Par Jean-Arnault Dérens
Combien furent-ils à partir se battre aux côtés des insurgés grecs ? Sûrement pas plus de 1200, selon l’historien Hervé Mazurel, qui a consacré sa thèse aux « vertiges de la guerre » et à ce « mirage grec » [1] de la guerre d’indépendance. Des Allemands en premier lieu - 342 sur un corpus de 946 volontaires, suivis par 196 Français, 137 Italiens, 99 Britanniques, 35 Suisses, 30 Polonais, etc. On trouve aussi des Hollandais, des Danois, des Suédois, des Russes, des Espagnols… En fait, à peu près toutes les nationalités de l’Europe de ce temps ont envoyé des combattants, sans oublier quelques Américains.
L’épopée des philhellènes préfigure d’autres mobilisations, la plus importante étant bien sûr celle des Brigades internationales de la Guerre d’Espagne, et elle s’inscrit dans un étonnant moment d’émotion et de communion pan-européenne. Si les volontaires qui partirent se battre furent, au bout du compte, relativement peu nombreux, des comités philhellènes collectaient des fonds et veillaient à mobiliser l’opinion publique à travers tout le continent, de Londres à Genève. Les plus grands poètes du temps s’enthousiasmaient pour la cause - de Lord Byron à Victor Hugo. L’engagement gagnait tous les milieux sociaux et transcendait les barrières politiques.
En effet, cet exceptionnel engouement pour la Grèce tient peut-être au fait qu’il a réuni plusieurs traditions politiques, la gauche et la droite. Hervé Mazurel évoque la persistance du vieil esprit de croisade et de défense de la chrétienté contre le Turc, capable de mobiliser les milieux chrétiens et conservateurs - même s’il s’agissait de la chrétienté orthodoxe d’Orient qui n’avait toujours pas bonne presse auprès de beaucoup de catholiques, enclins à dénoncer « l’hérésie grecque ».
Le plus important resta certainement l’appel à la liberté et à la lutte contre le despotisme, dont l’Empire ottoman offrait un modèle parfait, un archétype aisé à dénoncer. Beaucoup de Polonais qui partirent se battre en Grèce visaient sans doute, à travers la dénonciation des crimes de cet Empire-là, l’autre despotisme impérial, celui de la Russie. Pour les nombreux Italiens qui s’engagèrent, les combats de Grèce furent une préfiguration, voire un entraînement pour ceux de 1848 et du Risorgimento.
Du côté des Français, à côté des jeunes étudiants gorgés de lectures héroïques, on trouva bon nombre de demi-soldes, d’anciens officiers napoléoniens qui, partie par nécessité, partie par idéal, trouvèrent une nouvelle cause à défendre. Pour ces soldats licenciés, refusant d’adopter un autre métier que celui des armes, en quête de moyens de subsistance et de reconnaissance sociale, on se trouve bien sûr à la limite du mercenariat, mais les motivations idéologiques, la satisfaction du moins de servir une « juste cause », de se battre pour la liberté, ne doit pas être sous-estimée.
Avant même le début de l’insurrection grecque, lord Byron avait donné une nouvelle dimension au voyage en Orient, ce « Grand tour » que les jeunes gens cultivés de la bonne société européenne avaient pris l’habitude d’effectuer depuis le début du XVIIIe siècle et qui, après l’Italie, commençait à les attirer de plus en plus vers la Grèce et les Balkans. Dans Le Pèlerinage de Childe Harold (1812), Byron décrit les errances de son jeune héros à travers toute l’Europe, de la future Belgique au Portugal, mais aussi dans les territoires albanais et grecs, encore soumis à la domination ottomane. Le voyage et la découverte de cet « ailleurs » fascinant apparaissent comme l’antithèse idéale aux désillusions d’une génération lassée par les guerres de la Révolution française et de l’Empire. Le poème, nourri des expériences de son auteur, connut un succès massif et immédiat dans toute l’Europe. Et se battre pour la libération de la Grèce put apparaître comme l’idéale manière de faire converger l’appel à la liberté, un rêve héroïque gorgé de références classiques et ce désir de voyage permettant d’échapper à l’ennui de la « vieille Europe ». Où mieux et plus noblement se battre que sur la terre foulée par les héros athéniens ou spartiates ?
Cette mobilisation s’inscrit dans un moment bien particulier de l’histoire européenne : l’appel au soulèvement grec, le 25 mars 1821, survient six ans après la fin de l’épopée napoléonienne et l’instauration d’un nouvel ordre européen garanti par le Congrès de Vienne (1815). Les Empires ont triomphé, les frontières ne doivent plus bouger, les peuples doivent obéir. Comme c’est de Marseille qu’embarquent la plupart des volontaires, les policiers français de la Restauration notent avec inquiétude un afflux de gens bien peu recommandables, étudiants exaltés ou vieux soldats bonapartistes.
Les déceptions de l’Orient
Même si l’on trouvait parmi eux quelques vétérans très expérimentés, l’apport militaire des philhellènes semble être resté limité. Les volontaires furent surtout très surpris par les techniques de combat des Grecs, privilégiant les embuscades et les coups à la chorégraphie des batailles rangées. Mais ce qui choqua le plus les philhellènes fut la « barbarie », la « sauvagerie » d’une guerre où l’on ne faisait pas de prisonniers, où l’on massacrait les vaincus, aussi souvent qu’il était possible et avec le plus grand raffinement de cruauté… Que les Turcs se livrent à ces pratiques n’avait rien de surprenant, mais les Grecs agissaient de même. Même les femmes, violées, humiliées, ne sont pas épargnées. « Du côté des Turcs comme des Grecs », ce sont « toutes les horreurs d’une guerre inhumaine », note Maxime Raybaud, jeune officier français engagé volontaire, auteur de Mémoires sur la Grèce pour servir à l’histoire de la guerre de l’Indépendance (Paris 1824). Arrivé pour la première fois en Grèce en juillet 1821 sur le brick d’Aléxandros Mavrokordátos, Raybaud y revint à plusieurs reprise, fondant même à Patras en 1828 Le Courrier d’Orient, premier journal francophone de Grèce.
Bien d’autres philhellènes prirent prétexte de ces violences, de ces exactions pour quitter la Grèce, désespérés d’avoir été témoins d’une réalité bien éloignée de leurs rêves héroïques. « L’âme attristée par le spectacle des cruautés commises tous les jours sous nos yeux, et de plus en plus convaincus de l’inutilité de notre zèle pour la cause que nous voulions défendre, nous avions accepté avec reconnaissance l’invitation à nous embarquer », écrit ainsi Wilhelm de Lefèbre, cité par Hervé Mazurel, qui fut évacué avec ses compagnons sur un bâtiment français.
À l’instar de lord Byron lui-même, qui racheta et sauva des captifs, certains philhellènes tentèrent bien de « civiliser » leurs alliés grecs, à tout le moins de modérer leurs ardeurs sanguinaires. Certains tirent les constats les plus sévères : « les Grecs sont dans l’état le plus bas de dégradation morale. L’intérêt égoïste est le seul guide de leurs actions », écrit ainsi le philhellène anglais William Humphreys dans son First Journal of Greek War of Independance, ajoutant toutefois : « Mais nous savons que s’ils se libèrent de cet état d’esclavage avilissant, leur amélioration est certaine. » Cette « barbarie » grecque ne serait donc qu’une conséquence de la domination ottomane et, à ce titre, elle serait amendable. Les plus optimistes des philhellènes veulent contribuer à la rédemption des Grecs, non seulement à les libérer du joug ottoman, mais aussi en les aidant à « retrouver les vertus de leurs ancêtres antiques »… Ce fut également le programme du roi Othon Ier de Wittelsbach, qui devint le premier souverain de la Grèce moderne en 1832. Avec ses conseillers bavarois, il entreprit de transformer en cité néo-classique la nouvelle capitale de son royaume, Athènes, qui n’était jusqu’alors qu’une bourgade de quelques milliers d’habitants, parlant pour la plupart l’albanais…
Souliotes et Pallikares
Partis à la rencontre des descendants d’Achille, de Patrocle ou de Léonidas, ce sont en effet bien souvent des Albanais que rencontrèrent les philhellènes, ce peuple qu’alors presque personne ne connaissait en Europe… Certes, lord Byron avait déjà annoncé la couleur en mettant en scène le personnage d’Ali Pasha de Janina, puissant gouverneur de l’Epire, qui cultiva l’amitié des Britanniques et se révolta contre le sultan Mahmud II. Durant la guerre qui s’engagea en 1820, Ali Pasha dut conclure une alliance tactique avec les Grecs mais aussi les Souliotes, ces Albanais orthodoxes du massif de Souli, en Epire… Du reste, la faiblesse de la résistance opposé par Ali Pasha s’explique probablement par les dissensions qui opposaient Albanais musulmans et orthodoxes ainsi que les armatoles grecs, ces milices autonomes qui rallièrent la cause de l’indépendance en 1821… Le même terme de pallikare pouvait aussi bien désigner les mercenaires grecs à la solde des Ottomans que les combattants de la cause de l’indépendance grecque.
Les philhellènes, qui ne s’y attendaient pas, virent donc des Albanais partout, dans un camp comme dans l’autre, et du reste, certains, fascinés, n’hésitèrent pas à prendre leur costume, à l’instar de lord Byron dont un célèbre portrait à l’albanaise, peint par Thomas Phillips, contribua à renforcer le mythe. Partis sur les traces d’une rêverie antique, les philhellènes durent donc admettre que vivre, combattre et se vêtir « à la grecque » voulait en fait bien souvent dire « à l’albanaise ».
Certains en conclurent que les Grecs modernes n’étaient, en somme, que des « usurpateurs », ayant souillé l’héritage de leurs glorieux ancêtres. D’autres gardèrent l’espoir d’une possible « rédemption » des Grecs, une fois libérés de « l’esclavage » ottoman. La discordance entre l’image rêvée des Grecs et leur figure réelle n’en contribua pas moins de manière décisive à placer le monde ottoman, les Balkans et tous les peuples qui vivaient, qu’ils fussent chrétiens ou ottomans, de l’autre côté d’une barrière civilisationnelle séparant l’Europe, forcément occidentale, de la « barbarie orientale ».