Le XXIe siècle sera-t-il celui d’un monde sans arme nucléaire ? Ou sombrera-t-il dans le chaos d’un désordre nucléaire multilatéral, d’un détournement de l’arme nucléaire par des terroristes ? La dissuasion est-elle encore une doctrine applicable… ? Cette carte qui évalue la puissance nucléaire planétaire en 2010 est à cet égard lourde d’enjeux majeurs.
Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le Diploweb.com vous présente un article d’Alain Nonjon publié sous le titre "La nouvelle planète nucléaire" dans le n°133 d’Espace prépas (oct-2010).
SIGNÉ en 1968, le traité de non-prolifération nucléaire a été réexaminé lors de la conférence de Washington les 12 et 13 avril 2010, certains évoquaient la nécessité de repenser ce texte fondateur de l’ordre nucléaire mondial en prenant en compte les considérations suivantes :
. la crise ouverte par la prolifération d’armes nucléaires est inquiétante ;
. cette crise concerne des pays qui ont signé les accords duTNP, comme l’Iran en 1970, et qui s’en affranchissent sur le terrain ;
. elle manifeste la volonté de certains pays de passer outre les négociations en se retirant du traité, comme la Corée du Nord en 2003, libérant ainsi sa stratégie nucléaire (2e essai en 2009) ;
. elle inquiète sur les transferts effectifs ou circuits de matières fossiles des technologies nucléaires vers des pays peu scrupuleux ou des groupes terroristes. Il existe bel et bien un marché noir du nucléaire ;
. elle marque la rupture avec le traité des années 1990 où de nombreux pays avaient renoncé à leurs programmes (Afrique du Sud, Ukraine, Brésil, Argentine), portant à 189 le nombre d’États signataires de l’accord de 1968 ;
. elle n’est que l’aboutissement des tentatives indirectes et à la dérobée d’expérimentations clandestines comme en Libye, en Irak, en Iran… réactivant le spectre de plus d’une trentaine d’États nucléaires ;
. elle n’efface pas la question centrale : et si l’arme nucléaire n’était plus un étalon de puissance suffisant ?
Les déclarations de l’administration Obama sur « un monde sans nucléaire » (le global zero) ne suffisent pas à calmer le jeu. Encore faudrait-il :
. Faire adopter l’idée d’un arrêt total des essais mais on en est loin… même aux États-Unis (le Sénat avait refusé de signer en 1999 le CTBT, traité sur l’interdiction totale des essais nucléaires).
. Que les sanctions soient effectives et collectives : l’Iran montre les divisions, même si la Russie et la Chine se rangent tactiquement du côté des censures, des marchandages (qui saura ce que deviendra la proposition de médiation des Brésiliens).
. Que les combustibles soient gérés au travers d’une gouvernance mondiale, une banque internationale du combustible nucléaire est à l’étude. Mais, comme un stock mondial de pétrole avait été envisagé pendant les chocs pétroliers, le projet est en panne et vécu par les pays du Sud comme une mise en tutelle de leur indépendance énergétique par le nucléaire civil.
. Que le désarmement soit une réalité plus qu’un discours : avec les signataires des accords Start russo-américains signés le 8 avril 2010 (Start 3 le 6e accord entre les deux puissances nucléaires clés de la guerre froide), il semble que la dénucléarisation des deux supergrands d’hier soit synchronisée, à un niveau fixé à 1 550 ogives déployées contre 2 200 aujourd’hui, avec une limite des vecteurs à 800… Juste de quoi permettre à la Russie, qui n’est plus à parité avec les États-Unis tant militairement qu’économiquement, de moderniser ses missiles (Topol M. et RS 24), de progresser en matière de défense antimissile, tout en muselant Pékin car baisser la garde nucléaire vaut aussi avertissement pour la Chine qui pourrait rejoindre rapidement le niveau de la puissance nucléaire russe. La nouvelle stratégie de sécurité de la Chine n’est pas non plus centrée sur la seule protection de sa souveraineté nationale mais sur la protection de ses intérêts fondamentaux… avec à la clé un contexte de guerre froide entretenu en mer de Chine et une augmentation substantielle du budget de la Défense.
. Que se mette en place un recadrage général : et peut-être aborder avec tact mais fermeté le cas d’Israël qui ne reconnaît pas un arsenal qui existe, reste campé sur sa doctrine de dissuasion dite « d’ambiguïté nucléaire » et légitime par ailleurs les tentatives iraniennes dans l’expression de sa puissance régionale.
. Il faut renforcer les contrôles et donner à l’AIEA des pouvoirs accrus pour éviter les impasses qu’elle a souvent faites sur le programme iranien, le rôle de la Syrie (après le bombardement d’Al Kiban) et peut-être mobiliser la nouvelle présidence du japonais Yukiya Amano (plus intransigeant après M. Elbarradei en campagne électorale sur la succession de Moubarak) pour fortifier le cahier des charges de l’institution. De toute façon, l’élimination des armes nucléaires dépend de l’évolution des stocks d’armes conventionnelles et d’une gestion multilatérale des activités nucléaires civiles.
Le nombre des têtes nucléaires conforte l’idée que le G5 domine encore, et pour longtemps, le jeu nucléaire mondial avec 28 000 têtes au total dont : 5 200 sur 14 000 sont en service aux États-Unis ; 4 800 en Russie ; 480 en France et au Royaume-Uni. Alors que la Chine, l’Inde et le Pakistan en aligneraient chacun une centaine.
. L’Asie devient le lieu de tous les dangers avec le Pakistan, seul pays musulman à posséder la bombe, dont la sécurité des installations n’est pas garantie. Sous la pression des talibans de la vallée de Swat au district de Buna et des djihadistes et extrémistes nationalistes du Cachemire, le Pakistan interpelle la communauté internationale avec ses luttes intestines pour le pouvoir, et les leçons du passé : en 2003 Dr el Abdul Qadeer Khan, père de la bombe, n’avait-il pas animé un réseau de prolifération en Libye, Corée du Nord et Iran… Le nucléaire indien radicalise les positions d’Islamabad : l’Inde n’a pas signé le traité d’interdiction complète des armes nucléaires… et pourtant elle n’est plus soumise à embargo sur ces matériels, et elle développe même une coopération sur le nucléaire civil avec les États-Unis depuis 2008, précédent qui érode le TNP.
. La Corée du Nord multiplie les gesticulations nucléaires (une à six ogives) sans missile… mais l’agitation entretenue évite à Pékin de gérer le trauma d’une réunification… Avec l’ogive nucléaire et le problème coréen, sa capacité est plus à transférer des technologies qu’à faire monter la surenchère nucléaire.
Le Japon reste technologiquement prêt, avec sa militech society qui, à tout moment, pourrait basculer dans le nucléaire. Mais, pour l’heure, il reste un pays encore soumis aux injonctions du traité de San Francisco. Il n’en demeure pas moins que l’opinion traumatisée est de plus en plus en phase avec un discours normalisant le rôle du Japon sur l’échiquier international, surtout avec la pression chinoise.
. L’Iran focalise toutes les craintes : c’est sans détour que le président Ahmadinejad a convoqué à Téhéran une conférence les 17 et 18 avril 2010 sur le thème rassembleur « Énergie nucléaire pour tous, armes atomiques pour personne », à l’heure où la communauté internationale réfléchissait toujours sur les sanctions à appliquer. Certes l’Iran ne possède pas encore de moyens de destruction massive susceptibles d’inquiéter Israël, mais ses avancées technologiques sont réelles (les sites de Qom ou de Natanz sont aptes à produire de l’uranium enrichi). La diplomatie peut être prête à disséminer l’arme nucléaire dans la région, voire à transférer des technologies au terrorisme. Le programme iranien ne peut qu’accélérer la course aux armements des pays arabes, ce qui conforterait le régime iranien dans ses certitudes et isolerait Israël.
On est donc plus que jamais conscient que la prophétie de H.G. Wells en 1914 n’est pas plus d’actualité en 2010 : « À l’aube du XX e siècle rien n’aurait pu être plus évident que la rapidité avec laquelle la guerre devenait impossible. » Seule certitude ? Le spectre de la guerre se nourrit des guerres de demain, pas forcément nucléaires, contrairement aux analyses de Robert McNamara (Tous les âges à venir de l’humanité seront nucléaires, 1967), mais chimiques, bactériologiques, de diasporas, de la faim, de flux migratoires, de l’eau, de la drogue, de l’information, de l’espace… guère de raisons d’espérer.
Copyright Octobre 2010-Nonjon / Espace prépa 133
Plus
Pour une gouvernance mondiale du Nucléaire civil et militaire, François Géré, Président de l’Institut Français d’Analyse Stratégique (IFAS), chargé de mission auprès du directeur de l’Enseignement militaire supérieur en France Voir