´Au nord du Kosovo, exercices de souveraineté´, Odile Perrot

Au nord du Kosovo, exercices de souveraineté

Par Odile PERROT, le 12 octobre 2011, diploweb

Democratization officer au sein de la mission de l’OSCE au Kosovo, de 2000 à 2002, Odile Perrot est docteur en science politique. Sa thèse analyse les moteurs et les enjeux du processus de démocratisation mis en place par la communauté internationale. Elle a été distinguée par le prix de la Fondation Varenne et publiée à la LGDJ sous le titre Les équivoques de la démocratisation sous contrôle international. Le cas du Kosovo (1999-2007).

Géopolitique des Balkans occidentaux. Après un été 2011 agité au nord, le Kosovo et la Serbie ont temporairement renoué avec le dialogue. Les relations restent toutefois tendues et la stabilité incertaine, dans un climat de défiance mutuelle que l’UE et la KFOR s’efforcent d’apaiser. La situation s’est envenimée, fin juillet 2011, lorsque Prishtinë/Priština a tenté d’imposer son autorité pour contrôler la frontière du nord. La population serbe a vivement réagi, entraînant une montée de violence que seules les troupes de la KFOR sont parvenues à maîtriser. Deux accords sont depuis venus fixer, sinon clarifier, une situation qui semble bloquée à l’heure du rééquilibrage des rapports de forces. Début octobre 2011, le dialogue a à nouveau été suspendu sine die.

Le feu aux poudres

L’ETE 2011 avait pourtant bien commencé avec la signature, le 2 juillet, des accords sur la reconnaissance des diplômes, l’accès aux registres d’état civil et la mobilité des personnes. L’UE, initiatrice du dialogue lancé au début de l’année [1], s’est félicitée de ce premier succès concret. Mais les problèmes ont resurgi lors de la préparation de la réunion suivante, lorsque Belgrade a refusé de mettre à l’ordre du jour la libre circulation des marchandises. Un accord sur le tampon des douanes du Kosovo, essentiel pour la levée de l’embargo serbe en vigueur depuis l’indépendance de 2008, était ainsi remis à une date indéterminée. Le Kosovo a perçu ce report comme « une manœuvre » [2] de Belgrade pour éviter toute nouvelle concession, au moment où les chances de son voisin pour obtenir le statut du candidat à l’UE semblaient se confirmer. Bousculé par une opposition hostile au dialogue et malmené dans son propre camp, il a décidé de reprendre l’initiative. Le 20 juillet 2011, un embargo sur les produits serbes a été décrété. Son exécution a été immédiate aux postes-frontières situés en territoire à majorité albanaise, comme à Merdare et Dheu i Bardhë. Mais, au nord à majorité serbe, une opération de police spéciale a été lancée, le 25 juillet, pour prendre le contrôle des postes-frontières et faire appliquer l’embargo. Les Kosovars serbes ont alors riposté en dressant des barricades faites de tracteurs, de camions, de sacs de sable, de troncs d’arbre. En quelques heures, les affrontements ont dégénéré : un policier kosovar a été tué à Varage, près de Zubin Potok, et le poste de Jarinje a été incendié. Les troupes américaines et allemandes de la KFOR sont intervenues avec des blindés. L’OTAN a décrété les points d’entrée 1 et 31, situés à Jarinje et Brnjak, zones militaires restreintes et a autorisé ses soldats à utiliser la force. La circulation a été suspendue, contraignant les officiels serbes à emprunter des « routes alternatives » pour rejoindre le Kosovo. Plusieurs centaines de soldats internationaux sont arrivés en renfort, et c’est dans une atmosphère fébrile que des pourparlers ont été entamés.

La frontière de Merdare. Crédit : 0. Perrot

Un accord provisoire pour une paix temporaire

Au début du mois d’août 2011, le facilitateur européen pour le dialogue, Robert Cooper, et le commandant de la KFOR, le général Ehrard Bühler, ont rencontré les représentants serbes, puis le Premier ministre kosovar, Hashim Thaçi. Un premier accord a été esquissé, prévoyant le maintien des troupes de l’OTAN jusqu’à mi-septembre 2011, la reprise de la circulation sous certaines conditions et la levée des barricades. La réalisation de ce dernier point s’est toutefois heurtée au refus des autorités municipales du nord, qui ont vu dans ce compromis une nouvelle « trahison » [3] de Belgrade. De son côté, le gouvernement kosovar, galvanisé par le soutien unanime de la population et de la classe politique, a refusé de faire machine arrière. Le Premier ministre a multiplié les déclarations de fermeté et la « réciprocité » des mesures kosovares vis-à-vis de la Serbie est devenue le leitmotiv des médias. Plus prudentes, les organisations internationales ont nié toute implication, voire désapprouvé l’opération. Seul le Bureau civil international a reconnu aux autorités kosovares le droit de faire respecter leur souveraineté sur le territoire.

Sur le terrain, la victoire a été moins tranchée. Les forces du Kosovo n’ont pu atteindre qu’un poste-frontière et l’ordre a été rétabli grâce à l’intervention de la KFOR. Prishtinë/Priština s’est rallié à l’accord conclu le 5 août 2011 qui abandonne le contrôle des frontières à la KFOR, mais aussi maintient l’embargo kosovar. L’accord garantit également le contrôle international du train Belgrade-Mitrovica, la fermeture de tous les passages non officiels de la frontière, ainsi que le contrôle par les troupes internationales de toutes les routes secondaires menant à la Serbie. Seuls les véhicules particuliers, les camions de moins de 3,5 tonnes et ceux transportant de l’aide humanitaire, de la nourriture et des médicaments ont été autorisés à passer la frontière après contrôle d’identité et inspection de la cargaison. Cet accord provisoire a permis de rétablir la paix temporairement et de stabiliser une situation précaire, que la reprise du dialogue devait consolider. Le 2 septembre 2011, le Kosovo et la Serbie ont accepté que le tampon des douanes du Kosovo soit « Kosovo customs » et dénué d’emblèmes nationaux. Les embargos respectifs pouvaient donc être levés. Le 17 septembre 2011, le Kosovo a réouvert ses frontières au produits serbes, puis les premiers camions de produits kosovars ont été autorisés à entrer en Serbie. En revanche, le retrait des barricades n’a pas eu lieu et c’est en hélicoptère que les policiers et douaniers européens et kosovars sont transportés à la frontière. S’émancipant de l’autorité de Belgrade, les représentants serbes bloquent toujours les accès vers le nord pour protester contre la présence d’agents kosovars, qui incarnent une autorité qu’ils refusent de reconnaître. De son côté, Belgrade objecte que le rôle des officiers kosovars, même symbolique, est incompatible avec la nature administrative de la frontière. Le nord du Kosovo est ainsi devenu l’enjeu de conflits de souveraineté déterminants pour le repositionnement des acteurs vis-à-vis des adversaires politiques, la population et l’UE.

Un territoire au cœur des disputes de souveraineté

Rappelons que la partie septentrionale du Kosovo, contiguë à la Serbie et délimitée par le fleuve Ibar qui traverse Mitrovicë/Mitrovica, est quasi exclusivement peuplée de Serbes [4]. Cette situation est le résultat du redécoupage spatial de la Yougoslavie après la Seconde Guerre mondiale. La partie sud de la Serbie actuelle, à majorité albanaise, qui jouxte le Kosovo occidental, a alors été retirée au Kosovo, tandis que les régions septentrionales du Kosovo d’aujourd’hui ont été détachées de la Serbie. Cette redistribution avait des motifs politiques et économiques. Il s’agissait en effet de créer des entités volontairement non homogènes et sans identification à un groupe majoritaire, afin de limiter les revendications d’un « exclusivisme national » [5] et de stimuler le développement des relations au sein de la fédération. Le Kosovo d’aujourd’hui a hérité de cette division ethno-territoriale, qui a été accentuée par les restrictions à la liberté de mouvement posées dès 1999 par la force internationale [6]. Cette fracture spatiale a pris une nouvelle dimension depuis la proclamation de l’indépendance dans la mesure où, quoiqu’indépendant, le Kosovo n’est pas en mesure d’exercer son autorité au nord. Son effectivité étatique est contestée par les structures parallèles serbes régulant la police, les systèmes de santé et d’éducation, les renseignements. Financées par Belgrade [7], celles-ci se substituent aux institutions kosovares et sabordent le projet européen de construire un État de droit. La mission EULEX a certes réalisé des interventions ponctuelles, notamment en février 2011 [8], mais les résistances sont fortes et seule la mission des Nations unies (MINUK) est tolérée par la population serbe, quand le gouvernement de Prishtinë/Priština l’ignore. C’est dans ce contexte de souveraineté disputée que l’intervention de juillet 2011 a été lancée.

On comprend mieux, dès lors, les moteurs multiples d’une décision qui a pu surprendre. Réaction immédiate au blocage du dialogue, l’opération de police a également alerté sur l’embargo serbe en vigueur depuis 2008 et les structures parallèles au nord maintenues depuis 1999. Cette démonstration de force a soudé la population et la classe politique [9] dans une « union sacrée » [10]. Les Etats-Unis, dont les troupes de la KFOR ont été les premières à intervenir, ont été présentés comme des « sauveurs » [11]. Les réticences d’EULEX et du Représentant spécial de l’Union européenne ont en revanche terni l’image de la Mission, soupçonnée d’être « contre les Kosovars » [12] et incapable d’agir. Les conséquences sont plus délicates pour Belgrade. Non seulement sa stratégie européenne ne pourra faire l’économie de la question du Kosovo, mais son influence sur les représentants kosovars serbes est également apparue diminuée. Or, l’UE s’inquiète d’une anomie propice au développement de troubles et de trafics et exige la dissolution d’institutions désormais qualifiées de criminelles et radicales [13]. Les déclarations de la Chancelière allemande Angela Merkel, en visite officielle à Belgrade à la fin du mois d’août, s’inscrivent dans cette nouvelle donne communautaire [14]. Le défi est de taille, car il ne s’agit plus seulement d’établir des relations de bon voisinage ou de signer des accords ponctuels sur des questions techniques, mais de faire la paix.

Copyright Octobre 2011-Perrot/Diploweb.com


Plus, publié sur le Diploweb en mars 2011. Voir

Un autre article d’Odile Perrot, "Le Kosovo d’une coalition à l’autre"


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[1] Le 9 septembre 2010, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté la résolution 64/298 qui appelle au lancement d’un dialogue, sous égide de l’UE. Voir la résolution de l’Assemblée générale disponible sur le site des Nations unies : un.org/fr/ga/64/resolutions.shtml

[2] Entretien avec un officiel kosovar, Paris, août 2011.

[3] “Un accord entre Belgrade et la KFOR comme épilogue de la crise au Kosovo ?”, B92, 4 août 2011 – article traduit et publié par le Courrier des Balkans

[4] Les Kosovars serbes du nord ont boycotté le recensement organisé en avril 2011 mais, selon les estimations de l’OSCE en 2006, 95% de la population du nord seraient serbes

[5] Michel ROUX, Les Albanais en Yougoslavie. Minorité nationale, territoire et développement, Ed. Maison des sciences de l’homme, Paris, 1992, p262

[6] Voir la thèse de l’auteur, Les équivoques de la démocratisation sous contrôle international. Le cas du Kosovo (1999-2007), LGDJ, Paris, 2007, p266-267

[7] On estime que la Serbie aurait investi 6 milliards d’euros au nord du Kosovo de 1999 à 2010. Voir l’interview du ministre des Affaires étrangères kosovar Enver HOXHAJ, « Le Kosovo veut intégrer les Serbes vivant au nord du pays », Le Monde, 1er septembre 2011.

[8] Voir les chroniques annuelles de l’auteur sur le Kosovo, publiées sur le site de la revue Est-Europa, Université de Pau-Bayonne, Fondation Varenne : est-europa.univ-pau.fr/

[9] Le 28 juillet, le parlement s’est réuni en session extraordinaire et a voté une résolution soutenant l’initiative du gouvernement pour faire appliquer le droit et rétablir l’ordre au nord.

[10] Nerimane KAMBERI, “Kosovo : “union sacrée” et enthousiasme patriotique”, Le Courrier du Kosovo, 28 juillet 2011.

[11] Nerimane KAMBERI, “Crise dans le Nord Kosovo : “EULEX est contre les Kosovars”, Revue de presse du Courrier du Kosovo, 28 juillet 2011.

[12] Editorial du quotidien Bota Sot, cité dans la Revue de presse du Courrier du Kosovo publiée le 28 juillet 2011.

[13] Interview du general Ehrard Bühler, Tagesspiegel, 4 août 2011.

[14] Voir aussi les déclarations de la député européenne Doris Pack dans « Pack says Belgrade has to abolish parallel institutions », B92, 30 août 2011.