*Les fonds marins, théâtre d’une nouvelle conflictualité inter-étatique?*, Florian Manet (II/II)

(cont.)

III. Le défi de la protection des infrastructures critiques maritimes dans le contexte de guerre haute intensité ou retour en force de la thalassopolitique ?

Le contexte géo-stratégique semble s’orienter durablement sur une polarisation des relations internationales, laissant peu d’espace à une troisième voie. De manière très concrète, cela se traduit par un recours à la force armée comme outil de résolution des conflit et une militarisation multi-champs, multi-domaines. A ce titre, et dans le contexte de maritimisation des économies, les infrastructures critiques maritimes apparaissent comme des centres de gravité stratégiques qui conditionnent la résilience d’un État ou d’une alliance. Elles font l’objet d’un regain d’intérêt des États comme en témoigne un foisonnement doctrinal inédit (A). De plus, cette situation nouvelle recentre l’État sur sa mission de protection de ses propres intérêts dans une thalassopolitique renouvelée, miroir de ses ambitions et de ses moyens (B).

A. Un foisonnement inédit de doctrines en lien avec les fonds marins et de développements technologiques

La période actuelle est fertile en multiples réflexions et propose de nombreuses mesures destinées à diminuer le risque d’atteintes aux infrastructures critiques maritimes. Des études et recherches scientifiques préparent des efforts doctrinaires et invitent au développement de technologies de rupture afin de sécuriser ces infrastructures, certes, difficiles d’accès mais, ô combien, vitales.

La Francea rendu public la stratégie ministérielle de maitrise des grands fonds marins [30] en février 2022, combinant une dimension militaire et économique. Cette stratégie se fonde sur un double constat :

. les activités étatiques et économiques se développent dans les fonds marins,

. la protection de nos intérêts stratégiques et la liberté d’action de nos forces pourraient être contestées.

Désireuse de consolider l’autonomie stratégique tout en saisissant les opportunités liées à cet espace de compétition, la France développe une feuille de route dont les éléments principaux sont énoncés ci-après :

. intégrer la maitrise des fonds dans la stratégie de défense au travers des Opérations de Maitrise des Fonds Marins (OMFM) [31],

. définir une gouvernance interministérielle basée sur un groupe de travail multidisciplinaire,

. préparer les capacités de maitrise des fonds marins en cohérence avec les programmes d’armement existants ou prévus [32],

. intégrer cette stratégie au sein d’une dynamique interministérielle portée par la Stratégie nationale d’exploration et d’exploitation des ressources minérales dans les grands fonds marins de 2020 et l’objectif 10 du plan d’investissement « France 2030 ».

Le Royaume-Uni renforce sa flotte hydrographique par la mise en service de deux frégates multi-rôles en janvier 2023 et par des projets d’acquisition de drones sous-marins. Les missions opérationnelles sont axées, principalement, sur la surveillance des infrastructures critiques sous-marines, scellant simultanément un partenariat stratégique avec la Norvège.

Par ailleurs, les États-Unis d’Amérique investissent massivement le champs de la recherche scientifique et du développement de technologies de rupture ou émergentes telles le positionnement géographique ainsi qu’un réseau de senseurs et de capteurs dédiés aux grandes profondeurs associés à une flotte de navires autonomes pilotée à base d’intelligence artificielle.

Les organisations internationales se sont aussi saisies des enjeux des infrastructures critiques.

Avant le sabotage des gazoducs Nord Stream 1 et 2, l’Union européenne s’est emparée de ce sujet au travers d’un rapport publié par le Parlement européen en juin 2022. Il est intitulé « Conséquences pour l’UE des atteintes à la sécurité des câbles de communication et infrastructures sous-marines [33] ». Ce document suggère une meilleure coordination dans la protection et la surveillance des réseaux immergés et le développement de solutions technologiques. En mars 2023, la Stratégie européenne de sûreté maritime [34] est réévaluée à la lumière des dernières attaques en mer Baltique. Des partenariats stratégiques [35] sont alors noués avec l’OTAN en matière de protection d’infrastructures critiques, sans se limiter exclusivement au domaine maritime.

De plus, l’OTAN a renforcé ses missions de surveillance des espaces maritimes de la mer du Nord et de la mer Baltique sans négliger la mer Méditerranée. La coordination générale est confiée au commandement maritime de l’OTAN ou MARCOM [36] basé à Northwood au Royaume-Uni. Un centre dédié à la sécurité des infrastructures critiques sous-marines a été, en outre, intégré à MARCOM à la suite du sommet l’OTAN organisé à Vilnius les 11 et 12 juillet 2023. Des nations alliées prêtent leur concours à l’image du Corps d’auto-défense japonais et de l’Australie qui ont pris part à l’opération de l’OTAN Sea Guardian en octobre 2022. De même, l’OTAN encourage le partenariat public-privé en créant « un réseau rassemblant l’OTAN, les Alliés, le secteur privé et d’autres acteurs concernés qui permettra d’améliorer le partage de l’information et l’échange de bonnes pratiques » [37].

B. Les États recentrés sur la mission organique de protection des intérêts vitaux ?

Les infrastructures critiques maritimes délivrant des services essentiels relatifs aux communications, à l’énergie, à la fourniture de matières premières... relèvent d’acteurs privés qui assument in fine une mission de service public et concourent activement à la résilience de l’État et des populations. C’est précisément un point commun majeur qui les relient toutes entre elles. Cette situation singulière oblige l’État à assurer la protection de ces activités essentielles. Car ces dernières garantissent directement la défense de ses propres intérêts.

Cette tendance lourde semble irréversible tant la numérisation croissante de l’économie associée aux exigences de la transition climatique se traduisent par une exploitation accrue des potentialités offertes par les espaces maritimes. Néanmoins, au vue du contexte géo-stratégique actuel qui désigne ces infrastructures critiques comme des objectifs militaires, les projets de création de nouvelles connexions numériques sous-marines ou d’installations offshore produisant des énergies marines renouvelables sont susceptibles d’être réévalués. S’inscrivant sur des cycles de conception et de production supérieure à 25 ans, ces projets de grande envergure supposent des investissements conséquents, des autorisations préalables d’acteurs étatiques variés et des défis technologiques. Ainsi, l’exemple du projet Xlinks opéré par des acteurs privés britanniques est illustratif des enjeux. Il s’agit de fournir de l’électricité sûre, fiable et durable à 8 % des foyers britanniques. Conforme aux engagements du gouvernement en matière de développement durable, cette électricité verte sera produite au Maroc [38] à la fois mixant des énergies éoliennes comme solaires. Avant d’être distribuée, elle sera transportée par câbles sous-marins sur plus de 3800 kilomètres à travers l’océan Atlantique.

L’enjeu de protection et de surveillance de ce réseau de transport d’énergie posé connaît une acuité renouvelée depuis la relance le 24 février 2022 du conflit russo-ukrainien. Quels en seront les impacts ? Comment anticiper les évolutions géo-stratégiques dans un projet intercontinental à proximité de chokepoints internationaux ? Les investissements particulièrement conséquents sont très régulièrement assumés par des consortiums internationaux à l’image du câble « Amitié ». Celui-ci est constitué de Facebook, Microsoft, Aqua Comms et Vodaphone avec lequel Orange a signé un partenariat.

Carte des réseaux de câbles sous-marins dans l’espace Balte et ses abords
Copyright : TeleGeography (Attribution-ShareAlike 4.0 International (CC BY-SA4.0)

Pour ce faire, les organisations internationales comme les États émettent des normes, des obligations afin de sécuriser ces activités essentielles. Le maritime donne, à ce titre, une illustration concrète des efforts déployés. Véritable clé de voute, le code ISPS (International Ship and Port Facility Security) est l’instrument réglementaire en matière de sûreté maritime. Il dispose que « l’évaluation de la sûreté du navire devrait porter sur (…) les systèmes de radio et télécommunications, y compris les systèmes et réseaux informatiques ». Il impose, néanmoins, un plan de sûreté du navire comportant une cartographie logicielle et matérielle du navire, la définition des éléments sensibles et la gestion des vulnérabilités du système. En 2017, l’Organisation Maritime Internationale émet des directives [39] sur la gestion des cyber-risques maritimes dans le sens d’une meilleure protection du transport maritime. Elle impose sous échéance la mise en conformité des systèmes de gestion de la sécurité [40] aux cyber-menaces. Enfin, la directive européenne NIS [41] prévoit la mise en œuvre de mesures destinées à assurer un niveau élevé et commun de sécurité des réseaux et systèmes d’information au sein de l’UE. Transposée en 2018 en droit français, elle identifie comme Opérateur de Services Essentiels les compagnies de transports maritimes et les gestionnaires de ports soumis à des mesures techniques et organisationnelles contre les cyber-risques.

*

En conclusion, matérialisée par le conflit russo-ukrainien et ré-affirmée au Proche-Orient depuis l’attaque par le Hamas d’Israël, la nouvelle donne stratégique a des incidences directes et immédiates sur les politiques de défense des États, contraints d’adapter la protection de leurs intérêts majeurs. La maritimisation des modes de vie conjuguées à la digitalisation des économies et aux objectifs de transition énergétique ont dessiné, notamment, une géopolitique énergétique et numérique qui est questionnée aujourd’hui. En effet, ces dynamiques reposent sur des réalisations industrielles à l’image des câbles sous-marins (énergie, télécommunication), des plates-formes d’extraction de matières premières (hydrocarbures, terres rares...) mais aussi les projets d’envergure des îles énergétiques artificielles. Ces infrastructures critiques sous-marines et maritimes sont devenues des centres de gravité stratégiques qui conditionnent la résilience des États. Transparentes pour l’usager, elles constituent, néanmoins, selon les points de vue, soit des vulnérabilités soit des cibles d’intérêt dans la perspective d’une guerre totale ou guerre d’attrition.

Le sabotage de Nord Stream 1 et 2 a remis en cause l’ordre international existant. Parmi d’autres enseignements, il a placé au centre des débats notre organisation socio-économique et, singulièrement, notre rapport à la mer. En ce sens, cet acte de sabotage renforce l’État dans sa fonction première de protection de ses intérêts vitaux et de disponibilité des fonctions et services essentiels. Qui sont en très grande partie tributaires des espaces océaniques. La thalassopolitique offre ainsi aux observateurs comme aux décideurs une opportunité d’adopter un point de vue fertile pour mieux appréhender la complexité du monde et des relations internationales.

Copyright Novembre 2023-Manet/Diploweb.com


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[1John Watkins BRETT, à bord du remorqueur GOLIATH, pose le premier câble entre le cap Gris nez, en France, et la cap Southerland au Royaume-Uni. L’émission dura 11 minutes avant que le câble ne se rompt en divers endroits.

[2La réalisation des batteries de stockage d’énergie réclame du magnésium, du cobalt ou encore du nickel. Ces matières sont présentes dans des enrochements. Ainsi, la zone de Clarion-Clipperton - allant du Mexique à Hawaï- regorgerait de 6 fois plus de cobalt et de trois fois plus de nickel que l’ensemble des réserves connues au monde.

[3Le gazoduc Franpipe fonctionne depuis 1988. Long de 840 kilomètres, il relie la plate-forme de Draupner dans les eaux territoriales de la Suède au terminal gazier de Dunkerque.

[4Thalassocratie criminelle et sécurisation des approvisionnements stratégiques, Florian MANET, in Sécurisation des infrastructures vitales, Mare et Martin, novembre 2020

[6Le FPSO (Floating Production Storage and Offloding) ICHTYS VENTURER est amarré à 250 mètres de profondeur et à plus de 220 kilomètres des côtes, dans la Zone Économique Exclusive australienne. https://www.offshore-mag.com/field-development/article/16799853/ichthys-lng-fpso-in-place-offshore-australia

[7Cet acronyme désigne les quatre grandes entreprises du web chinois, à savoir Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi.

[8Article 55 et suivants de la CNUDM

[9Article 56 de la CNUDM

[10Articles 58 et 112, CNUDM

[11Voir décision de la Commission des limites du plateau continental, consulté le 23/10/24, 2020_03_04_COM_SUMREC_FRA2.pdf

[12Cette convention est dédiée à la prévention et à la répression des rejets volontaires en mer par des navires ou des plates-formes offshore, que la cause soit accidentelle ou liée à l’exploitation. Elle a été adoptée en 1973 et enrichie de protocoles additionnels (en 1978 et 1997) , https://www.imo.org/fr/about/Conventions/Pages/International-Convention-for-the-Prevention-of-Pollution-from-Ships-(MARPOL).aspx

[13Ou Suppression of Unlawful Acts against the Safety of Navigation (dite SUA). Elle a été signée le 10 mars 1988 et ratifiée le 1 er mars 1992. Elle fait suite à un acte de terrorisme commis à bord du navire à passagers ACHILLE LAURO 1985 au large d’Alexandrie. Ce navire a été détourné et un passager de nationalité américaine a été tué sur fonds du conflit israélo-palestinien. Elle a été enrichie par le protocole pour la répression d’actes illicites contre la sécurité des plates formes fixes situées sur le plateau continental.

[14Protecting critical maritime infrastructure – the role of technology, 032 STC 23 E rev.2 fin – 7 octobre 2023

[15POLÉRE, Pascal « Sûreté maritime : bilan et perspectives du code ISPS », DMF, 2006, p.66

[16Règlement européen n° 725/2004 reprenant le Code ISPS

[18Le 26 décembre 2006, un tremblement de terre de magnitude 7 sur l’échelle de Richter secoue Taïwan. L’épicentre est localisé dans le détroit de Luçon par lequel transitent l’ensemble du réseau de câbles qui relie l’île et une partie de l’Asie du Sud-Est avec le reste du monde. L’ensemble des communications ont été très perturbés, 50 jours ayant été nécessaires pour rendre opérant cette infrastructure.

[19En juillet 2017, la Somalie a été isolée du reste du monde après qu’un porte-conteneurs coupe l’Eastern Africa Submarine System (EASSy), unique câble du pays. Les pertes quotidiennes ont été évaluées à 9 millions d’euros par jour soit la moitié du PIB journalier de la Somalie.

[20Ouvert le 11 décembre 2019, le gazoduc BALTICCONNECTOR approvisionne en gaz la Finlande depuis l’Estonie. Il permet à la Finlande d’accéder au stockage de gaz naturel d’Incukalns en Lettonie. Le gazoduc comprend trois tronçons : 22 km sur le sol finlandais, 80 km en mer et 50 km sur le sol estonien. Dans le même temps, un câble de communication a été endommagé entre la Suède et l’Estonie.

[22Voir Security Threats to undersea communications cables and infrastructure- conséquences for the EU, DG for External Policies, juin 2022,

[23Communiqué du sommet de l’OTAN de VILNIUS, https://www.nato.int/cps/fr/natohq/official_texts_217320.htm, consulté le 26/10/23.

[24Voir Australia’s Trade and the Threat of Autonomous Uncrewed Underwater Vehicles, RMIT University, disponible https://www.rmit.edu.au/research/centres-collaborations/cyber-security-research-innovation/autonomous-uncrewed-underwater-vehicles, consulté le 26/10/2023

[25Pourraient être visé en priorité les chokepoint. L’agence américaine pour l’énergie (EIA) définit ainsi le chokepoint : «  narrow channels along widely used global sea routes  ». Voir MANET, Florian, 17/09/21,https://www.diploweb.com/Pourquoi-le-detroit-d-Ormuz-est-il-un-symbole-des-enjeux-contemporains-de-la-maritimisation-de-nos.html

[26La marétique, un enjeu essentiel pour l’humanité ? Florian MANET, in Cybercercle Collection, décembre 2020

[27Industrie 4.0, cheval de Troie de la cybersécurité intégrée au sein de l’aéronautique ? Une opportunité historique à saisir, Florian MANET, in Cybercercle Collection, juillet 2022

[28Technique d’attaque courante de la cybercriminalité, le rançongiciel ou ransomware consiste en l’envoi à la victime d’un logiciel malveillant qui chiffre l’ensemble de ses données et lui demande une rançon en échange du mot de passe de déchiffrement. https://www.ssi.gouv.fr/entreprise/principales-menaces/cybercriminalite/rancongiciel/

[29Consultation du site de Naval Dome, http:// navaldome.com/

[31Ces OMFM se définissent comme « l’ensemble des opérations conduites vers, depuis et sur les fonds marins et associant des systèmes pouvant opérer de manière autonome ou en réseau. Le spectre des OMFM s’étend des opérations hydro-océanograhiques à des opérations d’intervention et d’action sous la mer, en passant par des missions de surveillance.

[32Comme les Capacités hydrographique et océaniques du Futur (CHOF), Système de Lutte Anti-mines du Futur (SLAMF) ou encore les premiers drones (AUV) et robots (ROV) pouvant opérer jusqu’à 6 000 mètres.

[33BUEGER, Christian, LIEBTRAU, Tobias et FRANKEN, Jonas, http://europarl.europa.eu/Regdata/etudes/IDAN/2022/702557/EXPO_IDA(2022)702557_EN.pdf

[35Une Task Force UE – OTAN dédiée à la résilience des infrastructures critiques est créée le 16 mars 2023.

[37Communiqué du sommet de l’OTAN de VILNIUS, https://www.nato.int/cps/fr/natohq/official_texts_217320.htm, consulté le 26/10/23

[38Les installations seront localisées dans la région de Guelmin Oued Noun au Maroc. La connexion au réseau britannique est envisagée dans le Devon à Alverdiscott. La production théorique est évaluée à 10,5 gigawatts dont 7 GW proviendraient de l’énergie solaire et 3,5 GW de l’énergie éolienne. Le Maroc apporte une prévisibilité et une constance dans la production d’énergie, contrairement à l’éolien britannique, instable et irrégulier. La première phase du projet sera opérationnelle en 2029, la deuxième phase étant prévue en 2031.

[39MSC – FAL 1/Circ.3

[41Ou Network and Information System Security n° 2016/ 1148