´Et pendant ce temps, au Daghestan voisin...´, Alain Délétroz

A l'est de la Géorgie, le Daghestan, république autonome de la Fédération de Russie, est une source d'inquiétude pour Moscou. Le niveau de violence, la montée de l'extrémisme islamiste et la corruption des potentats locaux laissent craindre des dérapages incontrôlables.

La crise profonde qui s'est ouverte en Géorgie a propulsé à nouveau le Caucase sur la scène internationale. La Russie joue d'autant plus gros dans cette région que son propre Nord-Caucase reste une région particulièrement vulnérable aux troubles régionaux.

 Le Daghestan est la plus grande république autonome du Nord-Caucase. Blottie entre les sommets du Caucase au sud, les sables de la Kalmukie au nord, la mer Caspienne à l'est, la Tchétchénie à l'ouest, la Géorgie et l'Azerbaïdjan au sud, le Daghestan traverse une période de troubles sans précédents. Pour les observateurs avertis du Nord-Caucase, cette république aux trente et une ethnies de souche aurait pu sombrer rapidement dans le feu qui embrasa sa voisine tchétchène dans les années 90. Et pourtant le Daghestan résista fort bien à la première guerre de Tchétchénie. C'est toutefois une attaque sur son territoire lancée par le preneur d'otages tchétchène Chamil Bassaïev en 1999 qui déclencha la deuxième guerre de Tchétchénie. Peu de Daghestanais se laissèrent bercer par les sirènes islamistes et les appels à offrir aux combattants tchétchènes un couloir ver la Caspienne. Malgré ce voisinage explosif et sa composition ethnique délicate, la plus vaste république autonome du Nord-Caucase réussit à éviter de sombrer elle aussi dans un conflit à large échelle.

Pourtant, depuis 2003, le Daghestan fait face à une vague de tueries de membres des organes de sécurité fédéraux, d'hommes politiques et d'administrateurs. L'organisation extrémiste «Shariat Jamaat» est responsable de la plupart de ces actes de violence. Cette violence de rue est nouvelle et dépasse par son ampleur la rivalité ethnique traditionnelle au Daghestan qui se focalise sur l'accès à la terre. La réponse des organes de sécurité russes a été pour le moins inefficace.

Le Daghestan ne risque certes pas de sombrer maintenant dans une guerre semblable à celle qui a détruit la Tchétchénie voisine. Contrairement à la Tchétchénie des années 90, l'idée d'une sécession de la Russie n'a aucun soutien populaire dans une république dont l'équilibre entre ethnies a été largement assuré par l'empire russe puis par l'Union soviétique. Les mouvements islamistes des deux républiques ont d'ailleurs des agendas qui sont relativement divergents, même si certains des dirigeants de la «Shariat Jamaat» ont fait le coup de feu en Tchétchénie. L'attaque menée par les Tchétchènes en 1999 a visiblement pu compter sur quelques supports daghestanais, qui se sont toutefois rapidement évanouis.

Le mouvement semble n'avoir pourtant aucun mal à recruter une jeunesse désœuvrée, dans l'une des régions les plus pauvres de la Fédération de Russie. Les nombreux abus de pouvoir par la police, la violence qui est faite aux jeunes détenus, le népotisme rampant et la corruption qui excluent la vaste majorité des jeunes Daghestanais de la vie économique rendent les efforts de recrutement par les extrémistes islamiques particulièrement aisés. La réponse des autorités consista à introduire une loi «anti-wahhabite» dont les résultats sont plus que mitigés. Les jeunes musulmans pieux peuvent désormais être condamnés par cette loi à de lourdes peines pour agitation religieuse.

Ce manque de nuances dans le ciblage des actions policières constitue probablement une erreur stratégique grave des pouvoirs publics qui vont ainsi contribuer à augmenter les frustrations parmi les jeunes et les rendre ainsi plus réceptifs à une propagande extrémiste.

Le niveau de violence dans cette république, véritable mosaïque ethnique, est un facteur de grande préoccupation, autant dans la capitale daghestanaise, Makhatchkala, qu'à Moscou. La crainte de débordements interethniques est dans tous les esprits. Pour les élections de 2007 un nouveau système de listes électorales avait été mis en place dont le but était de «dés-ethniciser les élections». Mais au lieu d'assister à un affrontement de partis, ou de districts liés à des ethnies comme dans le passé, la campagne de 2007 aboutit à un duel acharné entre le président de la république Mukhu Aliyev (d'ethnie avar) et Said Amirov (un Darguine) pour le contrôle de la section daghestanaise du parti de Poutine «Russie Unie»... Toute la période électorale fut marquée par des attentats, des assassinats et des menaces sur les candidats et servit d'illustration dramatique de la fragilité à la fois de la fabrique sociale du Daghestan et de son système politique.

Du côté de Moscou, on est certes préoccupé par cette situation d'une république dont la position sur la mer Caspienne et à la frontière avec l'Azerbaïdjan et la Géorgie est hautement stratégique. Le Kremlin nomma en 2000 comme représentant plénipotentiaire du président Poutine dans le district fédéral Sud - qui englobe toutes les républiques autonomes du Nord-Caucase - un homme rompu aux négociations difficiles et qui ne manquait pas de courage: Dimitri Kozak. La situation au Daghestan retint toute l'attention du représentant plénipotentiaire. Dans un rapport confidentiel destiné au Kremlin mais dont la presse russe eut vent, M. Kozak parlait d'un possible éclatement de la république. Face à l'étendue de la corruption, il allait jusqu'à recommander la mise du Daghestan sous administration directe de la présidence de la Fédération de Russie. Cette suggestion provoqua une levée de boucliers non seulement à Makhatchkala, mais dans tout le Nord-Caucase. Moscou dut composer et se saisit de la proposition de Kozak pour pousser à un changement de président à Makhatchkala, sans plus.

Dimitri Kozak est désormais ministre à Moscou et ses deux successeurs ont fait preuve de beaucoup plus de discrétion, tandis que la situation au Daghestan se détériore. Le président daghestanais Mukhu Aliyev et son rival Said Amirov, maire de Makhatchkala, sont engagés dans un duel mortel afin d'imposer un contrôle de nature clanique sur l'économie et les postes officiels. L'exclusion de la jeunesse d'un système d'accès aux ressources, qui est de plus en plus fermé, promet de beaux jours à tous les recruteurs wahhabites de la région.

Moscou doit réagir, investir au Daghestan et contrôler les corrompus avant qu'ils ne créent pour la Russie une nouvelle situation incontrôlable. Il serait particulièrement désastreux pour la crédibilité de Moscou dans le Caucase si après l'euphorie nationale provoquée par la contre-attaque russe en Ossétie et l'action militaire disproportionnée engagée sur le territoire géorgien, la Russie en arrivait à ne plus contrôler l'une de ses propres républiques autonomes.

Donner un avenir à la jeunesse de cette région, s'il le faut contre les potentats locaux, est le meilleur moyen pour la Russie de s'assurer l'allégeance des nouvelles générations.

Alain Délétroz est le Vice-président (Europe) de l'International Crisis Group à Bruxelles. Voir le dernier rapport sur le sujet de l'International Crisis Group: «Russia's Dagestan: Conflict Causes» sur http://www.crisisgroup.org

27-VIII-08, Alain Délétroz, letemps/crisisgroup