*Arménie. Un génocide sans fin et le monde qui s’éteint.*, Vincent Duclert

Arménie : un génocide sans fin et un monde qui s’éteint, une conversation avec Vincent Duclert

Vincent Duclert — Le 24 avril 1915, à Constantinople, Talaat Pacha ordonne la rafle des intellectuels arméniens. Ce « dimanche rouge » marque le début d’un des pires génocides de l’histoire.

Alors que nos années Vingt sont brutalement traversées par la violence, de l’Ukraine à Gaza en passant par le Haut Karabagh, on commémore aujourd'hui le génocide arménien.

Dans son dernier livre, l’historien des génocides Vincent Duclert revient sur les mécanismes des massacres 1915-1916 et nous alerte sur le fait que la guerre d’extermination contre le peuple arménien se poursuit sous nos yeux — dans un silence assourdissant.

L’offensive de l’Azerbaïdjan au Haut-Karabagh, le 19 septembre 2023, a marqué une nouvelle étape dans un conflit qui perdure depuis trois décennies et après que l’Azerbaïdjan a soumis la région à un blocus de neuf mois. Bien que le gouvernement arménien ait tenté d’alerter la communauté internationale sur la possibilité d’un nouveau génocide et que 65 000 des 120 000 Arméniens vivant au Haut-Karabagh aient fui la région, rares sont les pays à avoir condamné l’offensive de septembre1. Pour s’abonner au Grand Continent et recevoir tous nos contenus, c’est par ici.

Vous signez un ouvrage (Arménie. Un génocide sans fin et le monde qui s’éteint, Paris, Les Belles Lettres, 2023) certes historique mais qui résonne tragiquement avec nos années Vingt : d’une part, avec la « guerre des 44 jours » (septembre-novembre 2020) déclenchée par l’Azerbaïdjan et son allié turc contre le Haut-Karabagh soutenu par l’Arménie, et de l’autre l’épilogue de cette guerre le 19 septembre 2023 avec l’offensive et massive de l’Azerbaïdjan contre l’enclave déjà amputée, aboutissant à son occupation complète, la fuite de tous ses habitants et aujourd’hui des menaces directes portées sur la République d’Arménie elle-même, une situation désormais cruciale pour tout les Arméniens dans le monde. Pourquoi avoir rédigé ce livre court et incisif ?

Trois démarches expliquent ce livre écrit dans l’urgence à l’été 2023, à la demande de la présidente des éditions des Belles Lettres qui souhaitait aider à briser le silence entourant le sort des Arméniens à cette période. Leur situation était dramatique puisque les habitants du Haut-Karabagh étaient soumis à un strict blocus depuis décembre 2022, blocus entraînant leur mort lente par la privation de nourriture et le désespoir devant leur isolement. À ce titre, l’espoir de Caroline Noirot n’a pas été vain, puisqu’à l’invasion de l’Artsakh (le nom arménien de la République du Haut-Karabagh) le 19 septembre 2023, alors que le livre arrivait dans les librairies, il a été possible de faire entendre dans les médias la voix de l’analyse et de la connaissance. Jusqu’au 7 octobre quand le Hamas a attaqué Israël par les actes terroristes que l’on connaît, le sujet a été présent dans l’espace public. Le fait de disposer d’une publication comme Arménie. Un génocide sans fin et le monde qui s’éteint, a été d’une aide précieuse. D’autant que le livre est très bien édité et volontairement proposé à un prix très abordable. L’effort d’explication a eu des effets certains, comme lorsque la ministre française des Affaires étrangères a admis le 4 octobre 2023 que la situation au Haut-Karabagh s’apparentait à un « nettoyage ethnique ». C’était qualifier plus justement l’invasion azerbaïdjanaise qui a effectivement abouti à un tel résultat radical. Il ne reste plus aucun Arménien des 120 000 qui peuplaient autrefois la République autonome.

J’ai pu développer à la faveur de la sollicitation des médias ma lecture des événements, en me fondant sur une projection dans la longue durée — un génocide sans fin — m’attachant aux événements immédiats et aux conséquences qu’impliquait un abandon des Arméniens à leur sort — le monde qui s’éteint. Ce sont les trois démarches du livre. Agir face à l’événement reste possible avec le pouvoir de la recherche historique et de la pensée philosophique et ce n’est pas totalement illusoire. C’est en tout cas ainsi que je conçois mon rôle, depuis plus de vingt lorsqu’ai j’ai débuté mes travaux sur la France et le monde face à l’extermination des Arméniens2.

Portrait d’un monde cassé

Sous la direction de Giuliano da Empoli.

Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.

En tant qu’historien, vous avez donc travaillé sur le génocide des Arméniens — il s’agit même de votre mémoire principal de HDR3 — dirigé une mission sur la recherche et l’enseignement des génocides et crimes de masse4, puis une commission de recherche sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsi qui ont toutes abouti à l’élaboration d’un rapport5. Fort de ce regard comparatif, pouvez-vous expliquer les spécificités du génocide des Arméniens perpétré pendant la Première Guerre mondiale ?

Les équipes auxquelles vous faites référence ont été constituées de chercheurs et d’historiens reconnus dans leur domaine, d’abord de grande extension pour la Mission génocide avec soixante-cinq historiens, chercheurs et chargés de mission (une formation très paritaire). Ensuite une équipe plus resserrée pour la Commission Rwanda, avec plusieurs spécialistes des génocides et d’autres reconnus pour l’histoire de l’administration civile et militaire, du pouvoir politique et des exécutifs, des archives d’État et de la documentation juridique. Mentionnons aussi que ces investissements de recherche collective se sont poursuivis, à travers un colloque de restitution et un ouvrage6 pour la Mission Génocides, pour la Commission Rwanda avec un colloque international sur le génocide perpétré sur les Tutsi du Rwanda comprenant deux sessions, l’une au Rwanda en septembre 2022, l’autre à Paris en septembre 2023 suivies de la mise en ligne de plus d’une centaine de communications écrites fin mars 20247, avec l’expérience inédite d’écriture partagée d’une histoire commune dans la livraison 2023 de la revue Le Genre humain8, avec de nouvelles rencontres scientifiques associant Ibuka-France, l’École normale supérieure pour certaines d’entre elles. La poursuite de la recherche a signifié aussi un retour vers la recherche individuelle, avec, trois ans après la conclusion du rapport de la Commission de recherche, la publication d’une étude sur La France face au génocide des Tutsi. Parallèle pourrait-on dire à l’ouvrage de 2015 sur le génocide des Arméniens, elle amplifie et précise encore les « responsabilités, lourdes et accablantes », des autorités françaises dans la catastrophe du dernier génocide du XXe siècle9.

Deux guerres très différentes se superposent. L’une à l’extérieur, l’autre à l’intérieur.

Vincent Duclert

Ce que nous apprennent tous ces travaux, ce sont, sur la base de la comparaison et de la connaissance acquise, une temporalité longue des génocides autant que des modes très spécifiques de commission du crime. La préparation d’une entreprise d’extermination d’un groupe humain destiné à la disparition totale, physique comme métaphysique est essentielle et elle explique la puissance quasi-invincible de la phase paroxystique — surtout lorsque celle-ci se déroule dans le contexte de guerre mondiale, à l’abri des frontières des État criminels. Deux guerres très différentes se superposent, une guerre contre l’ennemi extérieur, faite d’affrontements entre armées régulières ou irrégulières, de conquêtes ou de défaites territoriales, d’exactions aussi contre les civils, de pillages et de destructions. Et une guerre d’un tout autre type, d’extermination de l’ennemi intérieur, fondamental, existentiel, devant disparaître en totalité jusqu’aux preuves même de son existence sur terre afin de supprimer la menace totalement fantasmée que ces populations minoritaires et désarmées feraient courir à l’État totalitaire et à sa nation millénaire. Cette guerre absolue, imposant sa priorité sur les opérations de guerre extérieure, s’observe dans ses dimensions les plus extrêmes pour le génocide des Juifs d’Europe et aussi pour le génocide des Tutsi du Rwanda. Mais elle se valide avec la même évidence pour le génocide des Arméniens de l’Empire ottoman, réalisé en un laps de temps resserrée, en moins de deux ans, des premières semaines de 1915 à la fin de l’année 1916. Pour parvenir à cette efficacité meurtrière de la phase paroxystique, il est nécessaire d’avoir conditionné les victimes à la fin programmée afin de leur ôter toute capacité psychologique de résistance, et les bourreaux à la destruction d’un groupe déshumanisé, qui a perdu tout caractère d’humanité, réduit à l’état de microbes à éradiquer. Il est nécessaire également de créer des organes spécifiques de commandement et de réalisation de l’extermination, au sommet de l’État et s’imposant à tous ses échelons administratifs. Le comité central du parti des Jeunes Turcs et l’Organisation spéciale confèrent à la tyrannie unioniste les moyens les plus puissants dans son objectif d’anéantissement les Arméniens de l’Empire ottoman, ainsi que la minorité assyro-chaldéenne10.

La connaissance comparée des génocides oblige aussi à s’interroger sur l’après-coup, soit l’idéologie négationniste qui correspond à la continuation du génocide sous d’autres formes mais également une phase de parachèvement récemment étudiée par l’historien Raymond H. Kévorkian pour le régime kémaliste qui renverse le gouvernement ottoman libéral formé après l’armistice, reprenant à son compte le projet génocidaire11.

La connaissance comparée des génocides oblige aussi à s’interroger sur l’après-coup, soit l’idéologie négationniste qui correspond à la continuation du génocide sous d’autres formes.

Vincent Duclert

Comme la Shoah ou le génocide des Tutsi, le génocide des Arméniens s’inscrit dans un contexte de grandes violences et de massacres contre une minorité. Sous le règne d’Abdülhamid II (1876-1909), plus de 100 000 Arméniens sont ainsi tués en 1894 ou encore plus de 20 000 lors du massacre d’Adana en 1909. Les Arméniens étaient pourtant considérés comme la minorité la plus fidèle au sein de l’Empire ottoman au XIXe siècle. Comment s’est opéré ce sinistre tournant ?

On observe dans l’Empire une aggravation des violences contre les minorités chrétiennes et en premier lieu contre les Arméniens, la communauté non-musulmane la plus nombreuse — plus de deux millions de personnes à son apogée —, la plus fidèle au pouvoir et à sa patrie à laquelle ils sont très attachés, participant à sa richesse et à son rayonnement, mais aussi la plus convoitée pour le bien de certains de ses membres et enfin la plus vulnérable. Si elle est protégée en théorie dans le cadre d’accords internationaux (dont le traité de Berlin), elle est rarement soutenue de fait par les puissances européennes. L’avenir dans l’Empire ottoman s’assombrit pour les Arméniens qui ne disposent pas, comme les Grecs depuis la guerre d’indépendance, d’une base politico-territoriale. Les Arméniens sont seuls, et ne forment pas une nation politique en ce sens que les Arméniens de l’Empire russe et de l’Empire perse sont fidèles eux aussi à leur souverain. L’agitation politique qui traverse les Arméniens ottomans porte sur l’évolution de l’Empire afin de donner à cette minorité plus de garantie comme à tout autre citoyen. À la fin du XIXe siècle, les Arméniens luttent pour la démocratisation de l’Empire, pour les libertés et les lumières, ils s’opposent aux persécutions dont ils font l’objet, celles-ci étant organisées et encouragées par le régime et son administration. La haine sociale et religieuse est promue contre les Arméniens, elle se mue progressivement en haine raciale et existentielle, alimentée par les conséquences de défaites de l’Empire dans les provinces européennes dont les guerres balkaniques. C’est ainsi que les massacres déclenchés en 1894 dans les provinces à majorité arménienne de l’Est, surnommée la « Grande Arménie » à l’inverse de la « Petite Arménie » en Cilicie sur les bords de la Méditerranée prennent un caractère massif, systématique, effrayant. Le député Denys Cochin évoque à la Chambre, à Paris, des « grands massacres » et Jaurès annonce à la même tribune, visionnaire, qu’une « guerre d’extermination a commencé contre les Arméniens »12. Effectivement, les informations en provenance de l’Empire, avec des tueries qui s’étendent à la capitale Constantinople, montrent un franchissement de seuil jamais observé. Très organisés, réalisés par les régiments personnels du sultan Abdul Hamid II (la cavalerie kurde), entraînant la mort de la totalité du groupe et non les hommes susceptibles de représenter une menace pour le pouvoir, avec des pratiques effrayantes d’assassinats, de viols, et mutilations, répandant la terreur et la ruine sur d’immenses territoires autrefois prospères, les « grands massacres » ont un caractère génocidaire que l’on peut déduire des informations existantes, notamment en provenance des consuls, des congrégations, des reporters… et des analyses d’historiens contemporains des faits, pour certains présents sur le terrain des crimes13.

La haine sociale et religieuse est promue contre les Arméniens, elle se mue progressivement en haine raciale et existentielle, alimentée par les conséquences de défaites de l’Empire dans les provinces européennes dont les guerres balkaniques.

Vincent Duclert

Les guerres balkaniques conduisent les dirigeants ottomans à se tourner davantage vers l’Est, et notamment l’Asie Mineure alors que les Jeunes Turcs souhaitent forger un État turco-musulman. Talaat Pacha apparaît ici comme l’architecte du génocide en 191514 qui, en quelques mois, provoque la mort de 1,3 millions d’Arméniens et d’Assyriens. Si la Grande Guerre a participé à créer un contexte favorable à l’élimination systématique, on devine une importante préparation en amont pour arriver à un tel bilan macabre ?

Attribuer à ces événements de « grands massacres » un caractère génocidaire ne relève pas d’une reconstruction rétrospective compte tenu du paroxysme de la destruction en 1915-1916. Une tyrannie d’État, celle organisée autour du sultan et de son palais du Yildiz, est responsable de cette phase de destruction qui, non seulement entraîna la mort de plus de 100 000 Arméniens, mais brisa en eux la foi dans l’avenir et la capacité de résister à la persécution. 

Ils se vivent comme des condamnés en sursis, leur disparition devenant fatale avec les théories racialistes, le darwinisme social, l’ultranationalisme politique qui ne définissent pas seulement la tyrannie hamidienne mais bientôt la révolution jeune-turque. Celle-ci ordonne le grand massacre d’Adana et de Cilicie qui avaient échappé à la destruction en 1894-1896. Se radicalisant à marche forcée, les Jeunes-Turcs bâtissent un régime de dictature moderne qui possède de nombreux caractères totalitaires. Les Arméniens deviennent l’ennemi les plus menaçant d’un État-nation, obstacle à des formes de régénération millénariste et à la suprématie d’une race turque inventée et fantasmée. 

Les « grands massacres » et ceux de Cilicie constituent effectivement des étapes clefs dans le processus génocidaire expliquant la phase paroxystique de 1915-1916. Les récuser, c’est se rendre incapable de penser et comprendre le génocide des Arméniens. Celui-ci s’explique aussi par la guerre mondiale, mais en 1914 tout est prêt pour l’extermination complète des Arméniens de l’Empire. La guerre permet l’union sacrée contre l’ennemi — à commencer par l’ennemi intérieur sur qui il est aisé de remporter d’écrasantes victoires. La radicalisation du pouvoir unioniste, la militarisation de la société, la fermeture des frontières, l’expulsion des diplomates et des reporters, permettent une plus facile commission du crime que les Alliés constatent le 24 mai 1915, un mois après le déclenchement de la destruction des Arméniens. C’est la première fois qu’est officiellement reconnue la perpétration d’un crime contre l’humanité. Mais ni la législation internationale ni des cours de justice ne peuvent en être saisis : elles n’existent pas encore, et elles n’existeront pas avant deux décennies, au lendemain de la Shoah et longtemps pour des tribunaux internationaux chargés de juger des crimes de génocide — le TPIR le 8 novembre 1994 pour l’extermination des Tutsi.

Se radicalisant à marche forcée, les Jeunes-Turcs bâtissent un régime de dictature moderne qui possède de nombreux caractères totalitaires.

Vincent Duclert

Les recherches de l’historien Hans-Lukas Kieser, dont l’exceptionnelle biographie de l’architecte en chef du génocide de 1915 traduite en français en 202315, ont permis d’avancer dans la compréhension de la centralité du programme d’extermination comme les travaux de l’historien Taner Akçam ont démontré l’intentionnalité et la réalisation16, ainsi que le transfert des agents génocidaires de la dictature unioniste vers le pouvoir kémaliste triomphant en 192317.

L’écrasement des Arméniens se réalise aussi dans l’ancien Empire russe passé sous domination des bolcheviques. Ces derniers font alliance avec les kémalistes pour vaincre la jeune République indépendante d’Arménie née dans le Caucase, peuplée en partie de rescapés du génocide des Arméniens ottomans. Par le traité d’Alexandropol du 18 décembre 1920, elle concède sa défaite et elle est contrainte de renoncer au traité de Sèvres et perd d’importants territoires en Arménie anatolienne (Kars, Ardahan, le Mont Ararat). En Azerbaïdjan, jeune République contrôlée par des agents unionistes, née des ruines des Empires perse et russe dans un projet fortement pan-turquiste, les pogromes se multiplient contre les communautés arméniennes comme à Bakou et à Chouchi dans le Haut-Karabagh. Cette enclave à forte population arménienne est intégrée au territoire de l’Azerbaïdjan comme celle du Nakhitchevan au sud de l’Arménie. Le sort des Arméniens va se révéler très critique durant des décennies, victimes d’épuration ethnique de la part de la dictature d’Aliev père puis du fils. 

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, ce génocide est passé sous silence et vous dites que « les Arméniens sont sacrifiés à l’ordre international d’après-guerre »18. Aucun acteur de poids ne souhaite mettre sur le devant de la scène ce qu’il vient de se passer ?

La conscience du crime de génocide — même si le terme n’est forgé par Raphael Lemkin qu’en 1944 avec la parution de son ouvrage majeur sur la question19 — est réelle chez les Alliés vainqueurs des unionistes. Le traité de Sèvres comprend d’importantes dispositions visant à punir, par une justice internationale qui doit être créée, les auteurs du crime, et à, protéger les rescapés en leur accordant la protection d’État souverain en Anatolie. Mais la croisade kémaliste et les premières victoires militaires de Mustafa Kemal sur les forces alliées amènent les puissances européennes à renoncer à l’application de Sèvres et à faire alliance avec le mouvement national turc. La France est en pointe dans l’abandon des Arméniens puisqu’elle cède, par le traité d’Angora du 20 octobre 1921, la Cilicie qu’elle avait reçue comme mandat — de même que la Syrie — peuplée de nombreux rescapés livrés alors aux forces turques. Le traité de Lausanne qui acte la victoire des kémalistes, la fin des projets de Sèvres et l’État-nation turque nient la disparition des deux millions d’Arméniens de l’Empire ottoman. Ne subsistent dans la Turquie nouvelle que quelques dizaines de milliers à Constantinople et dans le sud-est, dans le massif du Dersim — où ils sont anéantis à l’arme lourde et par l’aviation turque en 1937-1938, avec les Kurdes alévis qui les avaient protégés durant le génocide de 1915.

La France est en pointe dans l’abandon des Arméniens puisqu’elle cède, par le traité d’Angora du 20 octobre 1921, la Cilicie qu’elle avait reçue comme mandat — de même que la Syrie — peuplée de nombreux rescapés livrés alors aux forces turques.

Vincent Duclert

La politique des Alliés d’abandon des Arméniens et d’alliance avec le régime kémaliste aboutit à l’impunité pour les criminels. Les quelques fenêtres, par lesquelles des cours de justice ou des procédures pénales avaient été ouvertes, se referment20. Une caution internationale est accordée à un régime non seulement négationniste mais de plus responsable du parachèvement du génocide et s’en prévalant même. Ce « justificationnisme » pour reprendre l’expression de l’historien Stephan Ihrig21 est partagé avec l’Allemagne hitlérienne qui commémore avec faste le dixième anniversaire de la naissance de la Turquie nouvelle le 29 octobre 193322.

Traversons le siècle pour en venir à la situation du Haut-Karabagh en 2024. Le conflit actuel est de haute-intensité et se passe dans un silence terrible puisque les Arméniens ne reçoivent aucun soutien, au-delà de rassemblements, de la part de l’Occident. Or, pour vous et bien d’autres observateurs23, l’entreprise génocidaire ouverte en 1915 se poursuit actuellement au Haut-Karabagh24. Vous n’hésitez pas d’ailleurs à alerter sur une disparition possible de l’Arménie25. Dans quelle mesure, les événements actuels relèvent-ils de la Convention des Nations Unies du 9 décembre 1948 ?

Mon livre s’emploie à démontrer cette poursuite de l’entreprise génocidaire qui s’est exprimé dans le parachèvement de 1919-1923, dans l’anéantissement du Dersim, et au travers également du renforcement de l’idéologie génocidaire avec le discours d’État associant le justificationnisme et le négationnisme. Les Arméniens continuent de demeurer une race maudite et vilipendée en Turquie, et les quelques évolutions libérales (fin des années 1980, début de l’ère Erdogan) se sont rapidement refermées. Précédant le retour à l’indépendance de la République d’Arménie avec l’effondrement du bloc soviétique (septembre 1991), des pogroms anti-arméniens ensanglantent l’Azerbaïdjan dont celui de Soumgaït dans la banlieue de Bakou en février 199826. Au même moment, les populations arméniennes de l’enclave du Haut-Karabagh sont elles aussi menacées des mêmes crimes. Elles parviennent, avec le soutien de la République, à repousser les Azerbaïdjanais et même à remporter une victoire inattendue qui résulte de la volonté commune de ne pas périr. Le Haut-Karabagh est désormais relié à l’Arménie par un continuum territorial d’où les habitants non arméniens sont expulsés. Une République autonome est proclamée, sans aucune reconnaissance internationale mais avec des institutions souveraines. Isolés et très enclavés, les habitants de l’Artsakh, le nom arménien du Haut-Karabagh, dépendent essentiellement du soutien de la République d’Arménie qui n’accède à la démocratie qu’en 2018 avec la « révolution de velours » portée par l’actuel Premier ministre Nikol Pachinian. Il accède à la tête d’un pays miné par la corruption, incapable de se projeter au-delà du statu quo en Artsakh, s’illusionnant sur la relation avec la Russie qui affirme vouloir garantir ses frontières et son intégrité territoriale. 

Le déclenchement de l’offensive turco-azerbaïdjanaise le 27 septembre 2020 tourne rapidement au désavantage des forces arméniennes qui paient un lourd tribut à la défaite. Des crimes de guerre sont commis par les agresseurs sur les militaires comme sur les civils. La Russie ne se décide à imposer un cessez-le-feu que le 9 novembre, et l’accord signé le lendemain entérine la restitution à l’Azerbaïdjan de tous les territoires perdus en 1994 mais aussi l’amputation du Haut-Karabagh dont la capitale historique de Chouchi. On ne peut réduire cette guerre à un seul conflit territorial par lequel l’Azerbaïdjan recouvrirait sa souveraineté sur une enclave dont le sort avait été fixé par le commissaire aux nationalités Joseph Staline en 1923. D’autres intentions nourrissaient l’offensive conjointe de la Turquie et de l’Azerbaïdjan — deux États négationnistes avec de forts héritages unionistes. Les déclarations saluant la victoire dans la guerre des « quarante-quatre jours » sont sans ambiguïté. Le président Aliev s’est réjoui publiquement d’avoir repoussé les « chiens arméniens », tandis que le président Erdogan s’est félicité dans un discours à Bakou que « l’âme d’Enver Pacha » serait « comblée » — l’ancien ministre de la guerre, l’un des principaux instigateurs du génocide arménien dans l’Empire Ottoman.

Après le 10 novembre 2020, la République autonome du Haut-Karabagh est contrainte de se dissoudre, et la République d’Arménie se remet difficilement de sa défaite d’autant que des attaques répétées visent sa frontière. De plus, elle craint une offensive sur le Syunik par laquelle l’Azerbaïdjan réaliserait une continuité territoriale avec le Nakhitchevan. L’Arménie serait alors coupée en eux, et plus vulnérable encore à des Etats agresseurs. En refusant de reconnaître le génocide des Arméniens, en dénonçant ceux qui défendent le droit à la vérité, la Turquie persiste dans l’idéologie génocidaire. L’Azerbaïdjan s’applique quant à elle à dénier toute existence à l’Arménie dont les territoires lui appartiendraient, historiquement et géographiquement.

Le président Aliev s’est réjoui publiquement d’avoir repoussé les « chiens arméniens », tandis que le président Erdogan s’est félicité dans un discours à Bakou que « l’âme d’Enver Pacha » — l’un des principaux instigateurs du génocide arménien — serait « comblée ».

Vincent Duclert

Le cessez-le-feu et la garantie russe se maintiennent deux ans. La fermeture du corridor de Latchine décrétée unilatéralement par l’Azerbaïdjan le 12 décembre 2022, en violation de l’accord du 12 novembre, impose un blocus au Haut-Karabagh, qui deviendra intégral le 11 juillet 2023. Aucun convoi de nourriture et de médicaments ne ravitaille les habitants qui sont alors soumis à une famine intentionnelle. L’issue ne peut être que leur agonie et leur mort. Ce type d’action exercée contre un groupe humain relève d’un acte de génocide perpétré par un État négationniste aux moyens de terreur illimités comme l’ont démontré les crimes de guerre en 2020. L’article II de la Convention des Nations Unies pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948 autorise en effet de qualifier de génocide une telle situation faite à un groupe « ennemisé » pour son origine religieuse, raciale ou nationale. Les alinéas b et c sont explicites à ce sujet :

« b) Atteinte grave à l’intégrité́ physique ou mentale de membres du groupe ;
c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle. » 

Dans notre livre achevé dans les premiers jours de septembre 2023, donc avant l’invasion finale du 19 septembre entraînant la fin de l’Artsakh, nous écrivions :

« Coupés du monde par la fermeture du seul corridor qui relie l’Artsakh à l’Arménie, les cent vingt mille Arméniens demeurant au Haut-Karabagh sont désormais en danger de mort, condamné à brève échéance à périr dans les atroces tortures de la famine. Nous n’hésitons pas l’écrire, l’offensive turco-azerbaïdjanaise réactive une guerre d’extermination contre les Arméniens, conduite par deux États, il faut s’en souvenir, qui soumettent leur identité historique à la négation du génocide de 1915 et à son parachèvement dans les années de sortie de guerre. Ce qui se joue avec la guerre déclenchée le 27 septembre 2020 et l’internement des Artsakhiotes, dans leur patrie transformée en mouroir, n’est que la continuation sous d’autres formes du génocide perpétré contre les Arméniens ottomans, lui-même précédé de grands massacres à haute intensité dans l’Empire ottoman au tournant du siècle. C’est un génocide sans fin qui se perpétue. » 

L’article II de la Convention nous autorisait à produire cette analyse, considérant la définition juridique du crime de génocide fondée sur la reconnaissance de cas historiques. La destruction par la faim a été une arme des nazis pour la réalisation de la « solution finale de la question juive », articulée aux tueries massives sur le front de l’Est et à l’usage des unités combinées, chambres à gaz et fours crématoires, dans les centres de mise à mort. La famine a été le moyen central de la liquidation des Juifs enfermés dans les ghettos de l’Est. Elle a été appliquée lors du transfert des Juifs de l’Ouest de l’Europe vers les centres de mise à mort, comme durant les « marches de la mort » à la fin de la guerre, expliquant la très haute mortalité chez les victimes de la déportation stricto sensu — laquelle est partie-prenante, structurellement, de l’extermination. Le même procédé, la même intention sont observés sur les routes de la déportation des Arméniens de l’Empire ottoman. L’extermination des populations d’Ukraine par l’Holodomor stalinien constitue elle aussi un exemple de l’arme de la faim massivement utilisé dans l’accomplissement d’un génocide. Analysant la destruction des populations bosno-musulmane de l’enclave de Srebrenica durant la guerre en ex-Yougoslavie, la Cour pénale internationale (CPI) a réaffirmé que la « privation de nourriture, de soins médicaux, d’abri ou de vêtements » constitue un génocide au sens de l’article II.c de la Convention du 9 décembre 1948.

Que les Arméniens de l’enclave, conduits à la mort par la famine organisée, ne soient que 120 000, comparés au plus d’1,5 million d’Arméniens décimés entre 1915 et 1923, aux 5 millions de Juifs d’Europe disparus dans la Shoah et au million de Tutsi massacrés en 1994, ne modifie pas le caractère génocidaire de la politique du pouvoir azerbaïdjanais. C’est l’intention de détruire tout ou partie un groupe humain défini, et la mise en œuvre de cette décision, qui attestent, depuis le 9 décembre 1948, de la réalité́ d’un génocide. La Convention fait dès lors obligation au monde de le dénoncer, de le condamner et de s’y opposer.

Les Azerbaïdjanais, alliés à la Turquie, n’ont pas eu probablement l’intention de faire périr l’intégralité de la population arménienne du Haut-Karabagh. Mais on pouvait légitimement s’en inquiéter, avec le premier mort de faim signalé le 15 août 2023 parmi les habitants soumis au blocus azerbaïdjanais. Le 7 août précédent, l’ancien premier procureur de la Cour pénale internationale (CPI) fondée à juger des crimes de génocides remettait un rapport indépendant27. L’auteur est un personnage complexe dont la réputation a été entachée de scandale. Toutefois l’analyse est fondée. Le rapport de Luis Moreno-Ocampo constate un génocide en cours contre les Arméniens du Haut-Karabagh déclenché par le blocage du corridor de Latchine. Se référant à l’article II.c de la Convention, le rapport indépendant statue en premier lieu sur le fait de ce « génocide en cours »28, sur la possibilité d’enquêter en direction des responsables azerbaïdjanais de ce génocide, enfin sur les moyens d’empêcher la destruction finale du groupe arménien du Haut-Karabagh. 

Pour l’Azerbaïdjan, le départ en masse des Arméniens équivaut à un nettoyage ethnique parfaitement réussi puisqu’il n’y a eu, dans les jours qui ont suivi le 19 septembre, aucune contrainte ni déportation forcée.

Vincent Duclert

Dans un entretien au journal Libération le 23 août 2023, Luis Moreno-Ocampo insiste sur la paternité de l’Azerbaïdjan dans la commission du crime. L’intention d’affamer une population ciblée pour son origine et son identité suffit à caractériser un acte génocidaire. « Le fait que l’Azerbaïdjan ait refusé de lever le blocage du corridor après l’injonction de la CPI est un indicateur clair de cette intention », et la famine, explique-t-il dans son rapport, est « l’arme invisible du génocide »29. À la question posée des voix si faibles pour défendre les Arméniens, le magistrat rappelle que « le but de la Convention sur le génocide est de punir les génocidaires mais aussi et surtout d’empêcher un génocide de se produire », ajoutant : 

« Donc même s’il y avait un doute, même si je me trompais, la communauté internationale a le droit et le devoir d’agir. Le problème est que les États craignent ce mot de génocide. Samantha Power l’a bien montré avec son livre « A Problem From Hell », qui étudie la manière dont les États-Unis ont toujours