´Kosovo: La laïcité serait-elle un principe liberticide?´, Assen Slim

Kosovo: La laïcité serait-elle un principe liberticide?

Par Assen SLIM*
Le 15/10/2011, regard-est 

Depuis son indépendance en 2008, le Kosovo s’est doté d’une Constitution reposant sur le principe de la laïcité. Celui-ci est aujourd’hui remis en cause, de nombreuses voix n’hésitant plus à s’élever pour en dénoncer certains effets jugés néfastes.

 

 
C’est ainsi que plusieurs partis religieux ont fait des propositions de loi visant l’introduction de l’enseignement religieux et le port du foulard islamique dans les écoles publiques. Propositions finalement rejetées par le Parlement du Kosovo, le 29 août 2011, par 64 députés (sur 120). Cette tension croissante sur la place de la religion dans la société kosovare témoigne de la recherche identitaire qui anime ce tout jeune pays (indépendant depuis février 2008 et reconnu par 80 pays, dont les États-Unis et la majorité des membres de l’Union européenne).

Une loi contestée sur les libertés religieuses

L’article 8 de la Constitution du Kosovo explique que «la République du Kosovo est un État laïc et neutre en matière de croyances religieuses». Ce principe de neutralité absolue s’inscrit dans la droite ligne de la loi sur les libertés religieuses (n°02/L-31) votée en juillet 2006 sous l’égide de la MINUK (Mission intérimaire des Nations unies sur le Kosovo) qui proclamait déjà qu’«il n’y aura pas de religion officielle» et que «les communautés religieuses doivent être séparées des pouvoirs publics», ces derniers reconnaissant «la tolérance et le respect mutuel entre les religions» (art. 5).

Modèle de tolérance, donc, et de protection à l’égard des minorités, cette loi est pourtant fortement contestée par les responsables religieux musulmans (mais aussi chrétiens sur certains points). Parmi les sujets qui posent problème, on peut citer: une non-reconnaissance du rôle joué par les autorités religieuses (Communauté islamique du Kosovo -CIK- et Épiscopat de l’Église catholique) durant la guerre; la possibilité de constituer une «communauté religieuse» avec trois personnes (alors qu’il en faut mille pour un parti politique); l’absence de référence aux sectes et à leur financement; pas de statut explicite de l’Église orthodoxe vis-à-vis des institutions publiques; pas d’engagement de l’État sur le financement des communautés religieuses… Cette loi serait «une catastrophe», ou «un grand anachronisme» selon l’imam Sabri Bajgora[1] car elle met sur un pied d’égalité l’islam (plus de 90% des deux millions d’habitants se déclarent musulmans) et les autres religions présentes dans le pays. Sur le terrain, les incidents à répétition (renvoi d’enseignantes ou de collégiennes cherchant à porter le voile à l’école, fermeture de la salle des prières de la Bibliothèque nationale, refus d’autorisation de construction de nouvelles mosquées dans la capitale, etc.) sont interprétés par les responsables religieux comme autant d’atteintes aux libertés religieuses des musulmans et donnent lieu à de nombreuses manifestations contre le principe de neutralité absolue défendu par la Constitution du pays.

Une élite intellectuelle et politique kosovare inflexible

Le résultat du vote parlementaire du 29 août 2011 confirme, quant à lui, la position inflexible de l’intelligentsia kosovare sur le caractère laïc de l’État. Cette ligne de conduite ne date pas d’aujourd’hui puisqu’en 2003 déjà, une partie d’une délégation du gouvernement du Kosovo en visite en Allemagne avait refusé que la traduction de la rencontre soit assurée par une femme albanaise voilée[2]. Plusieurs arguments sont couramment avancés pour expliquer cette fermeté des élites intellectuelles et politiques.

Il y a, tout d’abord, une volonté explicite de ne pas attiser les divisions dans une région déjà fortement troublée[3].

Il y a, ensuite, l’empreinte du régime communiste et de la domination serbe passée. Durant cette période, en effet, les intellectuels et les universitaires étaient sommés de choisir entre deux dimensions jugées «inconciliables» par l’ancien régime: l’instruction ou la religion. La majorité des cadres politiques actuels ayant étudié à l’université de Pristina serait fortement marquée par un sentiment athée. «L’époque communiste –quand on favorisait ceux qui insultaient les sentiments religieux– est révolue», leur répondent les responsables religieux, à l’instar de Naim Ternava, mufti de la CIK[4]. Ces derniers en appellent à cesser les discriminations à l’encontre de la communauté musulmane et leur parole est largement relayée lors des nombreuses manifestations pour la réintroduction de l’enseignement religieux à l’école.

Sourdes à ces revendications, les élites kosovares manifestent une volonté certaine d’afficher une appartenance culturelle à l’Europe: «Il y a une tradition de partage entre le religieux et le politique. Le modèle français nous paraît convaincant», souligne Muhamedin Kullashi, ambassadeur du Kosovo en France[5]. À moins que la laïcité ne soit, comme le suggère Pierre Bonifassi, une condition implicite imposée par l’UE pour un hypothétique élargissement au Kosovo[6]. D’autres, comme l’intellectuel Milazim Krasniqi, estiment que l’élite kosovare défend le principe de neutralité absolue car elle reste prisonnière de l’amalgame fréquent commis par les opinions publiques occidentales entre islam et terrorisme[7].

Enfin, le rapport à la religion tout à fait particulier entretenu par la société albanophone permet de comprendre l’intérêt que porte ce pays au principe de laïcité.

Une identité fondée sur la langue plus que sur l’islam

En 2005, lorsque l’ancien Président albanais Alfred Moisiu déclare lors d’un déplacement à Londres que les Albanais suivent un «islam de façade» qui dissimule leurs véritables «racines chrétiennes», il fait directement référence à la conversion des Albanais à l’islam à partir du 15e siècle[8]. Durant l’occupation ottomane, en effet, les Albanais alors chrétiens se sont progressivement convertis à la religion musulmane, principalement pour bénéficier d’avantages socio-économiques (échapper à des taxes prélevées sur les communautés non-musulmanes). Au sunnisme musulman (hanéfisme) s’est progressivement adjointe, au 19e siècle, l’influence des pachas qui encouragèrent différents ordres mystiques musulmans (les bektachis), rendant l’islam albanais assez éclectique.

Toutefois, à la différence de leurs voisins slaves, pour les Albanais la religion (chrétienne ou musulmane) n’a jamais été l’élément fondateur de l’identité. C’est au contraire la langue albanaise, qui vient d’une branche unique de l’indo-européen, qui a forgé le sentiment national albanais: «Ne regardez pas vers l’église ou la mosquée pour la piété, la foi des Albanais est l’albanité»[9]. Cette prééminence historique de la langue sur la religion explique en partie pourquoi les œuvres de charité islamiques apparues au début des années 2000 peinent à introduire des mouvances ultra-conservatrices de l’islam (comme le wahhabisme saoudien par exemple). En effet, tout en fournissant des aides sociales diverses et des services de crédit aux Kosovars, de nombreuses organisations islamiques étrangères[10] travaillent aussi à l’introduction d’un islam plus conservateur au Kosovo (notamment par la construction de mosquées, la formation des imams, l’éducation islamique des plus jeunes, etc.). Les intentions de ces organisations n’échappent à personne, comme le souligne Genc Morina: il s’agit de «créer une nouvelle génération de musulmans loyaux – non pas au Kosovo, mais à l’internationale islamique»[11]. Or le Kosovo, pays certes à la recherche de son identité, ne semble pas pour autant être une terre propice à un islam radical.

Notes:
[1] Cité par Bashkim Iseni, «Kosovo, la question de l’Islam», Religioscope, 5 décembre 2005, www.religion.info (consulté le 02/10/2011).
[2] «International Religious Freedom Report on Kosovo», U.S. Office, 15 septembre 2004.
[3] Depuis 1981 (date à laquelle le Kosovo réclame le statut de république au sein de la RFSY), la région connaît des troubles et heurts violents avec les forces de l’ordre puis l’armée serbes. L’acmé est atteinte sur la période 1991-1999, à partir de la proclamation d’indépendance du Kosovo et jusqu’à l’intervention de l’OTAN (1999). Aujourd’hui, les tensions restent vives entre les communautés serbe et albanaise du Kosovo.
[4] Cité par Belgzim Kamberi, «Kosovo: le Parlement vote contre l’enseignement religieux et le port du voile», Le Courrier des Balkans, 31 août 2011.
[5] Cité par Marianne Meunier, «Le Kosovo réaffirme sa laïcité», La Croix, 31 août 2011.
[6] Pierre Bonifassi, «Laïcité au Kosovo: entre aspiration européenne et consolidation identitaire», Le Taurillon, 7 août 2010, www.taurillon.org (consulté le 02/10/2011).
[7] Cité par Bashkim Iseni, Op. Cit.
[8] Texte original disponible sur le site de la présidence de l’Albanie, www.president.al (consulté le 02/10/2011).
[9] Pashko Vasa, Albania, 1887 (cité par Bashkim Iseni, Op. Cit.)
[10] La plus importante œuvre de charité islamique présente au Kosovo est financée par l’Arabie Saoudite et s’appelle Saudi Joint Commission for the Relief of Kosovo and Chechnya (SJCRKC).
[11] Genc Morina, «Radical Islam: Wahhabism a Danger to Kosovo’s Independance!», Express (Pristina) 15 octobre 2006.

*Enseignant-chercheur à l’INALCO et à l’ESSCA.

Source photo: Sébastien Gobert (Pristina, 2011).