ŽLa pornographie contre le communismeŽ, Olga Procevska

La pornographie contre le communisme


Par Olga PROCEVSKA* 
Le 01/12/2011
regard-est

«Nous vous enlaçons et embrassons tendrement», voilà comment le premier journal pornographique paru en Union soviétique prenait congé de ses lecteurs. Devant le chaos du pouvoir, à l’heure des nouvelles libertés et des vieux stéréotypes, au début des années 1990, une publication porno est devenue non seulement un objet de divertissement, mais aussi une arme dans la lutte idéologique contre le système soviétique.

 

 
En Union soviétique, l’érotisme et la pornographie n’étaient accessibles que de manière illégale: les documents étaient apportés en secret de l’étranger, produits et reproduits à la maison ou dans des ateliers typographiques clandestins et diffusés par des réseaux personnels de connaissances. Néanmoins, à la toute fin de l’année 1990, la pornographie imprimée, sous les traits du journal Echtchë («encore», en russe), apparaît comme supplément à un journal politique d’importance. Le fondateur et rédacteur en chef de Echtchë, Vladimir Linderman, explique comment une publication avec ce type de contenu a pu être jointe en supplément à la version russe du journal officiel du Front populaire de Lettonie, alors principal rassemblement politique de Lettonie[1]: «il régnait un tel chaos, personne ne pouvait rien suivre ni ne savait vraiment ce qui était autorisé et ce qui ne l’était pas. Il n’existait aucun principe strict de contrôle. La période la plus créative.» Publié au départ seulement à Riga, et long de huit pages, il est devenu plus tard deux fois plus épais et, au milieu des années 1990, les travaux d’impression ont été transférés en Russie. Pour justifier le choix du titre, V.Linderman précise: «S’ils nous ferment, nous éditerons encore!» Le journal a réellement été fermé durant quelques temps au milieu des années 1990, à la suite de conflits entre groupes économiques en Russie, mais a relancé son activité et a été diffusé mensuellement jusqu’en 1998 sur le territoire de l’ancienne URSS.

Le jour après la révolution

Vladimir Linderman, est connu aujourd’hui en Lettonie et en Russie comme homme politique provocateur et comme activiste dans le collimateur des services secrets des deux États[2]. Il l’est en revanche bien moins comme dissident de l’époque soviétique et comme poète, ou encore comme copropriétaire (jusqu’en 2010) du premier, et longtemps le plus important, réseau de sex-shops de Riga. Le cercle des auteurs contribuant au journal était constitué au départ des connaissances de V.Linderman, rencontrées lorsqu’il éditait en samizdat le journal socio-littéraire dissident Tret’ia modernizatsia («troisième modernisation»). Celles-ci habitent pour la plupart dans les Républiques baltes, en Russie et en Israël. Certains se disent communistes, comme par exemple un habitant de Lettonie, «consultant en bizness, ancien maître de conférence de la chaire du communisme scientifique». Certains auteurs sont aujourd’hui connus comme hommes politiques ou de lettres, les autres ayant complètement disparu de la sphère publique. Il n’est pas possible d’en identifier un grand nombre car ils employaient des pseudonymes pour écrire. Echtchë se caractérise également par un style particulier d’écriture, «une ironie rafraîchissante, quand l’auteur regarde l’événement de haut, avec même une sorte de léger ennui. Et cela a eu d’autant plus d’effet sur la fantaisie des lecteurs. C’était un journal de synthèse, qui remplissait à la fois les fonctions d’un journal pornographique, d’un titre de presse de boulevard et d’une publication littéraire ironique, et qui pratiquait la satire politique. Et ce, parce qu’il n’existait rien de tout cela à l’époque», raconte V.Linderman.


Première page du premier numéro de Echtchë, 25 décembre 1990.

Le premier numéro du journal présentait deux articles consacrés aux relations entretenues par Lénine et Mikhaïl Gorbatchev avec les femmes, un manifeste sur la dépénalisation de l’homosexualité[3], plusieurs extraits littéraires et les nouvelles de l’actualité: les clubs érotiques d’Allemagne et de Lettonie tissent des liens; Mick Jagger a couché avec David Bowie; en Russie, un scientifique aurait mené des expériences sur les orgasmes de sa femme. Ce numéro contenait également un message de la rédaction aux lecteurs:

«La révolution est terminée. Reste à savoir si elle a vaincu ou perdu (peut-être qu’elle a vaincu et que nous avons perdu, ou le contraire…), mais il est évident qu’elle est terminée. Il y a peu de chances que, même dans ses moments les plus violents, nous ayons fait partie des «révolutionnaires enflammés» car une activité politique sérieuse exige de la part de celui qui s’y consacre un sens hautement développé de l’optimisme historique, alors que nous… nous sommes différents. Ces trois années de révolution ont été réellement grandioses, avec de nombreuses découvertes agréables, mais on ne peut pas toujours se trouver dans la rue, au cœur des événements et au milieu de la foule assemblée. C’est avant que la sensation naturelle de fatigue ne fasse place à l’apathie bête et méchante qu’il faut partir.
Où donc? Mais bien sûr, là où l’intelligentsia se réfugie toujours lorsqu’elle a échoué à édifier un Escalator Vers Le Ciel Pour Tous, c’est-à-dire vers le point crucial, là où sont focalisés TOUS les problèmes: la question du SEXE. Nous le faisons le cœur d’autant plus léger que nous faisons confiance à ces mains solides qui tiennent fermement aujourd’hui les hampes du drapeau letton rouge-blanc-rouge et du drapeau russe tricolore. Tenez bon, les gars! Nous…, on s’en va.
Pour nous, enfants de cette époque agitée, «l’expérience érotique renferme la dernière possibilité d’approcher le sacré» (Olivier Clément). Et pour Vous, cher lecteur? N’êtes-Vous pas lassé d’écouter ces banalités, par exemple, que les prostituées sont aussi des êtres humains et que la pratique de l’onanisme n’est absolument pas aussi nocive qu’on a bien voulu vous le faire croire pendant votre enfance? Ce n’est pas à un voyeurisme puant sur la fente des filles mais bien à une observation directe et ininterrompue sur l’essentiel, le trou noir que constituent la Vie et la Mort, que vous invite votre ami, le mensuel Echtchë.
Un mot encore. N’ayez pas peur, nous ne sommes pas aussi sombrement sérieux qu’il peut y paraître. Et si vous voulez seulement savoir avec qui baise Henry Kissinger ou s’il est convenable pour un couple d’intellos de pratiquer la sodomie, nous vous aiderons aussi à répondre à ces questions.»


Avec qui couchait Lénine?

Le journal Echtchë se définissait lui-même comme «journal érotique indépendant» et affichait une devise française: «Nous ne pouvons pas nous permettre dŽêtre frivoles». Son principal objectif était la lutte contre l’hypocrisie de l’idéologie soviétique à l’égard de la sexualité. C’est pourquoi le journal est parti en guerre tout d’abord contre quelques dogmes du système, par exemple, les «biographies irréprochables» des leaders du parti et des icônes de la culture. En ce sens, Echtchë intègre parfaitement le milieu des médias postsoviétiques de la première moitié des années 1990, obsédé par les «vies secrètes» de Lénine, Gorbatchev, Pouchkine et Tchaïkovski. Les médias «dévoilaient» des épisodes impensables de biographies auparavant rigides et formelles. Le public aspirait à l’exotisme et la compétition pour le sensationnel était telle que des récits parfaitement fantaisistes arrivaient jusque dans les médias. Dans les colonnes des journaux, des cosmonautes enthousiastes apparaissaient comme acteurs d’orgies sexuelles agravitationnelles, Gorbatchev comme mari infidèle et Pouchkine comme auteur de carnets érotiques.

Le journal a progressivement développé sa rubrique de petites annonces, devenue plus tard une des plus importantes, et illustrant bien l’émancipation sexuelle des lecteurs. Une seule annonce est parue dans le premier numéro: un homme de 50 ans cherchait des demoiselles de 12-14 ans pour l’accompagner en mission. Dans le numéro suivant, les menaces d’un «club des mères» étaient publiées, pour régler son compte à l’auteur de l’annonce. Les numéros ultérieurs ont présenté davantage d’annonces et leur variété a augmenté: vends chiots de race, donne cours de piano, cherche compagnons d’opinion pour former club onaniste, envoyez-moi les descriptions de vos rêves et expériences érotiques... Certaines offres étaient plus mystérieuses: «Une entreprise recherche un habitant de Riga, énergique et maîtrisant la langue lettone, qui souhaiterait mettre ses forces à l’épreuve dans la réalisation d’un projet non traditionnel»; «Des personnes seraient prêtes à mettre leur surface habitable à la disposition de programmes humanitaires à caractère confidentiel».

Dès le troisième numéro, la rédaction, reconnaissant qu’elle n’avait pas compté sur une telle complaisance des lecteurs et ne pouvait pas traiter la totalité des annonces reçues, décidait d’introduire la possibilité de publier rapidement une annonce pour le double du prix, et invitait les lecteurs à une plus grande imagination, promettant un égard particulier pour les annonces «à caractère inhabituel, recherché ou extravagant». Par la suite, les annonces ont comporté également des photographies puis, en 1994, le journal est passé à la couleur.

Comment parler de sexe à l’homme soviétique?

Echtchë fut rapidement diffusé dans différents États postsoviétiques, et sa popularité crût si fortement que, peu de temps après sa mise en vente, la production et les points de vente ne pouvaient plus répondre à la demande. Les volumes d’impression étaient également limités par l’accessibilité limitée au papier et à la typographie dans la Lettonie de l’époque. «Très rapidement, nous avons atteint un tirage que nous n’aurions jamais imaginé, 200 à 300.000», raconte V.Linderman. Il reconnaît également qu’il est difficile d’estimer le tirage réel dans la mesure où le journal était imprimé en différents endroits. Divers titres de presse indiquent que Echtchë était même tiré à un million d’exemplaires, mais il n’est pas possible de le vérifier. Le nombre de lettres reçues atteste également de la popularité du journal: «Les lettres arrivaient en tas, par sacs. Les gens écrivaient sur eux-mêmes, ne savaient pas quoi dire, ni comment le dire, un vrai chaos. C’était ça le plus intéressant. Les premières lettres étaient terriblement ridicules, car les gens écrivaient comme il était d’usage d’écrire aux journaux soviétiques.» Les anciens citoyens de l’Union soviétique évoquaient en effet les thèmes nouveaux avec les formulations caractéristiques de l’ordre ancien: «Je souhaiterais exprimer ma reconnaissance personnelle envers ce courage et cette compréhension de l’importance de l’éveil sexuel de nos masses d’habitants tourmentés», «Je souhaite de tout mon cœur à votre journal de grands résultats créatifs», «Je peux vous proposer des services d’observateur d’activités sexuelles», «Je voudrais partager avec vous une information sur un cas qui témoigne d’un manque sauvage de culture sexuelle dans notre société».

V.Linderman considère non seulement que Echtchë a joué un rôle important dans la dernière étape de la perestroïka mais également qu’il s’agissait d’un projet commercial réussi. En effet, le journal «a nourri de nombreuses personnes», même si le profit n’était pas un aiguillon pour lui. Bien que, formellement, V.Linderman soit resté rédacteur en chef du mensuel durant toute la durée de sa parution, il raconte qu’il a abandonné Echtchë dès le milieu des années 1990: «À un moment donné, j’en ai simplement eu marre. Le journal a continué de paraître mais, dès 1996 environ, je ne le contrôlais plus. Mon nom est resté, car il jouissait d’une popularité reconnue, mais le journal était désormais imprimé seulement en Russie et avec des objectifs davantage commerciaux. La révolution sexuelle était terminée».

V.Linderman estime que Echtchë a tenté de faire sauter les barrières des libertés individuelles, une fois les conditions politiques favorables établies. Il s’agissait de chasser l’idéologie de la tête et du lit de la population qui, lorsqu’elle osait parler de sexe, reprenait alors encore le discours sanctionné par le pouvoir, reproductif et médical. Pour briser le silence, Echtchë adoptait un tout autre discours et offrait une tribune alternative à ses lecteurs. Le courrier des lecteurs est explicite à ce propos: «Cela fait trente ans que je souffre de frustration sexuelle et c’est fantastique de pouvoir enfin en parler à voix haute».

Notes:
[1] Déjà, à partir du deuxième numéro, Echtchë est paru comme journal indépendant.
[2] Président de l’association Rodnoï Iazyk, c’est lui qui est à l’origine du lancement, en novembre 2011, de la récolte de signatures en faveur de l’organisation d’un référendum visant à octroyer à la langue russe un statut officiel en Lettonie. Voir Céline Bayou, «Lettonie: Un statut pour la langue russe?», Regard sur l’Est, 15 novembre 2011.
[3] Passible, conformément au droit soviétique, de cinq ans de prison; pénalisation levée en Lettonie en 1992 et en Russie en 1993.

Traduction du letton (et du russe pour le journal): Eric Le Bourhis

* Chercheuse en sciences de la communication à l’Université de Lettonie