"Les Croates parlent-ils croate?", Z. Ivanjek

Les Croates parlent-ils croate ?
jutarnjilist, balkans.courriers.info
Publié dans la presse : 4 avril 2007
Mise en ligne : dimanche 29 avril 2007
Les guerres linguistiques ne sont toujours terminées. Alors que le Monténégro promeut désormais la langue monténégrine, en Croatie, toute évocation d’une langue commune serbo-croate (ou croato-serbe) continue de provoquer des tempêtes parmi les linguistes, gardiens de la norme de la « pure » langue croate. Pourtant, la codification de la langue a été un long processus auquel ont collaboré Serbes et Croates, et beaucoup de grands écrivains croates ont écrit en « serbo-croate ». Et si l’on acceptait enfin que la langue se libère des carcans normatifs et idéologiques ?

Par Zeljko Ivanjek

La sortie de la traduction croate du livre du linguiste américain Robert D. Greenberg, intitulé La langue et l’identité dans les Balkans (parue chez Srednja Europa, Zagreb, 2005), a suscité en Croatie un débat du haut niveau linguistique. Un grand nombre de linguistes croates renommés (Stjepan Babic, Radoslav Katicic et d’autres) ont résolument estimé que l’auteur était incompétent, et son livre sans fondements.

Ceux-ci signalaient entre autres que la thèse de base de Greenberg était déplacée. Il n’est pas vrai, affirment les linguistes en question, qu’une langue - le serbo-croate ou croato-serbe - se soit fragmentée en quatre langues, c’est-à-dire en bosniaque, monténégrin, croate et serbe, parce qu’une telle langue n’a jamais existé. Cette affirmation résolue résume l’histoire de l’évolution de la langue littéraire croate au cours des 19e et 20e siècles, mais aussi la malédiction diabolique de la science linguistique croate.

Une langue unifiée a existé

Or, du moins depuis l’accord de Novi Sad, signé le 10 décembre 1954, les Croates se servent, de façon officielle, de la même langue que les Serbes et les Monténégrins, et cette langue est appelée croato-serbe ou serbo-croate.

Plus tôt encore, en 1930, la dictature du 6 janvier qui a instauré le pouvoir royal absolu en Yougoslavie, avait nommé une commission de linguistes dont le but était de collaborer à un « recueil de règles de bon usage pour toutes les écoles primaires, secondaires, lycées et écoles spécialisées » (Pravopisno uputstvo za sve osnovne, srednje i strucne skole).

Cela veut dire qu’une langue unifiée a existé, au moins de jure, au niveau légal. Qu’elle ait cessé d’exister, qu’elle ait été « abolie » par une déclaration du conseil d’administration de la Matica hrvatska - datant du 16 avril 1971 - qui a renoncé à l’Accord de Novi Sad, ou par la désintégration postérieure de la Yougoslavie, n’est pas ici primordial.

Autrement dit, dans son livre, l’Américain Greenberg fonde son étude sur la situation constatée de jure dans la langue des Croates, alors que les linguistes croates ont répondu en évoquant la situation de fait, c’est-à-dire en avançant leur propre vision de l’unité linguistique. Ou plutôt, avec leur propre interprétation et vision de la réalité linguistique. (Un deuxième débat se cacherait-il ici, selon lequel la réalité croate ne peut être connu par quelqu’un qui ne l’a pas vécue de l’intérieur, et encore moins par un étranger ?).

Cette antinomie, apparemment de surface et sans objet, me semble en fait cruciale, non seulement dans le contexte de la critique d’un livre mais pour bien d’autres litiges linguistiques d’actualité. Cela fait penser à cet ancien proverbe latin « nomen est omen » [1]. Le fait de se sentir irrité par la simple dénomination « serbe » dans l’appellation de la langue croate, langue dont se servent les Croates, est d’avantage dû au événements survenus dans les années 1990, c’est-à-dire aux épisodes de la guerre patriotique.

S’ajoute à cela le fait que le terme de « serbe » dans la dénomination de la langue croate a été introduit par la dictature du 6 janvier, puis à nouveau par les partisans de Tito. Le produit d’un tel sentiment d’irritation est le Dictionnaire des différences de Brodnjak qui, avec le temps, se transforma, passant d’une arme de guerre essayant de faire renaître le purisme croate à un manuel de serbismes qui enrichissaient la langue croate, comme jadis les bohémismes (Sulek), les russismes (A. Mazuranic, Uzarevic) et les germanismes, ou aujourd’hui les anglicismes. Mais quelque soit la position de l’Etat ou le cadre légal vis-à-vis du nom de la langue que parlaient ou parlent les Croates - c’est-à-dire quelque soit la situation de jure de la langue - les politiques linguistiques n’ont jamais réussi à modifier la situation de facto, même à l’époque des pires dictatures. On ne peut pas arrêter les imprégnation qui, bien naturellement, se produisent à toutes les époques.

Quand Krleza écrivait en ekavski

Ce n’est rien d’autre que la conscience de l’imprégnation linguistique qui a fait que certains écrivains croates, après la Première Guerre mondiale, se sont mis à écrire en « ekavica [2] » (A. B. Simic, Cesarec, Krleza, Ujevic, Krklec, Donadini et d’autres) pour y renoncer par la suite, surtout après l’attentat contre Stjepan Radic et ses camarades au Parlement de Belgrade [3].

Ces écrivains représentent à tout le moins une voix modeste mais significative, montrant que le croato-serbe était bel et bien pratiqué chez les Croates, et ceci de la part des meilleurs écrivains de l’époque. Voici la preuve que cette langue existait bien. Cependant, il ne faut pas oublier les idées politiques et manipulatrices sur la fraternité entre les Croates et des Serbes. Il faut pas non plus oublier que ces mêmes écrivains ont rétroactivement « iékavisé » leur propres œuvres pour marquer ce tournant linguistique et politique.

Mais supposons que le croato-serbe n’ait jamais existé, supposons qu’il ait seulement été imposé par les dictats politiques et les politiques linguistiques des anciens royaumes et États, et que l’on décide maintenant d’annuler son existence. Dans tous les cas, si l’on jette un regard rétrospectif, le développement de la langue croate et sa standardisation au cours des XIXe et XXe siècles peuvent être perçus comme une suite de suggestions et de décrets qui, durant toutes ces longues années, ne manquait que d’une chose - l’existence d’un État croate.

La résistance des Illyriens

Mieux encore, la tentation d’ « imposer » d’une façon ou d’une autre une langue ou un dialecte commun à tous les Croates s’est produite déjà bien avant cette période. En 1636, quand Bartol Kasic a terminé sa traduction croate de la Bible (intitulée Citava Biblija), marquée par une inclination prononcée pour le dialecte de Dubrovnik (« po dubrovacku »), certains évêques croates et romains se sont sentis dérangés par cette option pour la « stokavstina » (le dialecte utilisant « sto »).

A leur tour, ils défendaient la « cakavstina » (dialecte en « ca ») qui, deux siècles plus tard, fut défendue par le rédacteur en chef du magasine Zora dalmatinska, Ante Kuzmanic, qui avait pris position contre le mouvement des illyriens en optant pour la « ikavica ». Et bien que, quelques années plus tard, Kuzmanic ait accepté la « stokavstina », la querelle portait en réalité aussi sur la question de l’identité croate et la possibilité ou non de la vivre d’au moins deux façons différentes.

Il est clair que, les représentants du mouvement illyrien, sous l’égide de Gaj, Babukic et Antun Mazuranic défendaient l’idée d’une orthographe étymologique (etimoloski pravopis). Ceci au nom d’une double utopie, dont un volet a quand même été réalisé. De leur point de vue, il s’agissait d’ailleurs d’une utopie une et unique - l’utopie d’une grande union des Slaves du sud, trouvant son appui dans la thèse selon laquelle « la quantité augmente la qualité » (« kolikoca pojacava kakvocu »). Ils ne souhaitaient pas unir sous une langue unique « seulement » les cakavce, les kajkavce et les stokavce [4], chose à laquelle ils sont parvenus, mais ils souhaitaient proposer une orthographe et une langue qu’utiliseraient tous les « tribus » illyriques, tous les Slaves du Sud, c’est-à-dire, en plus des Croates, les Serbes, les Slovènes et les Bulgares.

En 1836, Ljudevit Gaj a introduit la lettre « e » (rogato e) pour marquer le reflet d’un « jat » de l’ancienne langue slave (staroslavenski), en recommandant de le prononcer « je » ou « ije ». Ce système avait déjà été mis en place ou en tout cas décrit par Vuk Stefanovic Karadzic dans son Dictionnaire serbe (Srpski rjecnik, 1818). Cette question a ouvert un champ de bataille linguistique, où se sont affrontés les membres du mouvement illyrien, mais aussi Vuk St. Karadzic et les écrivains dalmates réunis autour de Kuzmanic. « Tout le monde écrit la même lettre, chacun la prononce comme il a l’habitude de le faire » (svet, svit, sviet). « Pour la volonté de la concorde illyrienne », souligna Babukic en 1836 dans son manuel sur l’orthographe slave du dialecte illyrien intitulé Osnovi slovnice slavjanske narecja ilirskog. En 1848, Kuzmanic répondit dans son magasine Zora : « Nous, les Dalmates, nous conserverons notre langue ancienne » (« A mi cemo Dalmatinci pri nacem starinskom i ostati »).

Vuk [Karadzic] lui accorde son soutien : « Personnellement, je considère que mélanger les dialectes dans l’écriture gâche la langue ; je considère ainsi qu’il vaut mieux écrire par exemple dite, lipo, lin, grih... que dete ». Cette position a été par la suite soutenue par l’Accord littéraire de Vienne en 1850, donc par Kukuljevic, Demeter et I. Mazuranic. Ils ont tous été d’accord sur le fait que parmi les dialectes populaires, l’un devait être choisi comme langue littéraire, plutôt que d’en créer un nouveau. Malgré ces événements, Ljudevit Gaj, en 1848 dans le magasine Danica, et Sulek en 1854, renoncèreent au « rogato e » et optèrent pour le « ie ». Dans les écoles, les deux façons d’écrire ont continué à coexister, et le dernier à renoncer au « rogato e » a été Adolfo Veber Tkalcevic, dans une publication qui s’appelait Slovnica hrvatska, publiée en 1876. Dans le Nas pravopis (1864), Vatroslav Jagic a également exprimé son accord avec cette approche.

La victoire de Vuk

Le linguiste Ljudevit Jonke a constaté que c’est seulement vers la fin du XIXe siècle, avec la victoire définitive des « vukovci » [adeptes de Vuk St. Karadzic] que cette variante promue par les Illyristes a été liquidée, laissant place au « ije » et « je » de Vuk Karadzic. Le Hrvatski pravopis de Ivan Broz de 1892 et la Grammaire et stylistique de la langue littéraire croate ou serbe (Gramatika i stilistika hrvatskoga ili srpskoga knjizevnoga jezika) de Tomo Maretic, ainsi que le Dictionnaire de la langue croate ou serbe, dont la publication a démarré en 1880 (aux éditions JAZU, sous la direction de Djuro Danicic), couronnent cette victoire.

Le « rogato e » n’est pas le seul détail de la langue et de l’orthographe dans lequel se soit manifestée la conscience du mouvement des illyriens, qui depuis longtemps réalisaient que cette partie de leur utopie n’allait pas se réaliser, ce qui fait qu’ils ne s’attendaient pas à ce que les « vukovci » proposent une chose pareille.

Une querelle similaire a éclaté autour de la façon des Illyristes d’écrire la consonne « r », quand elle est position semi-vocalique. L’issue de la bataille a été semblable. Les Illyristes l’écrivaient combinée avec les voyelles « e » et « a » (ex : perst, kerv, etc [5]). Sur ce point, des linguistes comme Babukic, Karadzic, A. Mazuranic, Veber, Sulek et Jagic ont également donné leur avis. Veber a laissé tomber une nouvelle fois la variante illyrienne en 1876. Les « vukovci », évidemment, s’en souvenaient déjà à peine.

« Écris comme tu parles »

Dans certains conflits linguistiques, les Croates et les Serbes n’ont pas défendu de positions opposées, car les prises de position ont été autrement plus nuancées. Le plus fameux de ces combats a porté autour de la manière d’écrire les mots - phonétique ou étymologique. La fameuse maxime de Vuk « écris comme tu parles » (pisi kao sto govoris) l’a emporté sur celle des Illyriens qui lançait au contraire le principe « écris pour les yeux, parle pour les oreilles » (pisi za oci, govori za usi). Babukic écrivait ceci : « Il faut prêter le plus d’attention à l’étymologie, car c’est par son biais que l’on atteint la meilleure compréhensibilité » (Treba najvise paziti etimologiu, jer se njome razumljivost najbolje postize).

Mais la compréhensibilité n’est-t-elle pas l’objectif de toute écriture ? « Il faut donc écrire izseci et non pas iseci, izkidati et non pas iskidati... », écrivaient Fran Kurelac et Jagic, défenseurs de l’orthographe étymologique. Jagic proposait l’adoucissement de l’approche étymologique des Illyriens (sbor devient zbor, slatka devient sladka, istjerati devient iztjerati). La commission sur l’orthographe de 1877, dirigée par Adolfo Veber, opte pour cette variante : on propose les variantes « otca », « pocetci », « odpjevati », « oddieliti », « uskok », « uboztvo », « junactvo », etc). Mais ici, de nouveau, les « vukovci » reviennent sur scène. (...)

La langue, plus forte que les règles ?

En fin de compte, si les écrivains croates avaient attendu que les linguistes résolvent ne serait-ce qu’un seul de ces litiges, ils n’auraient jamais pu écrire. Ils seraient encore maintenant en train d’attendre le recueil final de règles sur le bon usage de leur langue. On a toujours voulu inculquer quelque chose à la langue croate, mais les gens ont continué à la parler et à l’écrire.

Quel que soit sa source - l’Église, un individu, la commission pour l’orthographe ou une dictature antipathique - toute règle ne pouvait être introduite que par la violence et la force légale, c’est-à-dire moyennant une loi. En ce sens, peut-être que certains préfèrent leur propre violence, mais en l’acceptant, ils oeuvrent clairement contre leur langue et contre eux-mêmes. De plus, la langue, tout comme l’homme, ne réalise pas pleinement sa vie derrière les grilles d’une prison, quelle qu’elle soit. Et quelle que soit l’excuse au nom de laquelle cette prison a été bâtie.

Les linguistes contemporains pourraient, pour une fois, laisser l’histoire derrière eux et accepter la langue croate littéraire contemporaine, sans l’observer toujours à travers les lunettes de leurs honorables prédécesseurs. Ils devraient se souvenir des paroles de Vatroslav Jagic qui disait que « l’époque où l’on rêvassait naïvement d’une langue artificiellement construite, une langue qui, composée de toute sorte d’ingrédients différents serait susceptible d’arranger tout le Sud [c’est-à-dire tous les Slaves de Sud, NdA], est derrière nous ».

À cela, malheureusement, à cause d’une jeunesse perdue durant la Guerre, il faut ajouter le rêve de Jagic sur « la concorde absolue entre les Croates et les Serbes ». Tout ceci était des rêves croates. Ce qui en reste dans la réalité de la langue croate, ce n’est plus un rêve, mais la langue croate standardisée.

Les linguistes doivent, évidemment, décider s’ils veulent continuer à vivre sous le joug des idéologies dépassées ou préfèrent-ils s’attaquer à la langue vivante, même si celle-ci contient toujours des traces laissées par ces idéologies. Le moment est peut-être venu que les « juristes » et les « de factistes » linguistiques se retrouvent, au moins pour le bien de leur langue. Mais ceci n’est que la proposition modeste d’un journaliste. Est-t-elle exagérée ?

[1] Littéralement, « le nom est un signe »

[2] La forme « ékavienne » de la langue prévaut en Serbie, tandis que la forme « iékavienne » domine au Monténégro, en Bosnie-Herzégovine et en Croatie, où l’on rencontre aussi, sur la côte, un parler « ikavien ».

[3] Dirigeant du Parti paysan croate, Stjepan Radic a été assassiné en 1928 par un député monténégrin.

[4] Trois manières de demander « quoi ? » sont possible en Croatie : sta ?, ca ? et kaj ?

[5] Dans la forme de Vuk, retenue aujourd’hui, on écrit prst (le doigt), krv (le sang).