Pékin et les généraux birmans, limites de l’influence
https://legrandcontinent.eu/fr/2021/07/09/pekin-et-les-generaux-birmans-les-limites-de-linfluence-chinoise/
La situation en Birmanie implique directement les intérêts de la Chine 1 a déclaré le ministre chinois des Affaires étrangères, M. Wang Yi, le 7 juin, en marge d’un sommet des ministres des Affaires étrangères rassemblant la Chine et l’ASEAN, et ayant officialisé la reconnaissance chinoise du régime militaire birman. Quelques jours plus tard, le 11 juin, une usine chinoise a été attaquée à l’explosif dans la ville birmane de Pathein après l’incendie de plusieurs usines de textiles en avril à Rangoun 2. La déclaration ambiguë du ministre reflète tout autant l’implication chinoise dans le contexte birman que la relation d’interdépendance entre les voisins inégaux.
La Chine et la Birmanie partagent une frontière longue de 2000 km marquée par une formidable diversité ethnique et religieuse, mais aussi un gazoduc-oléoduc et le poste-frontière commercial Muse-Ruili au milieu de casinos et d’enclaves insurrectionnelles, tenus par une multitude de groupes armés. Ce contexte traduit la multiplicité des enjeux des relations sino-birmanes éclairées sous un nouveau jour, à la suite du coup d’État du général Min Aung Hlaing le 1er février 2021.
La Chine désignée complice
Dès les premières manifestations populaires en opposition à la prise de pouvoir militaire, la Chine a été accusée par la rue de soutenir les généraux birmans. Si la Chine est le premier partenaire commercial du pays et emploie des centaines de milliers d’ouvriers et de travailleurs agricoles au sein de la population, un sentiment de rejet et de désamour profond s’exprimait déjà avant le coup d’État. La proximité perçue des dictateurs précédents avec le régime chinois puis les méga-projets, notamment de barrages responsables de catastrophes écologiques, déplacement de population et répression des ouvriers, inspiraient la méfiance. Directement à la suite du 1er février, de mystérieux vols reliant des aéroports chinois à Rangoun lors des coupures nocturnes d’Internet ont immédiatement créé la suspicion d’une complicité chinoise avec les généraux birmans ayant emprisonné Aung San Suu Kyi et mis fin à l’ouverture démocratique entamée depuis 2010. Alors que la chambre de commerce chinoise publiait un communiqué affirmant que les vols contenaient des livraisons de fruits de mer, les manifestants réunis devant l’ambassade de Chine à Rangoun chantaient « Nous ne voulons pas des fruits de mer, nous voulons la démocratie » 3.
Dans le même temps, des rumeurs circulaient massivement sur les réseaux sociaux selon lesquelles les soldats encadrant les manifestations étaient en fait chinois, ou que des techniciens-ingénieurs étaient envoyés pour construire un pare-feu internet birman censurant Facebook et autres applications perçues par l’armée comme subversives. Alors que l’ambassadeur chinois en Birmanie, H.E. Chen Hai, se signait dans la presse d’un communiqué déclarant que « la situation en Birmanie n’est absolument pas ce que la Chine souhaite voir » 4, des menaces appelant à faire exploser le gazoduc-oléoduc sino-birman se propageaient sur Twitter. Enfin, début avril, alors que l’armée birmane réprimait brutalement les manifestants de la zone industrielle de Hlaing Thar Yar (dominée par les investisseurs chinois et la très sinisée résidence Golden City), au moins une dizaine d’usines chinoises ont été incendiées.
Du corridor économique à l’impasse birmane
Si la rue birmane perçoit clairement la Chine comme soutien direct des généraux, les rares experts du sujet et une analyse des intérêts économiques chinois concluent pourtant à l’impact négatif du coup d’État birman sur la Chine. Alors que la Chine représente le premier partenaire commercial birman avec 30 % des importations et 30 % des exportations du pays, la Birmanie se classe seulement 36e au rang des partenaires commerciaux de la Chine5. Cependant, dans le cadre du projet des Nouvelles routes de la soie, la Chine envisage de structurer un « Corridor Économique Chine-Birmanie (CMEC) » réunissant des projets dans les secteurs de l’infrastructure, du commerce et de l’énergie. La vision chinoise étant de transformer les marges sud-ouest pauvres de la province du Yunnan en une tête de pont, depuis la Chine vers l’Océan Indien, en passant par le corridor birman. Ce projet, formulé depuis 1992 et réactualisé sous le label des Nouvelles routes de la soie, prévoit la construction de zones économiques spéciales transfrontalières, d’un port en eau profonde, l’aménagement d’une nouvelle ville à Rangoun, et une ligne de chemin de fer traversant la Birmanie de la frontière chinoise au nord-est à l’État Rakhine du sud-ouest, le théâtre de la répression brutale des populations Rohingyas. Cette ambition encore rappelée par le président Xi Jinping lors de sa visite en janvier 2020 nécessite de garder la Birmanie ouverte au commerce international, à défaut de voir le « corridor » se transformer en « impasse ».
La ligne de chemin de fer, comme le port en eau profonde, par leurs tracés, témoignent plus d’un projet de « traversée » de l’économie birmane que d’interactions avec celle-ci. La motivation chinoise étant avant tout de sortir du « dilemme de Malacca » traduisant la dépendance de 80 % du commerce chinois au trafic du détroit de Malacca, à proximité duquel patrouille la flotte américaine. Une ouverture directe par la Birmanie vers l’océan Indien, permettrait également d’accélérer le développement des provinces du sud-ouest chinois – un des objectifs internes compris dans les Nouvelles routes de la soie. Or, cette transformation du territoire birman en corridor est directement remise en question par l’imposition de sanctions économiques de la part des États-Unis et de l’Union européenne. La rentabilité des infrastructures proposées dépend largement du dynamisme de l’économie birmane. À défaut de maximisation de l’utilité des infrastructures, la Chine risque de répliquer les scénarios pakistanais et srilankais dans lesquels les méga-projets d’infrastructures se sont transformés en pièges de la dette, faute de rentabilité6. Les prévisions économiques suivant le coup d’État du 1er février sont alarmantes, le kyatt s’étant déprécié d’au moins 15 % face au dollar, l’agence Fitch Solution et la Banque mondiale annoncent une contraction du PIB d’au minimum 10 à 20 % pour l’année en cours7. Ces perspectives, couplées avec les récents appels à la réorientation des projets de la BRI vers des ambitions réduites et plus rentables, révèlent l’impact négatif du coup d’État sur les perspectives des Nouvelles routes de la soie en Birmanie.
La rentabilité des infrastructures proposées dépend largement du dynamisme de l’économie birmane. À défaut de maximisation de l’utilité des infrastructures, la Chine risque de répliquer les scénarios pakistanais et srilankais dans lesquels les méga-projets d’infrastructures se sont transformés en pièges de la dette faute de rentabilité
Thibaut Bara
Au-delà du projet BRI, les investissements chinois en Birmanie sont diversifiés et s’étendent particulièrement dans les secteurs-clés du textile et de l’énergie. La Birmanie fait face à une demande croissante et un réel retard dans la capacité de production électrique du pays. En 2020 puis en mai 2021 le ministère de l’énergie et de l’électricité birman a annoncé des marchés publics pour la construction de centrales solaires pour une capacité combinée de 2GW, le premier marché a été remporté dans sa quasi-totalité par des entreprises chinoises. De même, à l’approche des élections de novembre 2020, le gouvernement de la LND a accordé des marchés publics à un consortium d’entreprises chinoises et hongkongaises pour la construction de centrales et de barges au gaz naturel liquéfié. Ces ambitieux contrats risquent d’être lourdement impactés par la dévaluation du kyat, et les difficultés nouvelles de l’économie birmane dans son ensemble.
L’important secteur du textile birman est dominé à 60 % par des investissements chinois attirés par la perspective d’exporter vers l’Union européenne et les États-Unis depuis la Birmanie. Depuis les efforts de démocratisation entamés en 2010, la Birmanie bénéficie de préférences commerciales avec des tarifs bas voire nuls à l’export grâce aux système de « Tout Sauf les Armes » pour l’Union européenne et du « Système de Préférences Généralisées » pour les États-Unis8. Le retour des sanctions pourrait renvoyer les centaines de milliers d’ouvrières dans leurs campagnes et affaiblir considérablement le secteur manufacturier birman.
De manière générale, les investissements et le commerce sino-birman ne sont pas découplés des échanges avec le reste du monde. Les ralentissements des échanges birmans avec le reste du monde impactent directement les échanges sino-birmans (voir graphique plus haut).
La Chine et les généraux birmans : trahisons et traumatismes
Au-delà du risque porté par un ralentissement de l’économie birmane, l’histoire récente de gouvernements soutenus par l’armée porte en elle des avertissements sérieux à l’égard de la Chine.
Le symbole de cette ambition reste le projet de barrage Myitsone évalué à 3,6 milliards de dollars, abandonné par le gouvernement semi-civil du président Thein Sein. Ce projet pharaonique situé dans une zone ethnique conflictuelle, et dont la production devait être dirigée à 90 % pour la Chine, empoisonne les relations sino-birmanes depuis sa suspension. Les populations locales se sont opposées au projet au regard de son impact environnemental et social. Cette opposition a d’ailleurs nourri le ressentiment birman envers les projets chinois, et a rendu tout projet de barrage politiquement risqué depuis lors, malgré les nombreuses expressions d’intérêts d’entreprises chinoises. Un retour des militaires au pouvoir porte le risque d’une répétition du traumatisme Myitsone, où un gouvernement soutenu par l’armée birmane s’est opposé à un projet chinois de grande ampleur.
Un retour des militaires au pouvoir porte le risque d’une répétition du traumatisme Myitsone, où un gouvernement soutenu par l’armée birmane s’est opposé à un projet chinois de grande ampleur.
Thibaut Bara
Toutefois il faut aller au-delà d’une lecture économique pour cerner la complexité des relations sino-birmanes, surtout que l’analyse des Nouvelles routes de la soie souffre toujours d’une assimilation des projets entrepreneuriaux d’entreprises chinoises (publiques ou privées), d’intérêts privés et du gouvernement chinois9. Ces entités sont distinctes, et sont à distinguer comme il l’est fait des autres nations : la France n’est pas Total, les États-Unis ne sont pas Apple, même si, bien sûr, des convergences d’intérêts et connivences sont à trouver.
Sur le plan géopolitique, les relations sino-birmanes tracent une histoire conflictuelle. Dès l’indépendance en 1948, les troupes nationalistes du Kuo Ming Tang envahissent une partie du Nord-est birman et y resteront des décennies, menaçant gravement la souveraineté birmane. Si l’armée populaire de libération a bien coopéré avec les généraux birmans pour repousser le Kuo Min Tang, les soldats de l’armée populaire de libération, et les services secrets chinois sous la férule du chef Kang Sheng ont largement permis et organisé la formation du parti communiste birman sur la frontière sino-birmane en 1967. La même année à Rangoun, le général Ne Win n’a pas empêché les émeutes anti-chinoises d’attaquer l’ambassade de Chine en Birmanie. L’insurrection communiste ne s’est estompée qu’en 1989 après la mutinerie des combattants ethniques locaux, et la formation de groupes ethniques armés dont les Wa, toujours forts de 30 000 hommes aujourd’hui.
La Chine joue un rôle actif dans le processus de paix birman, et doit sa position de médiatrice à son influence auprès des groupes armés Kachin, Wa et Shan sur ses frontières, nombre des cadres de ces groupes ont été formés en Chine, l’armement est également estimé d’origine chinoise. Dans le contexte récent, le groupe ethnique Armée de l’Arakan ayant affronté violemment l’armée birmane à partir de 2019 dans l’État Rakhine, est dénoncé par le général Min Aung Hlaing lui-même, comme soutenu ou du moins lié à la Chine10. Cette influence pourrait envenimer les relations entre la Chine et les généraux birmans. Le général Min Aung Hlaing a d’ailleurs fait ses armes sur la frontière chinoise en réprimant un groupe Kokang sinophone en 2009 et 2015, allant même jusqu’à tirer des obus côté chinois de la frontière. Ces éléments définissent la relation entre les généraux birmans et Pékin comme bien plus géopolitique qu’idéologique – dans une supposée alliance des dictatures – et surtout structurée par des rapports de force dynamiques.
La Chine vulnérable
La traduction de ces influences dans le cadre du coup d’État du 1er février reste floue. Si la Chine est effectivement dite capable d’influencer les groupes armés formant les alliances du Comité consultatif de négociation fédérale politique (FNPCC) et l’Alliance du Nord, regroupant schématiquement les groupes armés du Nord et Sud-Ouest, leurs différents membres ont réagi de manière très distincte11.
L’Alliance du Nord regroupe la Kachin Independance Army, la Ta’Ang National Liberation Army, la Myanmar National Democratic Army et l’Armée de l’Arakan. La Kachin Independance est le groupe armé le plus actif depuis le 1er février, avec des attaques constantes et des combats de haute intensité ainsi que l’hébergement d’entrainements militaires à destination des jeunes manifestants. La Ta’Ang National Liberation Army et la Myanmar National Democratic Army ont également conduit quelques attaques, même si de plus faible échelle. En revanche, l’Armée de l’Arakan, estimée à plusieurs milliers d’hommes, est restée muette et immobile depuis février, des membres de la famille du leader Twan Mrat Naing ont même été acquittés par le gouvernement militaire le 9 juin.
Le Comité consultatif de négociation fédérale politique (FNPCC) inclut les membres de l’Alliance du Nord ainsi que 3 autres groupes sur la frontière sino-birmane, dont notamment l’Armée Unie de l’État Wa. Ce groupe fort de 30 000 hommes possédant des armes modernes (dont des capacités anti-aériennes et potentiellement un hélicoptère12) est perçu comme très proche de Pékin, la monnaie et la langue chinoise y sont notamment utilisées. Les Wa sont restés indifférents à la prise de pouvoir par les militaires malgré leur capacité militaire considérable. Ce tableau contrasté entre des acteurs dits influencés par la Chine démontre surtout les limites de l’influence chinoise, et par là-même rappelle l’autonomie des acteurs birmans, y compris à l’encontre de la volonté de Pékin.
Un signe autrement plus limpide de la vulnérabilité chinoise face à l’autonomie des acteurs locaux tient dans les menaces et attaques perpétrées contre l’oléoduc-gazoduc sino-birman. Dès le mois de février, inquiet des menaces sur les réseaux sociaux, le ministère chinois des Affaires étrangères a exigé des mesures de sécurité renforcées autour du pipeline13. La Chine aurait même demandé aux groupes armés actifs le long du tracé d’éviter les combats à proximité du gazoduc-oléoduc. Malgré ces demandes, une station le long du pipeline a été prise d’assaut par des individus non-identifiés, tuant plusieurs gardes chargés de protéger la station début mai14. L’oléoduc-gazoduc sino-birman, opérationnel depuis 2015, ne transporte que moins de 5 à 10 % des importations chinoises de gaz et de pétrole15, mais M. Bai Tian, le directeur général du service de la sécurité extérieur du ministère des Affaires étrangères chinois, aurait clairement déclaré lors d’une réunion le 24 février : « Si l’oléoduc-gazoduc est mis en danger, [les investissements chinois dans le pays] seront menacés ». L’enjeu est de taille, alors même que l’incapacité du régime militaire à contrôler le territoire birman restait « incomplète » selon les mots du général Min Aung Hlaing au mois de mai 202116. L’infrastructure s’étend sur plus de 700 kilomètres, traversant notamment le nord-est birman, actuellement marqué par de lourdes offensives des groupes rebelles Kachin et Shan. Selon une source taiwanaise, des troupes chinoises ont été déployées le long de la frontière birmane au mois de février, peu après la réunion demandée M. Bai Tian17. Le pipeline sino-birman, censé renforcer l’autonomie énergétique chinoise, est aujourd’hui une source de vulnérabilité considérable pour Pékin.
Le pipeline sino-birman censé renforcer l’autonomie énergétique chinoise est aujourd’hui une source de vulnérabilité considérable pour Pékin.
Thibaut Bara
L’oléoduc-gazoduc n’est pas le seul intérêt stratégique de la Chine en Birmanie. La Birmanie représente jusqu’à 80 à 90 % des importations de certains types de terres rares utilisées dans l’armement, les voitures électriques et les nouvelles technologies18. Alors que les exportations birmanes de terres rares vers la Chine s’étaient développées depuis 2019, les mines du nord-est birman représentent 40 à 60 % des importations totales de terres rares par la Chine19. Or, depuis le 1er février et la reprise des conflits armés dans la région d’extraction, les flux ont été largement perturbés, provoquant l’explosion des prix des métaux concernés jusqu’à plus de 25 %20. À la différence de l’oléoduc-gazoduc, les terres rares sont extraites non loin de la frontière chinoise, et sont principalement contrôlées par des milices affiliées à l’armée birmane. Cependant, la reprise du conflit entre la Kachin Independance Army et l’armée birmane risque de perturber les flux de manière durable.
La nature stratégique des intérêts chinois en Birmanie réfute la position de force chinoise envers la situation birmane, et place au contraire la Chine en position de vulnérabilité face à la prise de pouvoir des généraux. Pékin n’a d’autre choix que de s’accommoder avec celui ou celle qui règne sur Naypyitaw.
Réalisme et inertie diplomatique
Rendue stratégiquement vulnérable et limitée dans ses capacités d’influences des groupes rebelles birmans, la Chine fait en réalité face à un manque d’options pour protéger ses intérêts. À cela s’ajoute une inertie idéologique et diplomatique ancrée dans l’attachement de la Chine sur la scène internationale à une position publique de « non-ingérence », et à une lecture réaliste du rapport de force au lendemain du coup d’État birman.
Le gouvernement d’unité nationale (NUG), formé par des parlementaires pour représenter le gouvernement légitime birman, s’est désolé de l’absence de dialogue entre la Chine et le gouvernement en exil, par la voix de la ministre Zin Mar Aung début juin 202121. La structure, considérée comme légitime par la population birmane, est constituée pour beaucoup d’élus ou de membres de la Ligue Nationale pour la Démocratie, le parti d’Aung San Suu Kyi. Or, comme le rappelle la chercheuse Yun Sun du Stimson Center, « la Chine n’avait aucun problème à travailler avec le gouvernement de la Ligue Nationale pour la Démocratie. La relation entre la Chine et Aung San Suu Kyi était plus stable qu’avec son prédécesseur le gouvernement de Thein Sein, un gouvernement militaro-civil soutenu par les militaires qui a suspendu ou annulé des projets chinois »22. Cette entente entre Pékin et Aung San Suu Kyi était à ce point évidente que le lobbyiste Ali Ben Menashe, engagé par le ministère de la défense du régime militaire birman, en a fait un argument de justification du coup, expliquant que les généraux souhaitaient un réel rapprochement vers l’Occident et les États-Unis à l’opposé de la Chine, ajoutant même « Ils ne veulent pas être une marionnette chinoise »23. En réalité, même si le gouvernement d’Aung San Suu Kyi a largement retardé et contraint les projets chinois à s’inscrire dans « les intérêts birmans », la chercheuse Yun Sun explique « la popularité nationale et internationale d’Aung San Suu Kyi profitait à la Chine »24 pour avancer ses projets et ouvrir l’économie birmane.
Cette bonne entente avec la LND ne se traduit pourtant pas dans un soutien, ou même un engagement avec le gouvernement d’unité nationale. Trois arguments expliquent le soutien chinois au gouvernement militaire plutôt qu’au soutien du gouvernement en exil.
Le premier est clairement explicité par le ministère des Affaires étrangères chinois, et des tribunes publiées dans le Global Times : la Chine ne souhaite pas d’ingérence en Birmanie, surtout pas d’une implication des États-Unis sur sa frontière sud-ouest. À intervalle régulier, cette crainte chinoise d’une infiltration américaine ressort dans la presse locale birmane. Entre 2018 et 2019, les visites des ambassadeurs américain et britannique dans l’État Kachin ont provoqué la colère des autorités chinoises, et une offensive diplomatique en direction des responsables locaux25. Dans un climat de tensions croissantes entre la Chine et les États-Unis, le rappel historique des interventions américaines sur les frontières sud-ouest chinoises au Vietnam, au Laos et le soutien États-unien aux forces nationalistes du Kuomintang en Birmanie même ne peut qu’entretenir les peurs chinoises. Cette peur d’une ingérence américaine est la plus directement visible dans la presse chinoise26. Des tribunes dans le Global Times accusent même les États-Unis ou l’Alliance du Thé au Lait de profiter du coup d’État.27
Dans un climat de tensions croissantes entre la Chine et les États-Unis, le rappel historique des interventions américaines sur les frontières sud-ouest chinoises au Vietnam, au Laos et le soutien États-unien aux forces nationalistes du Kuomintang en Birmanie même ne peut qu’entretenir les peurs chinoises.
Thibaut Bara
Le second élément tient à la position diplomatique de « non-ingérence » que la Chine souhaite afficher dans les instances internationales. Un soutien chinois à une reconnaissance par les Nations unies du gouvernement national d’unité, voire même à un soutien concret de la résistance birmane, ferait voler en éclat cette image, et inquiéterait les autres régimes autoritaires proches de Pékin. Surtout, cette même rhétorique de non-ingérence est d’autant plus critique pour Pékin sur les questions de Taiwan du Tibet ou du Xinjiang, autours desquelles les tensions sont croissantes.
Dernier élément, une lecture réaliste du rapport de force entre l’armée birmane et les forces de la résistance laisse pessimiste quant à un renversement des généraux. L’armée birmane est estimée compter entre 300 000 et 400 000 soldats, elle dispose d’artillerie lourde, d’hélicoptères et d’avions de combat alors que, selon l’analyste Anthony Davis, la totalité des groupes rebelles ne représentent que 75 000 combattants28. Or, les groupes rebelles birmans restent largement divisés dans leur réaction, les puissants groupes de l’Armée de l’Arakan, des Was restant silencieux. Le groupe Shan du Conseil de Restauration de l’État Shan, fort de plusieurs milliers d’hommes, préfère se concentrer sur des rivalités avec d’autres groupes. Même la puissante Armée de Libération Nationale Karen a annoncé par la voix de son président qu’elle préférait une solution politique29. Les forces d’auto-défense nouvellement formées manquent d’armes, alors même que le gouvernement Thai opère des saisies des convois de contrebandes depuis février 202130. Surtout, les autres puissances régionales n’ont pas condamné le coup, voire se positionnent plutôt en alliées des généraux à l’image de la Thaïlande et dans une moindre mesure l’Inde31. À cela s’ajoute la fragilité du gouvernement en exil qui ne contrôle pas de territoire, ne contrôle que lâchement les forces d’auto-défense populaires, et se trouve incapable de soutenir financièrement les fonctionnaires démissionnaires du mouvement de désobéissance civile, malgré un certain activisme l’international32. De plus, un conflit généralisé en Birmanie représenterait la pire option côté chinois, au vu de la menace directe de dégâts sur ces intérêts, et d’afflux de réfugiés sur son territoire.
En plus de se découvrir vulnérable, la Chine se révèle à court d’options diplomatiques autres qu’un soutien aux généraux de Naypyitaw.
Le prix à payer
La coup d’État du 1er février 2021 et le positionnement contraint de la Chine en faveur des généraux amènent dans leur sillage de nouvelles et d’anciennes menaces.
Si, certes, les entreprises chinoises pourraient profiter du retrait des entreprises américaines et européennes dans certains secteurs où il existe une compétition, cet effet d’aubaine est à relativiser au vu de la faiblesse des intérêts économiques occidentaux, et surtout de la compétitivité des entreprises chinoises, qui remportent déjà les marchés publics compétitifs, notamment dans le secteur de l’énergie. À court terme, les entreprises chinoises pourraient avancer des projets retardés depuis longtemps, à l’image des barrages controversés ou des infrastructures prévues dans les Nouvelles routes de la soie. Toutefois, la rentabilité diminuée de ces dernières et l’impopularité des projets de barrage risquent au contraire de transformer ces investissements en risques plus qu’en opportunités.
En revanche, les sanctions économiques décidées par le département du Trésor américain pourraient bien représenter un défi inédit aux entreprises chinoises en Birmanie. Alors que le gouvernement américain a placé le Conseil d’Administration de l’État – l’organe de gouvernement créé à la suite du 1er février, présidé par le général Min Aung Hlaing – sur la liste des sanctions. Or, ces sanctions prévoient l’extra-territorialité comme le rappelle un procureur américain sous le nom de John Squire33. Si le département de la justice américaine choisit d’appliquer cette extraterritorialité, cela signifierait que toute entreprise usant du dollar américain, ou de technologie américaine, et qui contreviendrait aux sanctions, pourrait se voir forcé de choisir entre l’accès au marché américain ou la Birmanie. Cet outil, utilisé à l’encontre de BNP Paribas ou Huawei à propos de l’Iran, empêche toujours les entreprises chinoises de profiter réellement du marché iranien, déserté par les entreprises étrangères34. Même si de nombreuses entreprises provinciales du Yunnan pourraient échapper à ses sanctions, les géants chinois de la construction et de l’énergie pourraient bien se voir empêcher.
Enfin, les conséquences humanitaires et sociales du coup d’État ont provoqué l’effondrement du système de santé publique birman, alors même que la Covid-19 circule toujours en Birmanie. Plusieurs cas de contaminations ont été enregistrés à la frontière chinoise dans la ville de Ruili début avril, forçant d’ailleurs les autorités chinoises à bloquer la frontière. Historiquement, les défaillances du régime militaire birman ont provoqué de sérieux problèmes de santé publique sur cette frontière du sud-ouest chinois. En 1989, un an après la révolution réprimée de 1988, plus d’une centaine d’individus atteints du VIH-Sida avait été trouvés dans la ville frontière de Ruili, forçant une réelle prise de conscience chinoise face à l’épidémie. La province du Yunnan est restée la province la plus touchée par l’épidémie de VIH-Sida en Chine au moins jusqu’en 200735.
Le cas de la transmission du VIH-Sida vers la Chine par la Birmanie illustre un autre enjeu de taille sur la frontière, qui est celui de la drogue. Selon un rapport de l’International Crisis Group daté de janvier 2019, la Birmanie est désormais le premier producteur mondial de méthamphétamine, et reste la principale base de production régionale pour l’héroïne et l’opium. Les saisies n’ont fait que révéler une explosion en volume des trafics, y compris en mai 2020, avec la plus importante saisie de l’histoire de ces opérations en Asie, pour un total de presque 200 millions de tablettes de méthamphétamine36. Les frontières thai et chinoises sont des espaces privilégiés par les producteurs et trafiquants en raison de l’existence de multiples groupes armés, milices et rebelles compris, et de la proximité avec les marchés que sont la Chine et la Thaïlande vers lesquels repartent les productions. La résurgence des conflits armés signifie une probable explosion des productions puisque la drogue finance les armes dans la région. Le représentant du bureau des Nations unies pour la Drogue et le Crime en Asie-Pacifique, Jeremy Douglas, alerte sur une augmentation des niveaux de production de trafic, par ailleurs déjà élevés à la suite du coup d’État de février 202137. De plus, de sérieux doutes existent quant à l’implication de l’armée birmane dans le trafic, une saisie en mars 2020 ayant d’ailleurs été conduite sur le territoire d’une milice affiliée à l’armée38.
Enfin, les conflits précédents sur la frontière birmane ont provoqué le déplacement de dizaines de milliers de réfugiés vers la Chine. Les conflits récents en 2017 et 2019 ont chacun déplacé au moins 20 000 personnes vers la Chine39. Les offensives de l’armée birmane contre les rebelles Kokang sur la frontière chinoise en 2009 et 2015-2016 ont toutes été supervisées par le généralissime Min Aung Hlaing40. Or, la Chine ne veut pas accueillir ces populations. Selon des témoignages de réfugiés sur la frontière, des officiels chinois auraient directement demandé aux responsables du camp de réfugiés de Maijayang de ne pas fuir vers la Chine malgré les bombardements41. La construction d’une barrière physique à la frontière, entamée par les autorités chinoises depuis 2020, empêche ces mouvements de population. Équipée de caméras de surveillance et de barbelés, la nouvelle « Muraille du Sud » isole en partie la Chine d’un afflux probable de réfugiés. Ce projet de mur, révélé en 2020, reste flou dans ses objectifs : contrôle des flux clandestins de travailleurs chinois vers les casinos birmans ou des travailleurs birmans vers la Chine, protection contre la COVID 19, lutte contre les trafics de drogues42. Toutefois, la « muraille » symbolise bien la vulnérabilité chinoise aux turbulences politiques birmanes.
Conclusion
Le coup d’État du général Min Aung Hlaing le 1er février 2021 a révélé les vulnérabilités chinoises vis-à-vis des évolutions politiques intérieures birmanes. Alors que le gouvernement et les entreprises chinoises entretenaient de bonnes relations avec le gouvernement d’Aung San Suu Kyi, la prise de pouvoir de l’armée et ses conséquences économiques met en danger la soutenabilité des projets chinois, notamment ceux des Nouvelles routes de la soie en Birmanie.
Alors que le gouvernement et les entreprises chinoises entretenaient de bonnes relations avec le gouvernement d’Aung San Suu Kyi, la prise de pouvoir de l’armée et ses conséquences économiques met en danger la soutenabilité des projets chinois, notamment ceux des Nouvelles routes de la soie en Birmanie.
Thibaut Bara
Pour des raisons idéologiques, diplomatiques, et par la lecture réaliste des rapports de force politique birmans, Pékin s’est positionné officiellement en soutien de la junte militaire. Cependant, une lecture détaillée des conséquences du coup d’État sur les intérêts chinois ne permet pas de conclure à de nouvelles opportunités chinoises, mais plutôt à de nouveaux risques et défis, y compris sur le territoire chinois.
L’histoire mouvementée des relations sino-birmanes sous les gouvernements militaires précédents rappelle la capacité des généraux birmans à résister aux pressions chinoises. À la différence de la dictature des généraux Saw Maung et Than Shwe ayant réprimé la révolution de 1988, le Conseil d’Administration de l’État du général Min Aung Hlaing bénéficie d’un plus large réseau de partenaires internationaux tels que la Thaïlande, l’Inde, le Vietnam ou la Russie.
Le coup d’État du 1er février 2021 démontre l’autonomie des acteurs nationaux birmans face à la puissance chinoise. Le corridor économique, que la Birmanie devait être pour la Chine vers l’océan Indien, risque de se transformer en impasse économique. La construction de la muraille du Sud (南方长城) sur la frontière sino-birmane entamée en 2020 risque bien de symboliser cette impasse, et les limites de l’influence chinoise en Birmanie.
Sources
- https://www.guancha.cn/internation/2021_06_08_593717.shtml
- https://www.irrawaddy.com/news/burma/bomb-explodes-at-chinese-backed-factory-in-myanmar.html
- https://www.globaltimes.cn/page/202102/1215586.shtml
- https://www.reuters.com/article/us-myanmar-politics-china-idUSKBN2AG1AA
- https://wits.worldbank.org/CountryProfile/en/Country/CHN/Year/LTST/TradeFlow/EXPIMP/Partner/by-country#
- Voir par exemple cet argumentaire sur la nécessité d’approches coordonnées de l‘université de Pennsylvanie Wharton : https://knowledge.wharton.upenn.edu/article/chinas-belt-and-road-initiative-why-the-price-is-too-high/ mais également ce rapport de la Chatham House sur le scénario Srilankais : https://www.chathamhouse.org/2020/08/debunking-myth-debt-trap-diplomacy/4-sri-lanka-and-bri
- tornar