´Les Bélarusses victimes du rideau Schengen´, L. Titarenko & A. Marin

Les Bélarusses victimes du rideau Schengen

Par Larisa TITARENKO* et Anaïs MARIN**
Le 15/11/2011
regard-est

De tous les Européens de son voisinage, l’Union Européenne applique aux Bélarusses le régime de visas le plus restrictif. Faute d’accords entre Bruxelles et Minsk, la forteresse Schengen leur demeure fermée. Son ouverture serait pourtant essentielle à la consolidation et l’européanisation de la société civile bélarusse.

 

 
Jusqu’à récemment les jeunes Serbes pouvaient légitimement se plaindre du fait, paradoxal s’il en est, que leurs parents et grands-parents voyageaient plus facilement qu’eux en Europe. Les habitants de la République Socialiste Soviétique de Biélorussie n’ont jamais eu cette chance, et ceux de l’actuelle République du Bélarus ne sont pas mieux lotis. En cause: les pays de l’UE qui continuent, à quelques exceptions près, à appliquer aux ressortissants bélarusses un régime des plus restrictifs pour l’obtention d’un visa. Outre des conditions difficiles à remplir pour obtenir le précieux sésame, les demandeurs de visa Schengen doivent débourser 60 euros –ce qui représente désormais en parité de pouvoir d’achat un quart du salaire mensuel moyen– alors que les Russes ne payent que 35 euros. Pourquoi une telle discrimination, sachant que les Bélarusses, déjà captifs du régime autoritaire d’Aliaksandr Loukachenka, gagneraient tant à pouvoir interagir plus avec leurs voisins des démocraties européennes?

Des doubles standards qui renforcent le régime

Nombreux sont les Bélarusses qui s’offusquent des doubles standards de l’UE en matière de libre circulation des personnes. Lors de la rencontre entre Dimitri Medvedev et Angela Merkel en juillet dernier, il est en effet apparu que l’UE, sous l’impulsion de ses membres les plus dépendants des importations russes d’hydrocarbures, était prête à accélérer la libéralisation du régime de visas avec la Russie, sans égard pour son palmarès en matière de démocratie et de droits de l’homme. Ukrainiens et Moldaves se voient déjà appliquer des conditions favorables aussi. Rien de tel pour les Bélarusses.

Pour protester contre le «putsch constitutionnel» par lequel le président Aliaksandr Loukachenka s’est donné en 1996 le droit de rester au pouvoir ad vitam aeternam, l’UE a gelé la ratification de son Accord de Partenariat et de Coopération avec le Bélarus. En l’absence de cadre institutionnel, les relations bilatérales sont restées minimales depuis 15 ans. De ce fait, ce n’est qu’au mois de février 2011 que la Commission européenne a reçu un mandat du Conseil de l’UE pour commencer à négocier avec Minsk en vue d’Accords sur l’assouplissement du régime des visas et la réadmission. Au mieux, ces négociations n’aboutiront à un assouplissement (on ne parle même pas de libéralisation) qu’en 2013. Faute d’une volonté de dépolitiser la question malgré les recommandations des spécialistes[1], la politique de l’UE en matière de visas est vue par la plupart des Bélarusses à l’aune des sanctions que Bruxelles applique par ailleurs aux quelques 180 suppôts du régime placés sur liste noire. Cela suscite chez eux un sentiment d’injustice et de rancœur à l’égard de l’UE.

Certes, après la réélection frauduleuse de Loukachenka le 19 décembre 2010 et la vague de répression qui l’a suivie, des pays membres de l’UE préoccupés par le sort des Bélarusses –Pologne, Lituanie, Lettonie et Estonie– ont unilatéralement baissé voire supprimé leurs frais consulaires pour la délivrance de visas Schengen. Cela ne concerne cependant que les visas nationaux (anciens visas de catégorie D) et seuls les Bélarusses qui voyagent à des fins professionnelles ou pour études pour une durée de plus de trois mois peuvent bénéficier de cette mesure. Autrement dit les simples touristes ou les Bélarusses qui voudraient visiter un autre pays Schengen en sont exclus.

Or la fermeture de la «forteresse Schengen» aboutit à renforcer le régime, qui peut ainsi tenir sous sa houlette une société civile harcelée, immunisée contre l’appel de la démocratie et de l’économie de marché par des années de propagande antioccidentale, et que la stratégie diplomatique hasardeuse du régime Loukachenka replonge irrémédiablement dans l’orbite russe.

Si les Bélarusses voyageaient plus…

Seul un petit segment de la population bélarusse voyage à l’étranger. D’après une récente enquête de l’institut indépendant de sondages NISEPI[2], 60% des Bélarusses ne sont jamais sortis de leur pays. Parmi les autres, un quart seulement s’est déjà rendu dans un pays de l’UE limitrophe –Pologne, Lituanie ou Lettonie. Les rares Bélarusses qui ont déjà été à l’étranger ne connaissent donc du monde qui les entoure que la Russie et l’Ukraine, les autres anciennes républiques d’URSS n’étant pas des destinations prisées.

D’après les statistiques officielles, 600.000 ressortissants bélarusses travaillent à l’étranger, la majorité en Russie, pays avec lequel les interdépendances économiques et commerciales sont anciennes et facilitées par la proximité culturelle et linguistique. Le fait que les deux pays soient réunis dans plusieurs enceintes de coopération –l’État d’Union russo-bélarusse, la CEI, l’Espace Économique Unique et désormais l’Union Douanière– fournit un cadre juridique relativement favorable à la mobilité du travail, qu’il s’agisse de reconnaissance des diplômes, de cotisations de retraite ou de permis de séjour. Les candidats bélarusses à l’expatriation trouvent en Russie voire en Ukraine des salaires attractifs et un climat d’affaires plus libéral que chez eux. À ce contingent officiel s’ajoutent des milliers de travailleurs bélarusses employés au noir dans les usines ou exploitations saisonnières voisines, ainsi que de chelnoki engagés dans le «commerce de valises» pendulaire à travers la «frontière ouverte» russe.

Les flux touristiques en provenance du Bélarus sont particulièrement faibles. D’après l’agence nationale de statistiques BelStat, en 2010 moins de 5% de la population s’est rendue à l’étranger en voyage organisé, dont plus du tiers dans un pays de la CEI. Les quelques 257.000 Bélarusses qui sont allés dans «l’étranger lointain» ont privilégié des vacances dans des pays qui offrent des facilités de visas (Égypte, Turquie, Bulgarie, République tchèque)[3]. Le coût des transports n’est pas seul en cause: pour la plupart de ceux qui souhaiteraient visiter l’Europe, le principal obstacle à la mobilité est la «barrière des visas». Beaucoup sont dissuadés par le coût rédhibitoire du visa Schengen, les longues files d’attente dans les consulats européens, le temps et l’énergie nécessaires à la collecte des documents demandés, sans parler du sentiment d’humiliation que suscite souvent l’attitude du personnel consulaire[4] –en particulier à l’égard des jeunes demandeuses de visa, régulièrement soupçonnées d’être des prostituées.

Le petit trafic frontalier ouvrirait une brèche dans la forteresse

Les rares Bélarusses qui voyagent dans les pays de l’UE voisins le font souvent. Il s’agit d’une petite élite composée d’apparatchiks, de riches businessmen et de représentants de la société civile bénéficiant de programmes de soutien à la démocratie (membres de l’opposition, défenseurs des droits de l’homme et étudiants et enseignants de l’Université Européenne de Sciences Humaines en exil à Vilnius). Faute de pouvoir s’enregistrer au Bélarus, nombre d’ONG américaines opèrent depuis Vilnius, où sont centralisés les services consulaires et antennes commerciales des pays de l’UE qui n’ont pas de représentation au Bélarus. Située à seulement 180 km de Minsk, la capitale lituanienne est une sorte d’avant-poste pour les privilégiés titulaires d’un visa Schengen.

Néanmoins, de nouvelles perspectives de circuler plus librement dans les régions de l’UE voisines apparaissent. En effet la Convention de Schengen a été amendée en 2006 pour accommoder les pays d’Europe centrale qui, en rejoignant l’espace Schengen le 21 décembre 2007, ont été contraints de renforcer les contrôles à leurs frontières orientales. Ce dispositif les autorise à signer des accords dits de «Petit trafic frontalier aux frontières terrestres extérieures» permettant la délivrance de permis de passage aux résidents des zones frontalières du pays voisin (dans un périmètre de 30 km exceptionnellement extensible à 50 km de chaque côté de la frontière). D’une durée de validité de un à cinq ans, ces permis que les États signataires peuvent délivrer sans frais permettent aux frontaliers de circuler aussi souvent qu’ils le souhaitent et de séjourner dans la zone frontalière voisine jusqu’à 3 mois d’affilée[5].

Depuis 2008, des accords de ce type sont entrés en vigueur entre l’Ukraine, d’une part et la Hongrie, la Slovaquie et la Pologne, d’autre part, entre la Roumanie et la Moldavie ainsi qu’entre la Norvège et la Russie. Les négociations achoppent avec Moscou concernant Kaliningrad, mais ont bien avancé avec le Bélarus, qui a signé entre février et octobre 2010 des accords de petit trafic frontalier avec la Pologne, la Lettonie et la Lituanie. Couvrant potentiellement plus de 2 millions de Bélarusses, ces accords ont été ratifiés mais leur mise en œuvre est retardée en raison de difficultés techniques et juridiques liées à la démarcation de la zone frontalière et à la prévention des abus. Le règlement Schengen exige en outre une réciprocité de traitement que les autorités bélarusses rechignent encore à accorder, puisqu’il s’agirait d’abandonner leur exigence d’une assurance médicale et de l’enregistrement du titulaire du permis auprès des services d’immigration. Les réticences sont nombreuses aussi côté UE de la frontière, où certains craignent que des villes entrant dans la zone des 30-50 km comme Biała Podlaska (Pologne), Daugavpils (Lettonie) ou Druskininkai (Lituanie) soient prises d’assaut en cas d’aggravation de la crise économique et sociale au Bélarus.

Les attentes sont pourtant grandes pour tous les frontaliers qui se considèrent lésés par les changements de tracé de la frontière d’après-guerre (c’est le cas des quelques 300.000 membres de la minorité polonaise du Bélarus), ou gênés dans leur quotidien par un régime qui en contraint beaucoup à aller dans la capitale de leur pays de résidence pour demander le visa leur permettant de rendre visite à leurs proches vivant à quelques kilomètres de chez eux, mais de l’autre côté du «rideau Schengen». À défaut d’une libéralisation du régime de visas Schengen pour les Bélarusses dans un avenir proche, le petit trafic frontalier sans visa pourrait donc percer une brèche dans la forteresse, contribuant ainsi à socialiser les Bélarusses dans l’UE.

Notes:
[1] Dzianis Melyantsou & Vitali Silitski, «How to lower Schengen visa fees for Belarusians», BISS Policy Paper, 1 June 2008 ( www.belinstitute.eu). Voir aussi les travaux de la Coalition for the European Continent undivided by Visa Barriers sur visa-free-europe.eu
[2] Sondage conduit du 2 au 12 mars 2011 auprès de 1524 personnes ( www.iiseps.org).
[3] «V Belarousi vyezdnoï tourizm v tri raza prevychaet vezdnoï» [Au Bélarus le tourisme sortant est trois fois supérieur au tourisme entrant], AFN news, 22 février 2011 (afn.by).
[4] Stefan Batory Foundation, Changes in Visa Policies of the EU Member States. New Monitoring Report, 2009 ( www.batory.org.pl).
[5] Pour une présentation synthétique du règlement de l’UE en la matière, voir: (europa.eu).

* Professeur de sociologie à l’Université d’État Bélarusse (BGOu, Minsk)
** Chercheur à l’Institut Finlandais des Relations Internationales (FIIA, Helsinki)

Source illustration: http://bel.novisa.by («Au Bélarus et en Europe sans visa»)

Bélarus: le régime serre plus encore la vis

Par Anaïs Marin (Sources: pravo.by, naviny.by, belarusdigest.com, spring96.org, osw.waw.pl, newtimes.ru)

La rentrée parlementaire au Bélarus a été marquée par l’adoption d’une série d’amendements à la législation, déjà très répressive, qui musèle toute forme d’opposition. Quatre domaines sont concernés: le fonctionnement des ONG indépendantes, l’activité des partis d’opposition, la liberté de rassemblement et les prérogatives des services d’ordre et de sécurité.

Alors que s’est ouvert le procès d’Ales Bialatski, le directeur de Viasna, pour «fraude fiscale» -il n’a pas déclaré les fonds que reçoit son ONG à l’étranger, et qui servent essentiellement à la défense des prisonniers politiques et à la subsistance de leurs familles- la loi interdit désormais le financement extérieur des ONG bélarusses. Aux amendes s’ajoutent donc des peines de prison pour quiconque encaisserait des dons ou bourses sur des comptes en banque à l’étranger. La mesure tue dans l’œuf toute velléité d’autonomisation des associations de défense des droits de l’homme, qui ne vivotaient dans un environnement déjà hostile que grâce à des soutiens extérieurs. Elle s’applique aussi aux partis politiques, dont les activités ne pourront plus être financées de l’étranger. Autrement dit seuls les ONG et partis qui collaborent avec le régime pourront continuer à opérer dans le pays. Les donateurs étrangers en sont quant à eux menacés d’expulsion s’ils bravent l’interdiction.

La loi «sur les manifestations publiques» a elle aussi été amendée, limitant plus encore la liberté d’assemblée. Le régime se prémunit ainsi contre de futures poussées de protestation populaire, à l’instar de l’éphémère «Révolution par les réseaux sociaux» qui a réuni des milliers de personnes dans les rues chaque mercredi soir en juin et juillet. Dans sa nouvelle rédaction, la loi proscrit l’utilisation d’Internet pour promouvoir des manifestations «illégales»- dont l’organisation n’aurait pas reçu l’aval préalable des autorités. Entrent dans cette catégorie les rassemblements publics de type «flashmob», les marches silencieuses et autres «promenades populaires» instiguées via Vkontakte et qui réuniraient plus de trois individus. La loi étend aussi la notion d’atteinte à la sûreté de l’État en rendant passible de 3 ans de prison le «crime de haute trahison» commis par quiconque participerait à un rassemblement interdit.

Enfin, dans l’éventualité où les Bélarusses se risqueraient quand même à protester, les moyens de répression à disposition de la police et du KGB ont été étendus: sur la base d’un simple «soupçon», ils sont désormais autorisés à pénétrer de leur propre chef dans tout lieu privé et y saisir des biens; en cas de «troubles à l’ordre public», ils pourront même tirer sur les meneurs. Ces amendements sont vus comme une faveur accordée par le régime à ses milices, desquelles il a récemment exigé de mater les contestataires par des procédés illégaux- on se souvient de ces policiers en civil battant et arrêtant arbitrairement de simples passants qui applaudissaient dans la rue. Faute de pouvoir augmenter leurs traites vu que les finances de l’État sont dans le rouge, le régime accorde ainsi à ses chiens de garde la garantie de pouvoir conduire leurs basses besognes en toute légalité.

L’avenir dira si ces mesures suffiront à dissuader la population de se révolter- ce qui semble être leur principale finalité- ou si A. Loukachenka, poussé dans ses derniers retranchements par la peur d’être renversé, les fera appliquer contre son propre peuple.

Dépêche publiée le 15/11/2011