QUEL EST l’état réel de l’Eurasie ? Vaste question qui englobe une somme de contours poreux et dont le présent ouvrage a tenté d’esquisser des éléments de réponse. De fait, « l’Eurasie a un nouveau visage au gré des bouleversements concomitants a la sortie de la guerre froide, qui font qu’elle est constituée d’un entrechoquement d’ambitions et de prétentions, de marges et de flou frontaliers (…) » écrit avec acuité Bertrand Badie, l’auteur de la préface.
Peu abordée dans les médias bien que située au cœur de la sécurité mondiale, l’Eurasie est au premier abord une zone dangereuse, propice à l’affrontement entre grandes puissances adverses. Les arguments qui confirment cette approche font légion : mosaïque de conflits de toute nature (souvent de longue durée), trafics de drogue, conflits gelés, coups d’État, crises de régime, stratégies énergétiques divergentes, tensions sociales...
Espace stratégique vital, l’Eurasie opère cependant un retour remarqué sur le devant de la scène internationale constate Gaïdz Minassian, le directeur de l’ouvrage et Chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique. Ce dernier explique cette nouvelle donne par la coopération renforcée entre la Russie et la Turquie.
C’est animé par un souci de dépoussiérer la représentation que l’Occident se fait de cette région relayée au rang de lointaine périphérie, que l’ouvrage constitue un précédent dans le champ des études en sciences sociales. La méthode consiste à procéder à un décryptage des faits marquants sur la scène eurasienne et cela à travers l’analyse des événements de ces dernières années qui ont marqué l’actualité sociopolitique et géostratégique de la région. Avec une exigence de clarté et d’éclectisme, l’ouvrage rassemble un collectif d’experts dans la matière qui va de la communauté des chercheurs, aux journalistes et correspondants sur le terrain jusqu’aux experts économiques.
S’articulant autour de trois parties, l’ouvrage propose dans un premier temps des analyses ayant trait à l’architecture de sécurité européenne, la nouvelle carte énergétique mondiale et son impact sur les questions stratégiques, ainsi que la poussée de la Chine vers la Caspienne et la mer Noire. Un deuxième cahier est consacré aux trois puissances post-impériales qui oscillent entre coopération et confrontation : la Russie, la Turquie et l’Iran. Enfin une troisième partie tourne autour de la recomposition de l’espace caspien à partir de plusieurs trajectoires.
Dans son introduction, G. Minassian décrit à juste titre ce qu’un théoricien politique russe comme Alexandre Douguine, inscrit dans une vision russo centrée de l’espace eurasien, entend par l’Eurasisme : un courant idéologique qui à l’origine présente l’identité russe comme le fruit d’une fusion originale entre les mondes slave et turco musulman. De sorte que l’Eurasisme confronte une vision du monde antagoniste, qui reprenant la théorie du géopoliticien du XIXe siècle Mackinder, oppose la « thalassocratie » ou terre mondiale (l’Eurasie) à la « tellucratie », île mondiale (l’Amérique), une ligne de fracture séparant une Russie mystique et forte à un Occident méprisé pour son matérialisme et sa décadence. Ainsi, l’Eurasisme apparait comme la continuation de l’idée impériale russe, faisant de la Russie un « troisième continent » à cheval entre l’Occident et l’Asie. ‘Centre radical’ de la puissance russe, l’Eurasisme n’est pas une simple idéologie politique adoubée d’un parti, mais un véritable système de pensée qui s’est développé à la fin des années 1990.
Au delà du simple décryptage de l’actualité des conflits gelés, de l’évolution sociopolitique et économique de l’Eurasie, les auteurs démontrent, preuve à l’appui, que la théorie du « Grand jeu » est révolue. Autrement dit, l’Eurasie ne peut plus se cantonner à un théâtre de confrontations stratégiques ou énergétiques entre Chinois, Russes et Occidentaux.
Décrivant l’évolution des économies et des sociétés de cette partie du monde en fermentation, Gaïdz Minassian note une agrégation d’États aux dérives autoritaires pétris de pathologies sociales, qui cheminant vers la mondialisation, ont des économies se trouvant encore au stade de transition et qui évolueraient vers une forme encore sauvage du libéralisme. De sorte que la phase de transition consécutive aux indépendances s’est souvent traduite par la formation d’Etats autoritaires qui, puisant leur légitimité dans une relative stabilité, font face au spectre d’un avenir incertain.
De surcroît, les auteurs nous dévoilent que dans un contexte de crise économique mondiale, plusieurs scénarios de sortie de crise peuvent émerger dans cette région riche en ressources énergétiques. Ce qui fait qu’un des grands mérites de la publication de cet ouvrage aura été sa contribution à intégrer l’Eurasie et ses problématiques comme domaine d’étude au sein des centres de recherches français dédiés à l’international et cela au service des décryptages des grands jeux de l’espace mondial. La paix du monde se joue en partie dans cette zone de rivalités de puissances et de dérégulation sociale.
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Eurasie, au coeur de la sécurité mondiale, Gaïdz Minassian (dir.), préface de Bertrand Badie, Paris, Autrement, collection Frontières, 2011, 310 p. 23 euros.
Présentation de l’éditeur
L’Eurasie désigne la bande de terre qui s’étend de l’Europe à l’Asie. Pourquoi et comment cet espace stratégique resurgit-il dans l’actualité ? La zone eurasienne suscite une compétition entre puissances (Etats-Unis, Russie, Chine, Turquie, Union européenne, Iran, etc.) pour le contrôle des richesses minérales et des axes de communication. Mais ce n’est pas qu’une terre de rivalités. C’est aussi un espace économique en transition, de sociétés en cours de démocratisation ou sous étroite surveillance des régimes en place et, enfin, un espace socio-culturel d’où émergent de fortes personnalités et dans lequel la variable culturelle explique aussi la nature des conflits. Espace émergent, l’Eurasie reste méconnue par le grand public ou fait l’objet d’approches manichéennes où le prisme énergétique est prépondérant – approche réductrice, sinon révélatrice d’une incompréhension générale face au monde qui évolue à toute vitesse sous nos yeux. Approvisionnements énergétiques de l’Europe, paix et sécurité entre puissances (Etats-Unis, Russie, Union européenne, Chine), rivalités régionales (Iran, Turquie, Pakistan), guerres ou conflits à répétition... La sécurité, la liberté et la paix se jouent en ce moment même dans cette partie du monde. Et c’est ce qu’il s’agit de démontrer dans cet ouvrage qui réunit plus de 30 spécialistes, experts et chercheurs issus de divers horizons.