"La chute de l’économie russe est-elle durable?", Christophe-Alexandre Paillard
La chute de l’économie russe est-elle durable ?
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*, le 24 juin 2012, diplowebAdministrateur civil hors classe. Auteur des nouvelles guerres économiques (Ophrys, octobre 2011), co-auteur et coordinateur du numéro 59 de la revue Géoéconomie (Choiseul, novembre 2011), « Ruée sur les minerais stratégiques »
Géopolitique de la Russie. La Russie n’a pas encore terminé sa transition vers une économie de marché. Vingt ans après l’implosion du système soviétique, on peut dire qu’en voulant aller d’un point A (l’économie soviétique) à un point B (une économie de marché idéalisée), la Russie a atteint un point C difficile à définir : le pays se situe encore dans une situation de transition du système communiste vers un futur incertain. Certaines distorsions de l’économie soviétique sont demeurées alors que d’autres ont laissé place à un excès inverse. Au surinvestissement a succédé un sous-investissement face aux besoins du pays.
Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le Diploweb.com est heureux de vous présenter un extrait du livre de Christophe-Alexandre Paillard, Les nouvelles guerres économiques, éd. Ophrys, 633 p.
APRES l’implosion de l’URSS en décembre 1991, la décennie 1990 fut marquée par la transition difficile et chaotique de la Russie vers l’économie de marché. Touché par une grave crise économique en 1998, le pays a connu une phase de croissance importante à partir des années 2000, permise initialement par une dévaluation du rouble et surtout, par la hausse des prix du pétrole et du gaz naturel après 1999, comme de celle de nombreuses autres matières premières, à l’exemple du titane. Les prix globaux du pétrole ont plus que quintuplé entre 2000 et 2011. Or, la Russie est le deuxième producteur mondial de pétrole et le premier producteur mondial de gaz naturel. Un des principaux bénéficiaires de la manne pétrolière a été l’État russe lui-même, qui a pu doubler le nombre de bureaucrates et tripler les dépenses militaires sur cette même période. Les années Poutine correspondent en effet à une présence plus marquée de la Russie sur la scène internationale. Les performances macroéconomiques des huit années de cette présidence sont impressionnantes : on peut mentionner la diminution drastique de l’endettement, la chute de l’inflation (qui était de 65 % en 1999), l’augmentation du niveau de vie, une hausse de 70 % du produit intérieur brut et le passage au statut de puissance émergente au sein du groupe des BRICs.
Début 2008, certains analystes comptaient la Russie parmi les pays dont l’économie était appelée à dépasser celle des États-Unis et de l’Union européenne avant 2030. La crise financière mondiale, dont les origines se trouvent sur le marché hypothécaire des États-Unis, a certes mis du temps pour atteindre la Russie, mais elle l’a frappée plus lourdement que d’autres pays. Les indicateurs de l’économie boursière et financière ont montré une perte de 70 % de la valeur des indices de la Bourse de Moscou après mai 2008, une perte de 66 % de la valeur de l’action de Gazprom qui contribuait pour 25 % du budget russe en 2007 entre mai et décembre 2008 et d’importantes fuites de capitaux. L’économie réelle est plus touchée encore, avec une chute de la production industrielle, une chute de 2,2 % du PIB en 2009 et une hausse du taux de chômage.
Cette crise est grave et se poursuit en 2011. Son évolution est clef pour l’Europe du fait de notre proximité géographique et stratégique. Or, malgré certaines réalités du miracle économique russe, il est clair que derrière la croissance des années 2000-2008 se cachait en réalité une économie très vulnérable et très dépendante aux exportations de matières premières. L’absence de diversification, la dépendance aux matières premières, les problèmes lourds de gouvernance et l’insuffisance de main-d’oeuvre qualifiée expliquent que la crise actuelle était prévisible. Tout indique qu’elle sera de longue durée.
I. La croissance russe repose sur des bases économiques fragiles
I.1 Une croissance tirée par la hausse des prix des matières premières
Depuis 1999, la hausse des prix des hydrocarbures a été la condition indispensable à la stabilisation économique et politique de la Russie. Plus des 2/3 des exportations et la moitié du budget fédéral proviennent de leur exportation. L’économie russe est donc très dépendante de leur prix international, en hausse entre 2000 et l’été 2008. Ils sont d’ailleurs de nouveau à la hausse en 2011. Les recettes nées de l’exportation des matières premières ont mené à une hausse de la consommation et des investissements étrangers. Si la relance de la croissance russe après 1998 fut rendue possible grâce au commerce extérieur, c’est la demande domestique qui a été le « moteur immédiat » de la croissance entre 2003 et 2008. Cette demande domestique n’a pu augmenter qu’avec la hausse des profits privés et publics tirés de la vente de pétrole, de gaz et de métaux à l’étranger.
Ces profits ont tout d’abord profité à la classe des oligarques qui ont investi la majeure partie de leur fortune à l’étranger. Selon Forbes Magazine, il y avait 33 particuliers russes avec une fortune supérieure à un milliard de dollars à l’arrivée de Vladimir Poutine. En 2008, il y en avait 88. Les oligarques sont d’ailleurs parmi les plus grands perdants de la crise : les dix plus grosses fortunes de Russie ont perdu près de 150 milliards de dollars en 2008-2009. L’État russe a toutefois su profiter considérablement des profits tirés de l’exportation de matières premières. Entre 2000 et 2008, la Russie a remboursé ses dettes extérieures et créé un fonds de stabilité, aujourd’hui utilisé pour limiter les effets de la crise.
Depuis 2003, l’intervention de nouveau marquée de l’État dans l’économie russe a cependant pesé sur la croissance. L’État joue un rôle de régulateur, de producteur, d’entrepreneur et de consommateur. C’est un peu la renaissance de la tradition soviétique symbolisée par l’affaire Ioukos. L’extension et la réappropriation de la propriété publique sont devenues générales. Ainsi, le système bancaire russe est dominé par quatre grandes banques étatiques.
On peut également citer la liste établie en 2004 par décret présidentiel sur laquelle figurent 1 064 entreprises publiques qui ne peuvent être privatisées et des sociétés par action dans lesquelles la part de l’État ne peut être réduite. Même s’il n’est pas facile d’évaluer dans quelle mesure cette évolution a eu un impact négatif sur l’économie, on peut penser que les investissements, notamment dans l’industrie gazière et pétrolière, seraient plus importants si la situation avait été différente.
Globalement, la croissance du PIB russe a été tirée par la demande extérieure. La croissance de la demande interne est restée nettement en retrait. La politique des dépenses publiques (santé, éducation, infrastructures) et de redistribution des revenus a été négligée. Aucun schéma de croissance s’appuyant sur la demande effective totale n’a été préparé.
I.2 Une économie peu diversifiée
Sachant que la Russie est le premier exportateur mondial de gaz naturel et le deuxième exportateur de pétrole, il n’est peut-être pas surprenant qu’avec les métaux, plus de 80 % des exportations russes dépendent d’industries basées sur les matières premières. Il s’agit d’exportations peu manufacturées ; ce qui ne poserait pas problème si l’innovation existait dans d’autres domaines. Elle permettrait de soutenir la croissance à long terme dans une situation de chute des prix des matières premières. Le pouvoir russe est pourtant bien conscient de ce problème : “We know that one of our main tasks is the diversification of the economy. That it is essential to depart from a model based on raw materials” (discours de Vladimir Poutine à Novossibirsk du 11 janvier 2005).
En fait, malgré des plans ambitieux pour diversifier l’économie, l’économie russe peine à modifier sa structure de production, à stimuler les investissements dans toutes les branches de l’économie et à renforcer le capital technologique et humain russe. On peut considérer que la Russie est touchée par la maladie hollandaise ou Dutch disease. Travailler dans l’industrie n’est pas attractif, et la fuite des cerveaux est massive. À la lumière des récents développements démographiques (la population russe devrait passer de 141 millions d’habitants en 2011 à 112 millions en 2050), le manque de main-d’oeuvre qualifiée de la Russie va probablement s’aggraver. Si la Russie maintient un potentiel scientifique important, elle ne représente que 0,2 % des brevets déposés au Japon. Les dépenses en recherche et développement sont relativement faibles et sont inférieures à la moyenne de l’OCDE.
II. La faiblesse de la bonne gouvernance économique finit par pénaliser le redressement de l’économie russe
Malgré la croissance des années 2000-2008, la mise en place de réformes économiques a tardé. La corruption est endémique. Les structures administratives sont inefficaces. L’influence croissante de l’État sur l’économie limite toute prise de risque. Du fait des prix élevés du pétrole, les acteurs politiques et économiques ne se sont pas engagés sur la voie des réformes. La Russie se trouvait en 2008 à la 147e place du Corruption Perception Index de Transparency International, alors qu’en 2004, elle occupait la 90e place.
Les scores de la Russie sur un autre index, le Doing Well in Business Index de la Banque mondiale, sont également médiocres, notamment du fait de la mauvaise protection des droits de propriété.
Lorsque l’exécutif souhaite soutenir certaines branches de l’économie, il le fait le plus souvent au travers de l’accroissement des investissements étatiques et des droits protecteurs. Ainsi, les instruments les plus importants de la politique de réforme sont l’intervention étatique et le protectionnisme et non la compétition et l’ouverture à des investissements étrangers. L’intervention politique dans l’économie et l’importance des régulations ne contribuent pas à créer la confiance au sein des institutions internationales et favorisent la méfiance pour l’expansion d’entreprises russes à l’étranger. Les dirigeants russes eux-mêmes semblent être plus préoccupés par leur image intérieure qu’extérieure. Le conflit en Géorgie a aggravé cette impression en limitant plus encore les investissements étrangers. À l’occasion de la visite du président Sarkozy à Moscou en février 2008, et donc avant que la Russie ne soit atteinte par la crise, un diplomate européen avait déclaré à un journaliste de Libération que « l’économie russe est une économie du tiers monde. Les russes exportent leurs matières premières et importent les biens à forte valeur ajoutée. Ils ont vraiment besoin de l’Occident pour se moderniser, et ils ont vraiment beaucoup à perdre s’ils continuent à n’en faire qu’à leur tête1 ». Pourtant, afin de croître durablement à un taux élevé, la Russie devrait accroître son taux d’investissement et créer les conditions pour que les entreprises domestiques ou étrangères investissent davantage en Russie, notamment dans le secteur des services.
II.1. Les implications politiques et les perspectives de sortie de la crise
Touchée par la hausse de l’inflation et des impayés, la population russe est menacée par le chômage qui croit rapidement. En découle une colère sociale de plus en plus visible, avec la multiplication des manifestations, de Moscou à Vladivostok, en 2008 et 2009. Celles-ci sont restées très encadrées et ont donné lieu à de nombreuses interpellations, expliquant leur réduction en 2010 et 2011. Selon Katia Malofeeva, économiste de la banque russe d’investissement Renaissance Capital, « pour apaiser les craintes de la population, le gouvernement ne touchera aux dépenses sociales qu’en dernier. Mais les budgets devront bel et bien être revus à la baisse2 ». Le ministère des Finances peine effectivement à boucler ses budgets. Le retour à des prix plus élevés des matières premières en 2011 a au moins permis de limiter le choc budgétaire. Toutefois, les mécontentements sociaux sont aggravés par la répartition très inégale des richesses : les 10 % les plus riches ont 70 % des revenus russes et la Russie garde un coefficient de Gini élevé de 0,413.
Il faut ajouter les inégalités spatiales : beaucoup de villes russes sont mono- industrielles et sont donc touchées encore plus fortement par la crise.
Il reste à voir aujourd’hui comment les politiques russes vont réagir si les protestations augmentent en ampleur sur le modèle du monde arabe, à moins d’un an des élections présidentielles. Le régime va-t-il faire des concessions et consolider les libertés publiques ou va-t-il prendre des mesures plus autoritaires ? Pour l’instant la cote de popularité du pouvoir en place est restée relativement stable malgré la crise, mais ceci pourrait évoluer.
II.2 Les politiques mises en oeuvre : une sortie rapide de la crise actuelle est-elle envisageable ?
On pourrait considérer que la crise financière et économique actuelle est une chance, comme celle de 1998, pour restructurer et assainir le système russe, en favorisant la modernisation et la compétitivité de l’économie. Tout indique toutefois que les autorités sont plus préoccupées par la maîtrise des répercussions économiques et sociales immédiates de la crise : création d’une commission spéciale anticrise fin 2008, série de mesures pour soutenir l’économie et le rouble, mécanismes de soutien aux entreprises, augmentation des indemnités de chômage, etc. Ces mesures sont entre autre financées par le fonds de stabilité créé par le gouvernement. Des débats importants au sein de la direction russe portent sur la manière dont il faut utiliser ce fonds qui demeure le troisième fonds souverain du monde. Des divisions internes semblent se renforcer dans cette situation de crise et le président Medvedev a limogé plusieurs gouverneurs régionaux. Même dans un scénario où les prix des matières premières augmenteraient rapidement – ce qui reste crédible à l’heure actuelle – les problèmes structurels de l’économie russe persisteront si des réformes plus fondamentales ne sont pas entreprises.
Conclusions
La Russie n’a pas encore terminé sa transition vers une économie de marché. Vingt ans après l’implosion du système soviétique, on peut dire qu’en voulant aller d’un point A (l’économie soviétique) à un point B (une économie de marché idéalisée), la Russie a atteint un point C difficile à définir : le pays se situe encore dans une situation de transition du système communiste vers un futur incertain. Certaines distorsions de l’économie soviétique sont demeurées alors que d’autres ont laissé place à un excès inverse. Au surinvestissement a succédé un sous-investissement face aux besoins du pays.
En réalité, la crise actuelle était parfaitement prévisible. L’analyse de la structure de l’économie russe semble bien indiquer qu’elle sera durable, même dans un scénario dans lequel les prix des matières premières augmenteraient rapidement. Néanmoins, la façon dont le pouvoir politique va réagir aux problèmes futurs n’est pas facile à prévoir. Ce qui est certain, c’est que la crise de l’économie russe que nous observons aura des conséquences politiques et poussera les dirigeants à prendre des choix difficiles. La tendance à un virage vers l’autoritarisme, observable depuis 2003, se poursuivra-t-elle ? Comment la posture de la Russie sur la scène internationale va-t-elle changer si la crise se poursuit ? Ces questions ne trouvent pas de réponse à ce jour.
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