegie), cité par Igor Tikhorenko, «Loukachenka ‘peretriakhivaet’ apparat» [Loukachenka ‘secoue’ l’appareil], Golos Ameriki, 10 avril 2012, www.golos-ameriki.ru/content/belarus-government-reshuffle-2012-04-10-146920405/664752.html.
[4] «V Belarousi nazrevaet ‘bount silovikov’» [Une ‘fronde des siloviki’ gronde au Bélarus], interview d’Anoufrij Romanovitch à Belarouskij Partizan, 11 avril 2012, www.belaruspartisan.org/politic/208890/.
[5] «Kadrovye rechenia belorousskogo Prezidenta prizvany demonstrirovat rossiïskomou roukovodstvou loialnost ofitsialnogo Minska» [Les décisions du président bélarusse en matière de cadres visent à démontrer la loyauté de Minsk aux dirigeants russes], Centre des Conceptions Conservatrices, novembre 2012, http://kanservatyzm.by/reshenia-minsk/.
[6] «Vo glave reformy gosorganov prezident postavil Kobyakov i Petkevitch» [Le président a chargé Kobyakov et Petkevitch de la réforme des organes de l’État], TUT, 1er octobre 2012, http://news.tut.by/politics/313447.html.
Vignette: A.Loukachenka présidant une réunion avec les représentants des organes de sécurité, 9 novembre 2012 (©www.president.gov.by).