*Sous-Russes*, Gérard Bensussan
Quel spectre fait retour, dans notre mémoire et nos expériences passées de la politique, avec la guerre que mène aujourd’hui la Russie contre l’Ukraine ? Qu’est-ce que cette guerre ravive ?
2 D’abord l’effet de choc provoqué par l’immédiate confrontation avec une brutalité, une violence, une agression nues, ouvertes, et, en plus, accompagnées d’un discours exterminateur proféré sans masque ni filtre.
3 Non pas que la guerre de prédation, la guerre de conquête, l’agression impérialiste aient jamais cessé en réalité – mais imaginairement l’Europe, l’Europe géographique, l’Europe profonde si je puis dire, et pas seulement l’Europe institutionnelle, l’Europe, donc, comme « esprit », semblait préservée de toute la violence insensée du monde, des autres, des autres sujets et des autres espaces. Le scandale de cette représentation, de cet « égoïsme » ontologique, a été mis à nu d’un seul coup, un beau matin du 24 février 2022.
4 Le spectre d’une guerre totale hante désormais nos consciences, avec l’Ukraine. Guerre totale au sens où elle vise la conquête intégrale d’un territoire, d’un pays souverain, l’annihilation d’un peuple, d’une tradition, d’une langue, l’effacement d’une population et d’un espace considéré comme sous-russe, ce qui me paraît constituer une spécificité de ce conflit.
5 Sous-russe veut dire sous-humain, bien sûr, et pour commencer, par quoi s’autorisent les innombrables crimes perpétrés par l’armée d’occupation sur le territoire ukrainien. Mais sous-russe signifie en outre : ayant vocation naturelle à rejoindre et à se fondre dans l’ensemble supérieur, russe. D’où l’incroyable bonne conscience affichée par les propagandistes de Poutine et, évidemment, leur complet aveuglement. L’annexion, croyaient-ils, relèverait d’un processus de métabolisation naturelle et ne poserait pas plus de problème qu’une digestion un peu plus difficile que d’habitude. Rien à voir avec l’arrachement, le déracinement, la désolation endurés par le peuple ukrainien, instruit d’expériences historiques plus anciennes, dont notamment l’Holodomor.
6 Il faut souligner qu’avec la guerre russe contre l’Ukraine « sous-russe », on a affaire à une situation de type colonial. Les Russes, depuis longtemps, depuis l’époque tsariste, et comme d’autres, les Allemands en particulier, ont toujours travaillé à se tailler à même la chair de l’Europe un empire à leur mesure supposée ou rêvée. Ce phénomène de colonialisme intra-européen, de conquête effréné d’un Lebensraum, est largement sous-estimé et sous-analysé. Il a pourtant été extrêmement meurtrier, il l’est de nouveau avec la Russie de Poutine qui entend bien se constituer par le fer et le sang, le pillage et la mort, un nouvel Empire sur ses marches occidentales, en pleine Europe donc. Boris Nadezhdin, un ancien député à la Douma dont l’expression rencontre une certaine audience en Russie aujourd’hui, parle ouvertement de méthodes coloniales à propos de la guerre menée contre l’Ukraine.
7 Cette double raison, la colonie plus la hiérarchie, suffit à expliquer que l’agression et l’invasion russes constituent un point de disjonction désormais sans retour entre les deux peuples. Pour les Russes, la question n’est pas politique, au sens fort, arendtien, de l’apparaître sur une scène publique, partagée, discutée, elle est quasi-« ethnique », ou ethnico-culturelle, elle convoque l’idée, vague mais diffuse, d’un retour à une proto-situation naturelle, ancienne, originaire, contre une politisation artificielle indue, entreprise par l’Occident. Pour les Ukrainiens, on le comprend, la question est éminemment politique, nourrie de conflits historiques et articulée sur des choix, celui de la démocratie en tout premier lieu : elle est à ce titre une question de survie politique.
8 La guerre aura exacerbé ce clivage, profond et désormais irréductible.
9 Primo Levi expliquait que quand les déportés disaient « faim, fatigue, peur et douleur, hiver », ils disaient tout autre chose que ce que disaient ces mêmes mots lorsqu’ils étaient « libres, créés par et pour des hommes libres vivant dans leurs maisons et connaissant la joie et la peine ». Lorsque les mots des uns disent autre chose que les mots des autres, lorsque la guerre est aussi dans les mots, alors il y a de l’irrémédiable, quelque chose qui rend la « négociation » promue par les belles âmes rigoureusement impossible. Il n’y aura pas de paix durable tant que les Russes ne parleront pas avec des « mots libres ».
10 La « métabolisation » russe de l’Ukraine procède d’un gigantesque mensonge où sont pris les menteurs eux-mêmes, obligés de se persuader de la vérité de leurs mensonges. C’est la fonction d’une propagande de guerre qui utilise les vieilles recettes de la tyrannie, le déni, la dissimulation, la substitution à une scène de crime atroce d’un scénario inventé de toutes pièces, afin de forcer narrativement la vérité, de la transfigurer par « fictionnement ». Ces opérations de langage, tantôt grossières, tantôt sophistiquées, voudraient faire disparaître le réel et le remplacer par ses contrefaçons.
11 Pour les « métabolisés », le prix de cette substitution et de cet effarant mensonge est la transformation de l’Ukraine tout entière en « camp » – et c’est exactement une expérience de ce type, concentrationnaire, qu’ont vécue les Ukrainiens dans les parties de territoires conquis, occupés, annexés, par l’armée d’invasion. Appels ouverts à l’extermination ; déportation d’enfants et aussi d’adultes ukrainiens – disparus, engloutis ; chambres de torture et mises à mort.
12 Cette dimension « concentrationnaire » générique, qui marque la représentation de la guerre et de la politique dans l’histoire, accompagne désormais toutes les analyses objectives et axiologiquement aussi sobres que possible – que nous sommes amenés à établir.