Par Alexandre Lévy
Lorsqu’il était venu en août 2017 à Varna, sur la côte nord de la mer Noire, le président français Emmanuel Macron s’était fait emmener par son hôte, le Premier ministre bulgare de l’époque Boïko Borissov, pour une longue balade dans les jardins surplombant la mer de l’ancienne résidence royale d’Euxinograd. Fidèle à son style inimitable, Boïko Borissov lui avait montré l’horizon en expliquant doctement : « Là, à gauche, c’est la Roumanie, à droite la Turquie. Plus loin encore, la Géorgie. Et pile en face, tu vois, c’est la Crimée. Toute la flotte russe est là, avec leurs sous-marins et tout… Leurs missiles sont pointés vers nous – en quelques minutes ils sont là ». L’objectif était certainement d’impressionner le jeune président français et, au passage, de lui rappeler, toujours selon son expression, « combien notre petite région est stratégique ». « L’important, c’est d’éviter le conflit. Sur la mer Noire, je préfère voir des touristes et des voiliers de plaisance plutôt que des navires de guerre », avait ajouté Boïko Borissov, une phrase régulièrement citée depuis côté russe.
« Protéger » la Bulgarie et la Roumanie
Huit ans après l’annexion de la Crimée par la Russie et le déclenchement des hostilités dans le Donbass, le spectre de la guerre plane de nouveau sur la région. Et la mer Noire, espace maritime quelque peu oublié depuis la fin de la guerre froide, est redevenue un enjeu stratégique et le théâtre éventuel d’une confrontation aéronavale de grande ampleur. L’Ukraine, pomme de discorde entre les États-Unis et l’UE d’un côté et la Russie de l’autre, est naturellement aux premières loges de ce nouveau conflit qui couve à ses frontières. Trois autres pays, la Turquie, la Bulgarie et la Roumanie, membres de l’Alliance atlantique (et de l’Union européenne pour les deux derniers) sont également particulièrement concernés et l’inquiétude monte à Sofia comme à Bucarest. Le prochain choc des grandes puissances va-t-il se dérouler à quelques miles nautiques de leurs côtes, voire sur leur propre territoire ? Une crainte visiblement partagée par les responsables de l’Otan qui se sont récemment engagés à renforcer leur présence militaire sur cette mer, afin de protéger ses pays membres en cas d’invasion russe de l’Ukraine. Il y a quelques semaines, un de ses hauts gradés avait même proposé l’envoi de forces spéciales dans les ports bulgares et roumains, une idée aussitôt qualifiée de « dangereuse » par le ministre de la Défense bulgare Stefan Ianev, qui s’est fait ensuite lui-même recadrer par le nouveau Premier ministre Kiril Petkov, qui a précisé qu’il s’exprimait là à titre personnel.
Dans tous les cas, c’est bien ce que préfère entendre Moscou de la bouche des Bulgares, ces « frères slaves » qui partagent une longue histoire commune et la même religion que leurs cousins russes. « La Bulgarie n’a pas besoin d’être protégée de la Russie », a déclaré il y a encore deux jours le vice-ministre russe des Affaires étrangères Alexandre Grouchko. « Car la Bulgarie est bâtie sur les ossements des soldats russes morts pour sa libération », a-t-il ajouté en référence au rôle de l’armée du tsar dans la guerre russo-turque de 1877-1878, qui a ouvert la voie à l’indépendance de la Bulgarie qui faisait jusqu’à alors partie de l’Empire ottoman.
« Un lac russe »
Côté roumain, les autorités semblent moins avoir tendance à ménager la chèvre et le chou et on voit ainsi beaucoup plus de navires de guerre américains mouiller dans le port de Constanța que dans ceux de Varna et de Bourgas. La Turquie étant la seule puissance navale capable de rivaliser avec les Russes, ces deux pays restent ainsi le « maillon faible » de l’Otan dans cette mer fermée que Moscou aimerait bien transformer en « lac russe », selon les Ukrainiens. De fait, après l’annexion de la Crimée en 2014, la tension n’est jamais vraiment retombée : en 2018, un sérieux incident a opposé les forces navales russes et ukrainiennes dans le détroit de Kertch et il ne se passe pas un exercice militaire de l’Otan sans que des provocations et des menaces fusent de toutes parts.
Des dizaines de vidéos, postées la plupart par l’US Navy, montrent des incidents de plus en plus dangereux entre les forces de l’Otan et les Russes : simulation d’attaques aériennes menées par des chasseurs Sukhoï au-dessus de leurs navires, interceptions particulièrement osées, voire accrochages… Dernièrement, c’est un destroyer britannique qui aurait fait l’objet de tirs de semonce de la part de l’aviation russe, un incident qui a provoqué une grave crise diplomatique entre Londres et Moscou. En attendant la vraie guerre, c’est la guerre des nerfs, autant sur la mer que dans les airs où les avions espions se font aussi régulièrement intercepter par les chasseurs russes et atlantiques. Des responsables de l’armée de l’Air bulgare parlent, eux, d’un véritable « harcèlement » exercé par l’aviation russe qui viole régulièrement l’espace aérien bulgare au-dessus de la mer Noire, obligeant la modeste chasse bulgare à faire des heures supplémentaires (au-dessus de la Baltique, c’est une mission spéciale de l’Otan, la « Baltic Air Policing » qui est chargée de cette tâche).
Démonstrations de force
Toujours est-il que, pour palier cette modestie et des aviations et des flottes roumaines et bulgares (l’achat par la Bulgarie de deux frégates belges d’occasion quasi inutilisables n’a pas arrangé cette image), l’Otan est de plus en plus présente en mer Noire. L’exercice annuel Sea Breeze, qui se tient au milieu de l’été et qui était d’abord assez limité, a pris de plus en plus d’ampleur au fil des années, devenant une véritable démonstration de force. À cela s’ajoutent des exercices navals imprévus, comme ceux de novembre dernier, qualifiés par Vladimir Poutine de « véritable défi » pour ses forces. « Nous ne baisserons pas la garde ! », a-t-il menacé. Jadis considérée comme la plus vétuste et la plus modeste de la marine soviétique, la flotte russe de la mer Noire n’a cessé de se moderniser et de s’enrichir de nouveaux vaisseaux.
À cela s’ajoutent ces fameux missiles dont parlait Boïko Borissov : depuis son annexion, la péninsule de la Crimée accueille sur son sol les S-400 Triumph, le système de missiles sol-air considérés comme les plus performants du moment. Enfin, côté français, un navire espion, le Dupuy-de-Lôme, croise régulièrement sur les eaux de la mer Noire : c’est un habitué des zones de conflits, spécialisé dans l’interception des communications et la guerre électronique, qui rend directement compte à la Direction du renseignement militaire de l’armée française. Nous sommes donc loin des voiliers et navires de plaisance qui vogueraient en paix sur une mer bondée de touristes…