"La moitié d’un pain, et un livre", Federico Garcia Lorca II/II
(cont.)
Le grand Menéndez Pidal6, l’un des plus authentiques sages d’Europe, l’a déjà dit : le mot d’ordre de la République7 doit être « Culture. » Culture, parce qu’à travers elle seule pourront se résoudre les problèmes dans lesquels le peuple se débat aujourd’hui, riche de foi mais privé de lumière.
Et n’oubliez pas que la lumière est au commencement de tout. Que c’est la lumière agissant sur quelques individus qui fait les peuples, et que les peuples vivent et prospèrent grâce aux idées qui germent dans quelques têtes privilégiées, pleines d’un amour supérieur envers autrui.
Pour tout cela, vous ne pouvez concevoir quelle joie me procure l’honneur d’inaugurer la bibliothèque publique de Fuente Vaqueros ! Une bibliothèque, c’est une réunion de livres choisis et rassemblés, c’est une voix tonnant contre l’ignorance, une lueur pérenne face à l’obscurité.
Personne ne se rend compte, en tenant un livre entre ses mains, de ce qu’il a coûté d’effort, de souffrance, de veille et de sang. Le livre, c’est sans conteste l’œuvre majeure de l’humanité. Il arrive souvent qu’un peuple soit endormi comme l’eau d’un étang un jour sans vent. Les grenouilles dorment au fond et les oiseaux se tiennent immobiles sur les branches qui l’entourent. Mais lancez-y soudain une pierre. Vous verrez une explosion de cercles concentriques, d’ondes arrondies qui se dilatent en se bousculant les unes les autres et vont se fracasser contre les bords. Vous verrez un frémissement de l’eau toute entière, un bouillonnement de grenouilles tous azimuts, une agitation de toutes les berges, et jusqu’aux oiseaux qui sommeillaient sur les branches ombreuses qui s’envolent brusquement par bandes dans le ciel bleu. Souvent, un peuple dort comme l’eau d’un étang un jour sans vent, et un livre ou quelques livres peuvent l’ébranler, l’agiter et lui indiquer de nouveaux horizons de dépassement et de concorde.
Combien d’efforts l’homme a-t-il dû fournir pour produire un livre ! Et quelle influence immense ont-ils exercée, exercent-ils et exerceront-ils dans le monde ! Le très sagace Voltaire l’a déjà dit : l’ensemble du monde civilisé se régit à travers des livres, la Bible, le Coran, les œuvres de Confucius et de Zoroastre. Et l’âme et le corps, la santé, la liberté et la fortune se soumettent à ces grandes œuvres et en dépendent. Et moi, j’ajoute : tout vient des livres. La Révolution française vient de l’Encyclopédie et des livres de Rousseau, et tous les mouvements socialistes et communistes actuels partent d’un grand livre, du Capital de Karl Marx.
Mais jusqu’à ce que l’homme réussisse à fabriquer des livres pour les diffuser, quel drame interminable et quelle lutte n’a-t-il pas dû supporter ! Les premiers hommes firent des livres de pierre, c’est-à-dire qu’ils inscrivirent les signes de leurs religions sur les parois des montagnes. N’ayant d’autre moyen à leur disposition, ils gravèrent sur la roche leurs aspirations, avec cette soif d’immortalité, de survie, qui fait la différence entre l’homme et la bête8. Ensuite, ils employèrent le métal. Aaron, prêtre millénaire des Hébreux, frère de Moïse, portait sur le torse une tablette d’or couverte d’inscriptions, et les œuvres du poète grec archaïque Hésiode, qui crut voir les neuf Muses danser au sommet de l’Hélicon, furent gravées sur des plaques de plomb. Plus tard, Chaldéens et Assyriens en vinrent à écrire leurs codes et les annales de leur Histoire dans la brique, faisant courir à sa surface un poinçon avant qu’elle ne sèche. Ils eurent ainsi de grandes bibliothèques de tablettes d’argile, car il s’agissait déjà de peuples avancés, et d’extraordinaires astronomes, les premiers à construire de hautes tours et à se consacrer à l’étude de la voûte céleste.
Les Égyptiens, en plus d’écrire sur les portes de leurs prodigieux temples, écrivaient sur de grandes feuilles végétales appelées papyrus, qu’ils façonnaient en rouleaux. C’est là qu’apparaît le livre proprement dit. Comme l’Égypte interdisait l’exportation de cette matière végétale, il vint à l’idée aux gens de Pergame, qui souhaitaient eux aussi avoir des livres et une bibliothèque, d’utiliser comme support d’écriture les peaux séchées d’animaux ; ainsi naquit le parchemin, qui en peu de temps supplanta le papyrus pour devenir l’unique matériau du livre, et ce jusqu’à la découverte du papier.
Quand je vous raconte ceci aussi brièvement, il ne faut pas oublier qu’entre un fait et le suivant plusieurs siècles ont pu s’écouler ; mais toujours l’homme se bat avec ses ongles, avec ses yeux, avec son sang, pour fixer dans l’éternité, diffuser et exprimer la pensée et la beauté.
Lorsque l’Égypte en arrive à ne plus vendre de papyrus, parce qu’on y en a besoin ou parce qu’elle ne le veut pas, qui donc à Pergame passe des nuits et des années entières à s’échiner jusqu’à ce que lui vienne l’idée d’écrire sur la peau séchée d’un animal ? Quel homme, ou quels hommes, sont ceux qui dans la douleur cherchent un matériau où graver la pensée des grands sages et des poètes ? Ce ne sont ni un homme ni cent. C’est l’Humanité entière, qui mystérieusement les y poussait.
Alors, une fois adopté le parchemin, la grande bibliothèque de Pergame est construite, véritable foyer de lumière dans la culture classique. Et les grands codes sont rédigés. Diodore de Sicile affirme que les grands livres sacrés des Perses représentaient en parchemin rien moins que mille deux cents peaux de bœuf.
Rome tout entière écrivait sur parchemin. Toutes les œuvres des grands poètes latins, modèles éternels de profondeur, de perfection et de beauté, ont été écrites sur parchemin. C’est sur parchemin qu’a éclos le lyrisme impétueux de Virgile, et c’est sur cette même peau jaunâtre que brille l’intense lumière de la prose splendide de l’Espagnol Sénèque.
Mais venons-en au papier. Depuis la plus haute Antiquité, le papier était connu en Chine. Il se fabriquait avec du riz. La diffusion du papier marque une étape colossale dans l’histoire du monde. On peut identifier le jour précis où le papier chinois pénétra en Occident pour le bien de la civilisation : ce jour de gloire fut le 7 juillet 751 de l’ère chrétienne.
Les historiens arabes et chinois sont d’accord là-dessus. Il se trouve que les Arabes, affrontant les Chinois en Corée parvinrent à percer les frontières du Céleste Empire et à faire de nombreux prisonniers. Certains d’entre eux exerçaient le métier de papetiers, et transmirent leur secret aux Arabes. Ils furent emmenés à Samarcande, où ils poursuivirent leur ouvrage sous le règne du sultan Haroun al-Rachid, le prodigieux personnage qui hante les contes des Mille et Une Nuits.
Le papier fut d’abord fabriqué avec du coton, mais comme il y avait chez eux pénurie de ce matériau, les Arabes apprirent à le produire avec de la charpie, et ils contribuèrent ainsi à l’apparition du papier moderne. Mais les livres étaient encore manuscrits. Ils étaient rédigés par les scribes, des hommes placides, qui recopiaient page après page avec grande habileté et patience, mais bien peu étaient ceux qui pouvaient les posséder.
Alors que les collections de rouleaux de papyrus ou de parchemin appartenaient aux temples ou aux archives royales, les manuscrits sur papier se diffusaient déjà plus largement, bien que toujours au sein d’élites privilégiées. De nombreux livres furent ainsi fabriqués, sans que l’on abandonnât pour autant le parchemin, sur lequel des artistes peignaient de merveilleuses miniatures aux couleurs vives, d’une telle beauté et d’une telle intensité que beaucoup de ces livres sont aujourd’hui conservés dans les grandes bibliothèques comme de véritables joyaux, plus précieux encore que l’or ou les gemmes les mieux taillées. J’ai été saisi d’une émotion sincère en tenant quelques uns de ces livres entre mes mains. Certains codex arabes de la bibliothèque de l’Escorial et la magnifique Histoire naturelle d’Albert le Grand, codex du XIIIe siècle conservé à l’Université de Grenade, que j’ai côtoyé de longues heures durant, sans pouvoir dévier le regard de ces peintures d’animaux, exécutées avec des pinceaux plus fins que l’air, où les couleurs bleues et roses et vertes et jaunes se combinent sur fond de plaques d’or. Mais l’homme voulait plus. L’Humanité poussait mystérieusement quelques un d’entre nous à ouvrir de leurs haches de lumière le bois épais de l’ignorance. Les livres, qui auraient dû être accessibles à tous, demeuraient du fait des circonstances des objets de luxe, alors qu’il s’agit pourtant de biens de première nécessité. De par les montagnes et les vallées, dans les villes et au bord des fleuves, des millions d’hommes mouraient sans savoir ce qu’était une lettre. La grande culture de l’Antiquité sombrait dans l’oubli, et les superstitions les plus abjectes dévoyaient les consciences populaires.
On dit que l’envie douloureuse de savoir ouvre les portes les plus récalcitrantes, et c’est vrai. Cette soif confuse des hommes en mena quelques uns à faire leurs études, leurs essais, et ainsi apparut au XVe siècle, à Mayence, en Allemagne, la première imprimerie au monde. Nombreux sont ceux qui se disputent le mérite de cette invention, mais Gutenberg fut celui qui la mena à bien. Il eut l’idée de mouler les lettres dans le plomb et de les imprimer sur le papier, ce qui permit de reproduire chaque livre à l’infini. Quoi de plus simple ! Quoi de plus difficile ! Des siècles et des siècles ont passé, et pourtant cette idée n’avait pas éclos dans l’esprit humain. Toutes les clefs de nos secrets se trouvent entre nos mains, elles nous entourent de tout temps, mais pourtant, quelle énorme difficulté avons-nous à ouvrir les petites portes derrière lesquelles elles se cachent !
C’est sans doute dans les matériaux naturels que l’on trouverait le remède à tant de maladies incurables, mais quelle est la combinaison juste et précise par où s’opérerait le miracle ? Il n’y a pas eu souvent dans l’histoire du monde de fait plus important que cette invention de l’imprimerie. De bien plus grande portée que les deux autres grands événements de son époque : l’invention de la poudre et la découverte de l’Amérique. En effet, bien que la poudre à canon entraîne la fin du féodalisme, la levée de grandes armées et la formation de fortes nationalités, auparavant fractionnées par la noblesse, et bien que la naissance de l’Amérique donne lieu au déplacement d’une Histoire revivifiée et mette un terme à un secret géographique plurimillénaire, l’imprimerie, elle, va provoquer une révolution dans les âmes, si puissante que les sociétés en seront ébranlées jusque dans leurs fondations. Et pourtant, dans quel silence et avec quelle timidité naît-elle ! Tandis que la poudre faisait éclater ses roses de feu sur les champs de bataille et que l’Atlantique s’emplissait de navires aux voiles gonflées par le vent, allant et venant chargés d’or et de précieuses marchandises, c’est en silence, dans la ville d’Anvers, que Christophe Plantin établit l’imprimerie et la librairie les plus importantes au monde, et y confectionne – enfin ! – les premiers livres bon marché.
Alors, les livres anciens, dont il ne restait qu’une poignée d’exemplaires, se pressent aux portes des imprimeries et des maisons des sages, exigeant à grands cris d’être édités, traduits et diffusés de par le monde. C’est le grand moment du monde. C’est la Renaissance. C’est l’aube glorieuse des cultures modernes dans lesquelles nous vivons.
Bien des siècles avant ce que je racontais à l’instant, après la chute de l’Empire romain, les invasions barbares et le triomphe du christianisme, le livre avait connu son plus terrible moment de péril. Les bibliothèques étaient saccagées, et les livres dispersés. Toute la science philosophique et la poésie des Anciens furent sur le point de disparaître. Les poèmes homériques, les œuvres de Platon, toute la pensée grecque, lumière de l’Europe, la poésie latine, le droit romain, tout, absolument tout. Grâce aux soins des moines, le fil ne se rompit pas. Les anciens monastères ont sauvé l’Humanité. Toute la culture et le savoir se réfugièrent dans les cloîtres, où des hommes sages et simples, libres de fanatisme et d’intransigeance – laquelle est bien plus moderne – conservèrent et étudièrent les grandes œuvres indispensables à l’homme. Tout en faisant cela, ils étudiaient les langues anciennes pour les comprendre, et c’est ainsi qu’un philosophe païen comme Aristote en vint à influencer de manière décisive la philosophie catholique. Tout au long du Moyen Âge, les bénédictins du mont Athos recueillent et conservent une infinité d’ouvrages, et c’est à eux que nous devons de connaître pratiquement les plus belles œuvres de l’Humanité ancienne.
Mais l’air pur de la Renaissance italienne commence à se répandre, et les bibliothèques surgissent de toutes parts. Alors les statues des anciens dieux sont déterrées, les magnifiques temples de marbre sont restaurés, des académies comme celle que Côme de Médicis fonde à Florence pour étudier les œuvres du philosophe Platon ouvrent leurs portes, et enfin le grand pape Nicolas V envoie des commissaires aux quatre coins du monde afin qu’ils acquièrent des livres, et rémunèrent royalement leurs traducteurs.
Mais aussi magnifique cela soit-il, c’est l’éditeur Christophe Plantin d’Anvers qui accomplit le pas décisif. C’est de cette maisonnette, avec sa petite cour aux murs couverts de lierre et ses fenêtres aux vitres plombées, qu’émane la lumière destinée à tous sous la forme du livre bon marché. C’est de là que se livre une vaste offensive contre l’ignorance, qu’il faut poursuivre aujourd’hui avec une authentique ardeur, parce que l’ignorance est terrible encore, et nous savons que là où règne l’ignorance, il n’y a rien de plus facile que de confondre le mal avec le bien, et la vérité avec le mensonge.
Naturellement, les puissants, qui possédaient des manuscrits et les livres en parchemin, se gaussèrent du livre de papier, comme d’une chose méprisable et de mauvais goût, puisqu’elle était accessible à tous. Leurs livres à eux étaient richement ornés d’enluminures dorées, tandis que ceux des autres n’étaient que de simples papiers couverts de lettres. Mais vers le milieu du XVe siècle et grâce aux merveilleux peintres flamands, les frères Van Eyck, qui furent également les premiers à peindre à l’huile, la gravure fit son apparition, et les livres s’emplirent de reproductions, qui aidaient infiniment le lecteur. Au XVIe siècle, le génie d’Albert Dürer la perfectionna, et déjà les livres purent reproduire des tableaux, des paysages, des personnes. La gravure continua à se perfectionner tout au long du XVIIe siècle, pour parvenir au XVIIIe à de vraies merveilles d’illustrations et à l’apogée de la beauté du livre en papier.
Le XVIIIe siècle atteint au sublime en matière de beaux livres. On y édite des ouvrages remplis de gravures et d’eaux-fortes, et ce avec un soin et un amour tels qu’aujourd’hui encore, nous autres hommes du XXe siècle, en dépit de progrès énormes, nous n’avons pu les surpasser.
Le livre cesse d’être un objet de culture réservé à quelques uns, pour se muer en puissant facteur social. Les effets ne tardent pas à s’en faire sentir. En dépit des persécutions, et bien qu’il ait souvent été la proie des flammes, surgit la Révolution française, première œuvre sociale du livre.
En effet, les persécutions sont impuissantes face au livre. Ni les armes, ni l’argent, ni les flammes ne peuvent rien contre lui, parce que même si vous pouvez faire disparaître une œuvre, vous ne pouvez pas trancher les têtes innombrables qui en ont appris quelque chose ; et si elles ne sont pas nombreuses, vous ne savez pas où elles sont.
Les livres ont été persécutés par toutes sortes d’États et toutes sortes de religions, mais cela ne signifie rien en regard de combien ils ont été aimés. Parce que quand un prince oriental fanatique brûle la bibliothèque d’Alexandrie, Alexandre de Macédoine, lui, fait construire un coffre somptueusement orné d’émaux et de pierreries pour y conserver l’Iliade d’Homère ; et les Arabes cordouans fabriquent la merveille qu’est le Mihrab de leur mosquée pour y déposer un Coran ayant appartenu au calife Omar et vaille que vaille, les bibliothèques inondent le monde, et nous les voyons jusque dans les rues et à l’air libre des jardins des villes.
On retrouve là l’antienne de la génération de 1898 – Pío Baroja, Unamuno, Ramón del Valle Inclán, Rubén Darío, etc. Marqués par la catastrophe de 1898 (guerre de Cuba et perte des derniers lambeaux de l’empire colonial espagnol en Amérique, dans le Pacifique et en Asie), ces auteurs se font les chantres d’une « régénération » nationale fondée sur la culture autant sinon plus que sur le progrès matériel ; Basques, Andalous, Galiciens, ils font pourtant de la Castille leur fontaine de jouvence, mais une Castille parcourue et visitée, patrimonialisée, retrouvée de l’extérieur.