(petit dossier) Sèrbia, la posició russa al centre d’Europa

Serbie : le soft power russe passe par Gazprom

Par Mila Ðurđević | mardi 31 mai 2022, Courrier des Balkans

Clubs sportifs, événements culturels, chantier de la cathédrale Saint-Sava, sans oublier le festival Kustendorf d’Emir Kusturica... En Serbie, l’influence du géant russe Gazprom s’étend bien au-delà de l’énergie. Une stratégie de soft power qui inquiète l’Union européenne.

Traduit par Chloé Billon, adapté par la rédaction (article original)

Quantités de gaz, prix et sécurité de l’approvisionnement : tels étaient les trois thèmes majeurs dont le président serbe Aleksandar Vučić a discuté avec le président russe Vladimir Poutine lors de leur premier entretien téléphonique depuis l’invasion russe de l’Ukraine le 24 février.

La Serbie dépend principalement de la Russie dans le secteur énergétique et c’est Gazprom qui détient le monopole du pétrole et du gaz sur le marché serbe. Directement ou par le biais de ses filiales, l’entreprise russe est l’actionnaire majoritaire de l’ancien géant pétrolier local Naftna Industrija Srbije (NIS), elle est également le seul fournisseur de gaz en Serbie et le propriétaire principal des deux gazoducs qui acheminent le gaz russe vers les foyers et les industries serbes.

Gazprom et l’Étoile rouge de Belgrade

La présence de Gazprom en Serbie va bien au-delà du secteur de l’énergie. Par son réseau de filiales, le géant gazier est depuis des années le sponsor de clubs sportifs, comme le club de foot l’Étoile rouge et le club de basket Partizan, et il finance de festivals et autres événements et institutions culturels. Ces activités font partie d’une « campagne efficace qui célèbre les relations russo-serbes », explique Igor Novaković, du Centre belgradois pour les Affaires internationales et de sécurité (ISAC fund). « Ce sont des symboles ciblés qui ont une grande influence sur la perception des citoyens. »

Gazprom Neft, une filiale de Gazprom, est le sponsor principal de l’Étoile rouge de Belgrade depuis 2010. En 2015, lors du renouvellement du sponsorat, les dirigeants du club de foot de la capitale présentait l’accord avec comme « le plus important jamais signé en Europe du Sud-Est », même si les détails financiers n’ont pas été communiqués. « C’est plus que du sponsorat. C’est un partenariat stratégique entre la plus grande marque économique russe et la plus grande marque sportive serbe, qui sera synonyme de succès pour Gazprom Neft comme pour l’Étoile rouge », avait déclaré Vladan Lukić, président du club à l’époque.

Quatre jours après le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la Fédération européenne de football (UEFA) a décidé de mettre fin à son partenariat (datant de 2012) avec Gazprom pour toutes les compétitions. Le même jour, le club allemand Schalke 04 a lui aussi mis fin à sa coopération avec le géant gazier russe, retirant son logo des maillots des joueurs ainsi que toutes les banderoles Gazprom du stade du club.

Par contre, Gazprom Neft est toujours le sponsor principal de l’Étoile rouge de Belgrade. « Nous n’avons pas reçu de demande de retirer le logo, et j’espère sincèrement que nous n’en arriverons pas là », déclarait début mars le directeur général de l’Étoile rouge de Belgrade. « Ça serait complètement fou. Gazprom est aux côtés de L’Étoile rouge depuis 2010. Il était à nos côtés même quand nous menacions de mettre la clé sous la porte. Entre L’Étoile rouge et Gazprom, ce n’est pas que du sponsorat, c’est de l’amitié. » L’accord de sponsorat court jusqu’à mi-2022.

NIS et le KK Partizan

Naftna Industrija Srbije (NIS), dont Gazprom Neft détient la majorité des parts depuis 2013, est le sponsor principal du club de basket Partizan. D’après les médias serbes, le club avait alors « échappé à la faillite » précisément grâce à une injection financière de Gazprom Neft. L’accord de sponsorat entre l’entreprise russe et le club de basket belgradois a été renouvelé à plusieurs reprises, la dernière fois en novembre 2021. « NIS et les basketteurs du Partizan ont en commun l’amour du défi, l’esprit sportif et d’équipe, et le fait que nous sommes les meilleurs dans l’adversité. C’est pour cela que nous sommes amis depuis si longtemps, et que nous ne renonçons pas à notre soutien », avait déclaré Kiril Tjurdenjev, le directeur général de NIS, lors de la signature de l’un de ces contrats le 23 septembre 2020.

La valeur de l’accord de sponsorat n’a pas été communiquée officiellement. Outre les sponsorats, les clubs sportifs en Serbie bénéficient également de financements de l’État. Leur privatisation est un sujet de discussions depuis des années, mais elle n’a toujours pas été mise en œuvre.

Selon les données disponibles sur le site NIS Gazprom Neft, outre les clubs sportifs, l’entreprise a offert un soutien financier au Festival de la science, au Centre scientifique de Petnica, au théâtre belgradois Atelje 212, et à d’autres institutions culturelles. En 2020, NIS Gazprom Neft a été le sponsor principal du Festival de danse de Belgrade. Il a aussi participé au financement de laboratoires de langue russe dans deux écoles en Serbie. Celui de l’école primaire-collège Saint-Sava, à Belgrade, a été rénové en juin 2021, et un nouveau labo a ouvert en novembre 2019 dans le lycée professionnel 4 juillet, à Vrbas, en Voïvodine. Deux projets réalisés en collaboration avec l’ambassade de Russie à Belgrade.

Kusturica et l’argent de Moscou

NIS Gazprom Beft a également soutenu un certain temps le festival Exit, le festival de musique et de cinéma Kustendorf, le festival de cinéma FEST à Belgrade et le festival de fanfare de Guča. On trouve aussi le logo de NIS Gazprom Neft sur le site de « Novi Sad – capitale européenne de la culture », dans la section « sponsors ».

Le festival de Kustendorf a été fondé en 2007 par le réalisateur serbe Emir Kusturica, qui en est resté le directeur. Dans ses allocutions publiques, Kusturica n’a jamais caché son affection pour la Russie et pour Vladimir Poutine. Il a déclaré à plusieurs reprises que la péninsule ukrainienne de Crimée, annexée par la Russie en 2014, « avait toujours fait partie de la Russie ». En 2017 et 2018, il a séjourné et joué en concert avec son groupe à Yalta, la célèbre ville de Crimée au bord de la mer Noire. Depuis des années, le festival Kustendorf bénéficie également du soutien de l’État serbe.

Gazprom Neft a également financé la décoration de l’intérieur de la cathédrale Saint Sava, à Belgrade, pour un montant de dix millions d’euros. Des peintres russes ont été engagés pour réaliser les fresques. Le premier contrat de donation (quatre millions d’euros) a été signé en 2017 par la direction de Gazprom Neft, le président serbe de l’époque Tomislav Nikolić et l’ancien chef de l’Église orthodoxe serbe (SPC), le patriarche Irénée. Le deuxième contrat (six millions d’euros) a été signé en 2019. « C’est le couronnement de notre Histoire et de notre culture, qui par bien des aspects a été, est et reste commune », avait déclaré le patriarche Irénée à cette occasion.

En tout, depuis 2009, NIS Gazprom Neft a ainsi investi environ 35 millions d’euros dans divers « projets socialement responsables et le soutien au sport professionnel » en Serbie, a confié la direction de l’entreprise en réponse aux questions de RSE. Et ce type de soutien va continuer. Selon le pétrolier serbo-russe, les décisions de financement des initiatives sont prises conformément à « une politique et une stratégie clairement définies dans le domaine de la gestion socialement responsable ». À la date de publication de cet article, Gazprom n’avait pas répondu aux questions de RSE sur ses activités de sponsorat et ses donations en Serbie.

Des panneaux publicitaires célébrant l’amitié russo-serbe au bord de l’autoroute au sponsoring de clubs de sport et de manifestations culturelles, cette campagne a été extrêmement efficace.

Pour Igor Novaković, du Centre belgradois pour les Affaires internationales et de sécurité (ISAC fund), il s’agit d’une véritable campagne de promotions des relations russo-serbes qui a été menée par l’intermédiaire de Gazprom ces dix dernières années. « Des panneaux publicitaires célébrant l’amitié russo-serbe au bord de l’autoroute, qui sont très visibles aux alentours de Belgrade, de Novi Sad, au sponsoring de clubs de sport et de manifestations culturelles, cette campagne a été extrêmement efficace », analyse-t-il. « À la différence de ce que font d’autres États, y compris l’Union européenne, c’était une campagne relativement peu chère et plutôt efficace car ils ont ciblé des symboles qui ont un fort impact sur la perception des citoyens. »

Mais cette campagne ne plaît pas à tout le monde. Le panneau publicitaire sur lequel se fondaient les drapeaux serbe et russe, avec le logo de Gazprom et de NIS et l’inscription « Partenariat pour l’avenir », a été commenté en 2017 par le chef de la diplomatie allemande Sigmar Gabriel : « Il est intolérable que la majorité de la population pense encore que c’est la Russie qui offre la plus grande aide financière. Je ne comprends pas pourquoi, sur la route de l’aéroport vers le centre de Belgrade, nous sommes salués par un grand panneau consacré à l’amitié russo-serbe, tandis que les couleurs jaune et bleue de l’UE ne sont visibles nulle part », avait-il déclaré lors d’une conférence des ministres des Affaires étrangères de l’Europe du Sud-Est, le 2 juin 2017.

Comme le prouvent les sondages depuis des années, l’opinion publique serbe perçoit la Russie comme « une amie », tandis que la majorité de la population serait aujourd’hui contre l’intégration européenne. Pour Igor Novaković, c’est le résultat de l’évolution du paysage médiatique depuis 2017, phénomène dans lequel les dirigeants serbes ont joué un rôle. « C’est à cette époque-là qu’a été mis en place ce rapport non-critique envers la Russie, cette célébration des relations russo-serbes. Ce n’est pas un hasard. Ce qui commençait déjà, c’était la promotion de la coopération commerciale avec la Russie, le mythe du marché russe comme une grande chance pour les exportateurs serbes », explique-t-il. Et ce en dépit des indicateurs économiques réels, qui prouvent que les principaux partenaires commerciaux de la Serbie sont les pays de l’Union européenne.

L’obstacle des sanctions européennes et américaines

Gazprom Neft possède aujourd’hui 56,15% des parts de NIS, l’État serbe 29,87%, et le reste (13,98%) est détenu par des actionnaires minoritaires. Depuis 2014, NIS est sous le coup des sanctions européennes et américaines à cause de l’annexion de la Crimée par la Russie. Conséquence des sanctions : NIS a rencontré des difficultés notamment liées à l’impossibilité de prendre des crédits auprès de banques occidentales. Elle s’est adaptée en élargissant sa coopération à des banques serbes, russes et arabes.

L’invasion russe en Ukraine et le durcissement des sanctions occidentales qui a suivi, sanctions qui touchent une grande partie du secteur énergétique russe, ont mis la Serbie face à de nouveaux défis, eu égard à sa dépendance vis-à-vis de la Russie. Début mai, 6% des parts de NIS ont été vendu à Gazprom, comme l’a confirmé le 6 mai le président serbe Aleksandar Vučić. Il a également confirmé que la Russie restait l’actionnaire principale de NIS, et que cette transaction avait eu lieu à cause des sanctions. En effet, Gazprom n’est pas concernée par ces sanctions, tandis que Gazprom Neft l’est.