Propos recueillis par Fabien Perrier
Le 25 mars 1821, sous l’impulsion du métropolite Germanos, le premier soulèvement de la guerre d’indépendance éclatait à Patras, dans le Péloponnèse. L’historienne Christina Koulouri, rectrice de l’Université Panteion d’Athènes et spécialiste du XIXe siècle, analyse le sens de cette date, fondatrice de l’identité nationale grecque moderne.
Le Courrier des Balkans (CdB) : Que représente le 25 mars ?
Christina Koulouri (C.K.) : Plusieurs soulèvements se produisirent en mars 1821 dans le Péloponnèse. Mais le 25 mars est le jour de la fête chrétienne de l’Annonciation. Son poids symbolique est donc fort, marquant la bonne nouvelle de la « régénération » de la nation grecque. Un lien naturel s’est opéré entre le mouvement national et cette fête chrétienne. Ce jour a été retenu comme Fête nationale en 1838 sous le règne d’Othon Ier de Wittelsbach, devenu roi de Grèce en 1838, avec le soutien du parti russe, conservateur et pro-orthodoxe. C’est donc un choix politique. Cependant, avant la révolution, les Grecs évoquaient le 25 mars comme l’une des dates possibles du soulèvement, tout comme ils évoquaient le 23 avril, le jour de Saint-Georges. Ce soulèvement national avait été préparé par l’Hétairie (Filikí Etería, Φιλική Εταιρεία), une société secrète établie sur le modèle de la franc-maçonnerie, qui suivait des principes libéraux d’émancipation nationale. Ce programme a conduit à la révolution. Si nous ne pouvons être sûrs des motivations des insurgés, nous savons qu’ils étaient habités par cette rhétorique de la liberté que chacun interprétait à sa manière.
CdB : Pourquoi le soulèvement a-t-il débuté dans le Péloponnèse ?
C.K. : Avant la révolution, la population de la région subissait une forte crise économique. Le mécontentement grondait. Parallèlement, les élites orthodoxes, qui parlaient grec et qui étaient inspirées par les idées de la révolution française qui circulaient dans les territoires balkaniques et grecs-orthodoxes grâce aux livres et aux écoles, contestaient le pouvoir absolu du sultan et le régime de l’Empire ottoman. La Filikí Etería, très présente dans le Péloponnèse, a répondu aux demandes de changement qui se diffusaient, surtout là il y avait une majorité grecque-orthodoxe, comme c’était le cas dans la péninsule. Une base sociale était prête pour le changement. Finalement, le soulèvement résulte de plusieurs facteurs : économiques, sociaux et politiques articulés autour de l’émergence d’une « conscience nationale ».
CdB : L’Empire ottoman était-il détesté ?
C.K. : Dans l’Empire ottoman prévalait d’abord une division religieuse entre musulmans et non-musulmans, mais aussi des divisions économiques, entre la classe dirigeante et ceux qui payaient les taxes. La plupart des Grecs vivaient dans une situation de dépendance économique. Même les fonctionnaires ou ceux qui avaient fait fortune étaient limités dans leurs perspectives : ils ne pouvaient pas participer au pouvoir politique sans se convertir à l’islam. Malgré tout, les gens ne détestaient pas les Ottomans. D’ailleurs, le sultan et les Ottomans ont été surpris par les révoltes grecques. Ils pensaient que leur empire fonctionnait parfaitement, mais leur conception du pouvoir politique était celle d’un ancien régime.
CdB : Très vite, des divergences surgissent entre les insurgés. Peut-on parler d’un l’échec de la révolution ?
C.K. : La révolution a échoué au niveau politique. En 1830, le régime imposé par les Puissances était une monarchie absolue, dirigée par un prince d’origine allemande. Les mouvements de 1829 contre Ioánnis Kapodístrias, le premier gouverneur de la Grèce indépendante, et ceux contre le roi Othon, voulaient une Constitution. Si la révolution a échoué, c’est parce que ni l’un ni l’autre n’ont accordé cette Constitution, qui fut seulement obtenue après le coup d’État du 3 septembre 1843, qui mit fin à l’absolutisme. Le soulèvement de 1821 a permis la naissance d’un courant démocratique et d’une culture politique assez développée. A-t-il échoué ? Oui et non...
“Au XIXe siècle, beaucoup de Grecs, notamment les paysans n’avaient aucune idée d’un lien entre la Grèce antique et la Grèce moderne ! Ils l’ont découvert et assimilé à travers l’enseignement, le service militaire, les journaux...”
CdB : S’agit-il alors d’une guerre de libération réussie ?
C.K. : Encore une fois, oui et non. À peine l’indépendance d’un premier État grec était-elle reconnue que se développait la « Megáli idéa » (Μεγάλη Ιδέα), la « Grande Idée », cet irrédentisme revendiquant des territoires qui allaient jusqu’à Constantinople. Les révolutionnaires pensaient avoir réussi à créer un État mais pas celui qu’ils imaginaient. Par rapport à la représentation de cette Grèce imaginaire, la guerre d’indépendance n’avait donc que partiellement réussi.
CdB : Le nationalisme grec trouve-t-il sa source dans la guerre de libération ?
C.K. : Le nationalisme est une idéologie politique qui revendique un État pour chaque nation. Un des premiers principes de la révolution est la liberté, ce qui suppose la création d’un État. Un autre principe est l’indépendance, ce qui signifie également un État. Le nationalisme politique existait avant 1821. Mais il a évolué au cours des années, comme tous les nationalismes. L’idée d’une Grèce peuplée par les héritiers d’un grand peuple descendant de la Grèce antique était présente avant la révolution. Mais cette vision s’est développée durant la guerre et la répression, et surtout après la création de l’État : c’est alors qu’elle est devenue l’idéologie officielle et a été propagée par les institutions étatiques comme l’école ou l’armée. Au XIXe siècle, beaucoup de Grecs, notamment les paysans n’avaient aucune idée d’un lien entre la Grèce antique et la Grèce moderne ! Ils l’ont découvert et assimilé à travers l’enseignement, le service militaire, les journaux... Toutefois, personne ne s’est opposé à cette construction idéologique.
CdB : Comment la droite et la gauche perçoivent-elles aujourd’hui ce moment de 1821 ?
C.K. : Un certain consensus se dégage à ce sujet. L’enseignement a déterminé le regard que la société grecque porte sur 1821. Pourtant, des visions diffèrent toujours selon le positionnement politique, notamment autour du rôle de personnages majeurs comme Kapodístrias.
CdB : Il y a donc une interprétation de droite et une de gauche...
C.K. : Oui. La droite insiste le rôle de l’Église et des « grands hommes », essentiellement issus de l’armée. À gauche, un historien marxiste comme Yannis Kordatos a remis en question dans l’entre-deux guerres le rôle de l’Église et des élites de la révolution. Cette analyse insiste sur l’aspect social et l’émancipation du peuple. Ainsi, selon un schéma binaire, dans l’interprétation de droite, le protagoniste est la nation, tandis qu’à gauche, c’est le peuple. En réalité, les deux courants ont besoin d’une légitimation historique. Le recours à l’histoire est une légitimation pour le présent. On a tous besoin d’ancêtres !
“À certaines périodes de l’histoire, les Bulgares étaient des ennemis bien plus redoutables que les Turcs ! Aujourd’hui, nous les avons oubliés....”
CdB : Est-il possible de dire que l’identité grecque s’est fondée sur une langue et une religion, ainsi que sur l’opposition à la Turquie ?
C.K. : Elle est assurément fondée sur la langue et la religion, mais également sur le mythe des origines, avec l’idée d’une continuité historique depuis la Grèce antique - ce qui est du reste un élément commun à tous les nationalismes européens du XIXe siècle. Mais chaque nation a un ennemi préféré. Les Français et les Allemands, les Turcs et les Grecs, les Roumains et les Bulgares... Pour les Grecs, la révolution s’est faite contre l’Empire ottoman, voire contre les Turcs, un terme déjà utilisé à l’époque. Par la suite, toute l’histoire grecque jusqu’à 1923 est celle d’un conflit avec les Turcs, et cette histoire se poursuit après la Seconde Guerre mondiale, avec le conflit de Chypre ou même, aujourd’hui, les antagonismes en Mer Egée. Pourtant, à certaines périodes de l’histoire, les Bulgares étaient des ennemis bien plus redoutables que les Turcs ! Aujourd’hui, nous les avons oubliés....
CdB : Pourquoi ?
C.K. : Cela dépend de l’actualité, des relations internationales de chaque époque. Il existe des ennemis conjoncturels. C’est le présent qui définit qui est l’ennemi.
CdB : La Turquie serait-elle néanmoins « l’ennemi héréditaire » de la Grèce ? Un « frère ennemi » ? Un « voisin encombrant » ?
C.K. : La Turquie est perçue comme un « ennemi héréditaire », mais en réalité, la Turquie est un voisin et les deux peuples entretiennent des relations amicales et des solidarités. Au quotidien, nous ne percevons pas les Turcs comme des « autres ». Nous sommes proches les uns des autres. Le terme de « frère ennemi » est peut-être plus exact. D’ailleurs, nous partageons beaucoup de choses, comme la cuisine ou la musique. Au niveau culturel, nous partageons un passé et un présent communs. Au niveau politique, des affrontements peuvent, certes, arriver entre voisins, mais ils dépendent surtout du régime politique qui prévaut chez le voisin - et ceci marche bien sûr dans les deux sens.