Grèce 1821-2021 (4/5) Les femmes à l’avant-poste de la guerre d’indépendance

| De notre correspondante à Athènes | dimanche 28 mars 2021

Hormis quelques figures héroïques, comme celle de Laskarina Bouboulina, le rôle des femmes dans la guerre d’indépendance grecque a longtemps été sous-estimé. Ces dernières n’hésitaient pourtant pas à porter le fusil, elles fabriquaient des munitions et soignaient les blessés. Et furent les meilleures ambassadrices de la cause de la révolution en Occident.

Par Marina Rafenberg

Selon un sondage réalisé par le Centre des études libérales Markos Dragoumis (KEFIM), les Grecs citent une femme au troisième rang des personnalités ayant joué un rôle essentiel dans la guerre d’indépendance (1821-1829), en l’occurence la « commandante » Laskarina Bouboulina (1771-1825). Dans la mémoire collective grecque, son nom est devenu synonyme de « femme forte ». On peut encore aujourd’hui dire en Grèce d’une femme avec de la poigne et de l’autorité qu’elle est « une vraie Bouboulina ».

Laskarina Bouboulina est originaire de l’île d’Hydra. Son père, le capitaine Stavrianos Pinotsis fut emprisonné par les Ottomans pour avoir pris part à la révolution d’Orloff, une insurrection qui éclata dans le sud du Péloponnèse durant la guerre russo-turque, qui se déroula elle-même entre 1768 et 1774, et il mourut peu après dans une prison d’Istanbul. Revenue sur l’île d’Hyrdra, Laskarina Bouboulina se marie une première fois à dix-sept ans mais se retrouve rapidement veuve. Elle se remarie quatre ans plus tard avec Dimitris Bouboulis, un homme fortuné qui meurt à son tour dans un affrontement avec deux corsaires génois sous pavillon français, en 1811, au large de l’île de Lampedusa. Laskarina hérite des possessions de son mari et fait construire quatre navires, dont l’Agamemnon, un brick armé de 18 canons.

Certains historiens pensent que Laskarina Bouboulina avait rejoint la Philiki Etairia (Φιλική Εταιρεία, Hétairie), la « Société des amis », une organisation secrète qui préparait la révolution contre l’occupant ottoman. En 1820, ses navires de guerre sont achevées, elle embauche des soldats et des marins, organise ses troupes, achète des armes. Le 13 mars 1821, douze jours avant le début officiel de la guerre d’indépendance, elle hisse au mât de l’un de ses navires le drapeau de la révolution. Le 3 avril, les habitants de l’île de Spetses où elle est installée se révoltent, tout comme ceux des îles d’Hydra et de Psara. Laskarina joint ses forces à une flotte de 300 navires et entreprend le blocus naval de nombreuses villes sous occupation ottomane, dont Nauplie, Monemvasia, Pylos et Tripoli.

De son vivant même, Laskarina Bouboulina devint célèbre dans toute l’Europe, grâce à la presse de l’époque qui la décrivait comme une « amazone grecque » ou une Jeanne d’Arc moderne. Dans ses mémoires, l’aventurier français Maurice Persat raconte : « Le lendemain de notre arrivée à Astros, nous reçûmes la visite de la fameuse Bouboulina ; elle faisait alors le blocus de Nauplie (…) On peut deviner quelle fut notre surprise à la vue de cette femme que l’on nous avait représentée à Paris en Jeanne d’Arc, car qui peut avoir oublié cette caricature que l’on s’arrachait des mains ? »

Laskarina Bouboulina se retrouva néanmoins prise dans de complexes luttes entre différentes factions grecques et elle fut tuée le 22 mai 1825 lors d’un règlement de compte. Après sa mort, son bateau l’Agamemnon devint l’un des navires de la marine nationale grecque et le tsar Alexandre Ier la décora du grade honorifique d’amiral de la marine russe à titre posthume. Sa demeure sur l’île de Spetses a été transformée en musée sur sa vie et ses combats.

Manto Mavrogenous et les autres

Une autre femme de la guerre d’indépendance a laissé une trace dans la mémoire collective grecque, il s’agit de Manto Mavrogenous (1796-1848) qui, contrairement Laskarina Bouboulina, est toujours considérée comme douce et éduquée. Née à Trieste dans une puissante famille grecque au service de l’administration ottomane, elle étudie la philosophie antique et l’histoire et parle ainsi couramment le français, l’italien et le turc. En contact grâce à son père avec les patriotes de la Philiki Etairia, elle sert d’ambassadrice de la cause grecque auprès des milieux philhellènes européens. Jean-François-Maxime Raybaud, un officier et écrivain philhellène, l’a décrit de manière élogieuse dans ses mémoires : elle a selon lui « l’amour de la patrie dans toute sa pureté, dégagé de toute considération particulière, l’abnégation la plus complète de tout intérêt personnel, l’imprévoyance la plus touchante sur son propre avenir. »

Grâce à sa fortune, Manto Mavrogenous participe activement aux combats. Elle lève des troupes, et arme des hommes et des navires. Fiancée au chef rebelle Dimitrios Ypsilantis, elle se trouve bientôt ruinée par la guerre. Le premier gouverneur de la Grèce indépendante, Ioannis Kapodistrias, lui décerne le rang de lieutenant général de l’armée grecque. Elle meurt sur l’île de Paros dont elle est originaire, en 1848, dans la plus grande misère.

Les femmes des îles ioniennes, à l’époque sous occupation britannique, accueillaient, soignaient, portaient assistance aux personnes qui fuyaient la Grèce continentale sous occupation ottomane.

« Ces deux femmes ont contribué à la création d’un modèle de maternité patriotique », explique la chercheuse Maritinas Leontsini, dans une interview au magazine Vice. Des figures qui ont aussi contribué à la mobilisation de l’opinion politique européenne contre l’Empire ottoman, déjà frappée par des massacres à répétition. Sur l’île de Chios, 7000 soldats ottomans prennent en 1822 d’assaut les insulaires révoltés, les femmes sont kidnappées et vendues comme esclaves à Istanbul. Cet événement tragique a été peint par Eugène Delacroix dans son tableau Le massacre de Chios.

Pour l’historienne Maritinas Leontsini, au-delà de ces figures passées à la postérité, les femmes grecques ont contribué de façon cruciale à la réussite de la révolution. « Les femmes des îles ioniennes, à l’époque sous occupation britannique, accueillaient, soignaient, portaient assistance aux personnes qui fuyaient la Grèce continentale sous occupation ottomane », explique-t-elle. Les femmes s’occupaient aussi l’approvisionnement en nourriture des combattants, elles faisaient tourner les entreprises et cultivaient les champs, s’occupaient des enfants, des réfugiés et des blessés.

Pour Aristides Hatzis, le directeur du KEFIM, « les femmes de la guerre d’indépendance n’étaient pas seulement des victimes, des innocentes sans défense. Elles fabriquaient de la poudre à canon, elles cousaient les vêtements des combattants, elles soignaient les blessés, elles combattaient parfois elles-mêmes, ou finançaient la troupe quand elles étaient riches. Sans les femmes, aucune révolution ne peut réussir ».