"Khodjali, quand et comment un massacre entre-t-il dans la conscience collective?", Joseph K
Massacre et conscience collective. Quand et comment un massacre entre-t-il dans la conscience collective?
Par
, le 19 février 2012, diplowebJoseph K (pseudonyme d’un Haut fonctionnaire)
Comment faire admettre l’existence d’un massacre commis par des communautés victimes ? L’examen des arguments échangés dans le cas de Khodjali (1992) est significatif. Destiné à provoquer la terreur, un massacre peut parfois rester méconnu pour une série de raisons présentées par l’auteur. Le plus souvent, l’attitude des grandes puissances face à des accusations de massacre est dictée uniquement par des intérêts d’Etat.
LE 26 février 2012 marquera le 20° anniversaire de ce que les Azerbaïdjanais appellent « le génocide de Khodjali » (613 morts dont 106 femmes et 83 enfants). [1] Cette petite ville de la région autonome du Haut-Karabakh de l’Azerbaïdjan était peuplée majoritairement d’Azerbaïdjanais. Possédant le seul aéroport de la région, la ville fut attaquée durant la Guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Le massacre qui eut lieu dans la nuit du 25 au 26 février 1992, impliquait également le 366° régiment de l’armée russe.
La virulence du débat qui a entouré en France, la Loi sur le Génocide arménien, fait de l’Azerbaïdjan une victime collatérale et conduit à s’interroger sur la façon dont un massacre (indépendamment de sa qualification juridique) entre dans la conscience collective.
La « Solution finale » (énoncée à la conférence de Wansee du 20 janvier 1942) qui fut l’extermination systématique à l’échelle d’un continent de populations identifiées sur des critères religieux (Juifs) ou ethniques (Tziganes), associée à des processus de destruction industrialisés, fut le massacre paroxystique qui marqua la conscience universelle et posa les bases légales de la « Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide » du 9 décembre 1948. Celui-ci est défini comme un acte commis dans l’intention de détruire tout ou en partie d’un groupe : meurtre de membres du groupe ; atteinte à l’intégrité physique ou mentale ; soumission intentionnelle à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; mesures visant à entraver les naissances et le transfert forcé d’enfants vers un autre groupe.
La fonction stratégique d’un massacre : provoquer la terreur
L’action résolue et continue de la communauté juive et la fin de la Guerre Froide en novembre 1990, ont marqué la conscience collective en deux points. Le consensus international est devenu total pour éviter que le phénomène ne se reproduise sans punition. La longue période de blocage juridique durant les guerres de décolonisation et la Guerre froide empêcha l’examen de massacres divers : (Holodomor, famine organisée qui a frappé le pays en 1932 et 1933 qui fit plusieurs millions de morts), déplacement forcé des Tchétchènes (1944, près de 400 000 Tchétchènes et 90 000 Ingouches accusés collectivement d’avoir collaboré avec les Nazis), massacres de Sétif (répressions d’émeutes nationalistes en mai 1945 en Algérie) puis des Harkis (1962, les troupes supplétives abandonnées par la France sont massacrées en Algérie lors de l’indépendance), extermination de minorités chinoises en Indonésie (la répression anti-communiste de 1965-1966 frappe principalement les Chinois considérés comme communistes), Khmers Rouges (1975 à 1979…). Le génocide d’extermination est donc devenu exceptionnel (Rwanda 1994). Mais dans les situations de conflit notamment les guerres intra-étatiques, le massacre ciblé destiné à provoquer la terreur (My Lai au Vietnam entre 347 et 504 civils en mars 1968 tués par les GIs), Haditha en Irak 24 civils exécutés en novembre 2005) ou le départ volontaire des populations (Deir Yassine en Palestine (le 9 avril 1948 107 villageois palestiniens exécutés par l’Irgoun), Sabra et Chatila (entre 800 et 3500 victimes en 1982), Srebrenicja (juillet 1995 entre 4000 et 6000 victimes civiles…) est devenu plus fréquent. Justifié par le contexte de guerre et plus limité dans son ampleur, il est destiné à éviter l’accusation de génocide et d’épuration ethnique. D’autre part les justices nationales font obstacle à la qualification juridique des faits. Le sergent Frank Wuterich, [accusé devant une cour martiale américaine de la mort de 24 civils irakiens en novembre 2005 à Haditha ]a ainsi échappé à la prison en plaidant coupable et en présentant ses regrets aux victimes, comme si les SS de la division Das Reich responsables du massacre d’Oradour-sur-Glane n’avaient eu qu’à reconnaitre et s’excuser !
Une concurrence victimaire
La solidarité de l’opinion s’est déplacée du combattant-résistant au bénéfice de la victime [2]. Dés lors est apparue une concurrence victimaire de divers groupes cherchant la reconnaissance historique. L’adoption de lois mémorielles donne un statut légal aux victimes et ainsi les protège d’éventuelles actions révisionnistes. « L’engrenage de la concurrence mémorielle » a abouti à 5 lois françaises [3], pays qui a le plus légiféré en la matière.
Comment dés lors faire admettre l’existence d’un massacre commis par des communautés victimes ? L’examen des arguments échangés dans le cas de Khodjali (1992), contesté par les organisations arméniennes dans le contexte français actuel, est significatif.
Il n’est plus possible de cacher durablement un massacre. Les media, les technologies de l’information qui ont fait des blogs des sites d’information en continu (ex. la Syrie en 2011-2012) informent dorénavant en direct la planète. Dés le lendemain du massacre de nombreux media anglo-saxons et francophones [4] ont mentionné l’importance de l’épisode et en particulier le nombre élevé de morts. La négation pure et simple fut une ligne de conduite fréquente comme pour l’Holodomor ou pour les Bosniaques assassinés à Srebrenicja emmenés dans des bus loin des regards. Dans le cas de Khodjali, la négation arménienne repose sur deux arguments : Il n’y a pas eu d’enquête indépendante d’une part, et les photos produites dans les documents azerbaidjanais sont truquées [5].
Un massacre en justifie-t-il un autre ?
Khodjali étant reconnu comme objectif stratégique dans le conflit qui opposait l’Arménie et l’Azerbaïdjan, y avait-il intention ou le massacre fut-il un concours de circonstances ? Certains sites présentent l’attaque sur la ville comme une action de rétorsion : “Des douzaines de missiles Grad ont été tirés depuis la ville sur les zones arméniennes détruisant un hôpital” [6]. On retrouvait cet argument pour justifier l’opération israélienne « Plomb Durci » de décembre 2008 contre Gaza qui fit 1400 victimes à Gaza pour 14 morts israéliens. La thèse des “boucliers humains » utilisés par les défenseurs est identique : “les Azerbaïdjanais interviewés dans le groupe racontèrent que des miliciens, encore en uniforme, et certains portant leurs armes, étaient mélangés à la masse des civils.” [7]. Human Rights Watch [8] attribue le nombre dramatique de morts aux forces arméniennes qui attaquaient la ville, et n’ont pas suspendu leur offensive alors qu’il devenait évident que celle-ci provoquerait des dommages civils sans rapport avec le gain militaire attendu.
La violence du massacre est aussi expliquée par une vengeance justifiée par d’autres massacres : celui de Maragha (45 corps et 100 disparus), le pogrom de Sumgaït, ou Kirovabad du 21 novembre 1988) est avancée par Monte Melkonian [9], un des chefs de guerre arménien, qui dit clairement "Khodjali était un objectif stratégique, mais a aussi été un acte de vengeance » [10] ". Dans une interview au journaliste britannique Tom de Waal, Serge Sarkissian alors Ministre de la défense, puis Premier Ministre et actuel Président d’Arménie, a admis ouvertement que « Avant Khodjaly, les Azerbaïdjanais pensaient les Arméniens incapables de lever la main contre la population civile. Nous avons réussi à briser ce [stéréotype]. [11] " Mais un massacre en justifie-t-il un autre ? Ces différents arguments contestent la thèse azerbaidjanaise mais reconnaissent paradoxalement l’importance significative du nombre de victimes.
« Niez et discréditez, il en restera toujours quelque chose »
Discréditer l’accusation est un autre leitmotiv. "La position de l’Occident sur la réalité d’un génocide arménien au Haut-Karabakh n’est pas claire, tout comme mettre les régimes démocratiques d’Arménie et du Karabakh au même niveau que le pouvoir autoritaire en Azerbaïdjan" fait remarquer le politologue russe Mikhaïl Alexandrov [12] qui reprend le terme de génocide et la comparaison politique des régimes. Le massacre de Katyn (printemps 1940) fut découvert par les Nazis et nié par les Soviétiques, « mais ce n’est pas parce que le ministre nazi (Goebbels) était détestable que l’information cesse d’être exacte » constate Tzvetan Todorov [13]. À la fin de la guerre, les Soviétiques déclarèrent zone interdite la région de Katyń, refusèrent toute enquête par des organisations internationales et organisèrent une campagne internationale pour discréditer les personnes connaissant le dossier par la technique de l’amalgame : « Ceux qui mettent en doute la thèse soviétique sont des pro-nazis », comme aujourd’hui sont qualifiés d’antisémites ceux qui dénoncent les excès de la campagne Plomb Durci, ou négationnistes (du génocide de 1915) ceux qui analysent Khodjali.
L’attitude des grandes puissances face à des accusations de massacre est dictée uniquement par des intérêts d’Etat. Le président Roosevelt ordonna ainsi la destruction du rapport du capitaine George Earle qui concluait à la responsabilité de l’URSS dans le massacre de Katyn, déclarant que ce n’était « rien d’autre que de la propagande, un complot des Allemands ». L’ambassadeur britannique auprès des Polonais, M O’Malley, aboutissait à la même conclusion, mais la ligne de son gouvernement était de faire « que l’histoire enregistre l’incident de la forêt de Katyn comme une tentative sans importance des Allemands pour retarder leur défaite ». Ce fut longtemps un sujet tabou pour la gauche française. La Russie dont les troupes participèrent à la prise de Khodjali nie simplement les faits.
En sortir ?
Les massacres du conflit du Haut Karabakh (celui de Khodjali comme d’autres), constituent des justifications au blocage des négociations. Comment en sortir ?
Des instances dépendant de l’Onu peuvent reconnaître certains actes de génocide. La Cour internationale de justice a pu juger Srebrenica. La Commission des droits de l’homme de l’ONU a ainsi qualifié les massacres des camps palestiniens de Sabra et Chatila en 1982 au Liban, d’actes de génocide. Mais les représentants des Etats y votent le plus souvent selon leurs intérêts diplomatiques. Plusieurs faiseurs d’opinion peuvent contribuer à faire savoir et établir les faits : Les journalistes d’abord, ne serait-ce que pour empêcher qu’une tragédie en cours ne soit tout simplement effacée de l’attention publique internationale. Ce furent les journalistes qui révélèrent l’ampleur de Srebrenica le 18 juillet 1995. L’étonnante politique de Bakou refusant des visas à ceux qui sont allés au Haut-Karabakh en passant par l’Arménie, interdit ainsi au gouvernement azerbaidjanais de leur donner sa propre vision des choses. Les Organisations non gouvernementales (HRW qui a produit le rapport le plus précis sur cet épisode [14], Memorial, MSF, MdM) se caractérisent par leurs méthodes de terrain et d’entretiens directs. Certains intellectuels médiatiques contribuent aussi, par exemple à propos de la Tchétchénie, à attirer l’attention de l’opinion publique lassée des drames dont les médias les assaillent (Khodjali se déroulait pendant la guerre en Bosnie). Les diasporas peuvent jouer un rôle modérateur comme le firent certains intellectuels juifs lors de l’opération « Plomb Durci ». Dans le cas de Khodjali, une large partie de la diaspora arménienne semble avoir pris partie pour la négation.
Jacques Sémelin [15] rappelle que le génocide reste sujet à interprétation et souligne que « le droit est d’abord politique » : « n’importe qui peut se saisir du texte de 1948 et faire des démarches dans le sens d’une reconnaissance d’un génocide. C’est ce qui s’est passé en France pour le génocide arménien, aujourd’hui reconnu par la loi française ». Charles Aznavour d’origine arménienne, commentait en 1976 sa chanson « Ils sont tombés » : « Qui ne fait siens tous les génocides, n’en fait sien aucun ». Peut-être est-il temps d’établir les faits par des observateurs indépendants pour rétablir le dialogue et progresser dans la voie de la paix. Qui refuserait une telle solution dans un pays qui vient de voter la Loi sur le Génocide de 1915 et copréside le Groupe de Minsk de l’OSCE ?
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[1] Le nombre de victimes de Khodjali serait comparable à celui d’Oradour sur Glane (642 victimes hommes femmes et enfants) ou de Sabra et Chatila (700 morts minimum).
[2] Todorov : la peur des barbares, Laffont
[3] Loi Gayssot du 13 juillet 1990 ;Loi sur le génocide arménien du 29 janvier 2001 ; Loi Taubira du 21 mai 2001 sur l’esclavage ; Loi du 23 février 2005 sur la présence française outre-mer ;Loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi (février 2012)
[4] Le Monde, the Washington Post, the Times, BBC, The Independent
[5] Voir le site xocali.net/FR/intro.html
[6] hyeforum.com/index.php ?showtopic=6747
[7] Helsinki Watch, p. 21
[8] Voir la lettre de HRW sur le site hrw.org/news/1997/03/23/response-armenian-government-letter-town-khojaly-nagorno-karabakh
[9] Monte Melkonian milita dans l’Asala qui commit l’attentat contre le comptoir de Turkish Airlines à Orly le 15 juillet 1983 qui fit 8 morts.
[10] An American’s Fateful Journey to Armenia. New York : I.B. Tauris, 2005
[11] Thomas de Waal, "Black Garden : Armenia and Azerbaijan through peace and war", New York & London : New York University Press, 2003, pp. 169-172)
[12] eafjd.eu/spip.php ?breve2757&var_recherche=khodjalu
[13] Tzvetan Todorov, Du bon et du mauvais usage de la mémoire, coll Ed du Tricorne
[14] Voir la lettre de HRW sur le site hrw.org/news/1997/03/23/response-armenian-government-letter-town-khojaly-nagorno-karabakh
[15] Voir son encyclopédie en ligne sur les crimes de masse Massviolence.org