Turquie: la fin de la ´´République des militaires´´?

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Turquie: la fin de la ´´République des militaires´´?

Traduit par Mandi Gueguen

Publié dans la presse : 3 août 2011
Mise en ligne : samedi 3 septembre 2011
 
 
Après les démissions tumultueuses fin juillet du chef de l’état-major et de trois des plus haut gradés turcs, le gouvernement de l’AKP a repris la main sur l’armée. Pour la première fois depuis l’instauration du kémalisme, le pouvoir politique dicte sa conduite aux militaires. Assiste-t-on à l’avènement d’une « Deuxième République », enfin démocratique ? La gestion de la crise au Kurdistan offrira de premiers éléments de réponse.

Par Fazila Mat

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À gauche Işık Koşaner, le chef démissionnaire de l’état-major turc, avec le Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan

La demande de départ en préretraite, présentée fin juillet par les quatre plus hauts généraux de l’Armée turque, marque une nouvelle phase dans les rapports de pouvoir entre les militaires, gardiens du kémalisme, et le gouvernement d’Ankara guidé par le parti islamiste modéré de la Justice et du Développement (AKP), au pouvoir depuis 2002 et reconduit à la tête du pays pour la troisième fois d’affilée en juin.

Les militaires défient le Premier ministre Erdoğan

La décision du chef de l’état-major Işık Koşaner et de trois commandants suprêmes de l’armée, de la marine et de l’aéronautique est arrivée trois jours avant la première rencontre annuelle du Conseil militaire supérieur (Yüksek Askeri Şura), où devaient être décidées les promotions au sein des Forces armées. La crise est venue d’une discussion animée sur qui, des militaires ou du gouvernement, aurait eu le dernier mot dans l’attribution des postes de commandement de l’Armée. selon l’usage du Conseil, cette décision est prise sur la base des indications des chefs militaires.

Toutefois, l’enquête menée depuis plus d’un ans sur le présumé plan Balyoz (Marteau de forge) et qui a conduit près de 200 officiels accusés d’avoir participé en 2003 à une tentative de coup d’état contre le gouvernement de l’AKP à la détention préventive, a notablement affaibli les positions des militaires. Parmi les généraux arrêtés, 14 attendaient une promotion dans le Conseil réuni ces derniers jours.

Le gouvernement, en soutenant que le Conseil militaire suprême ne doit avoir qu’une fonction de consultation, s’était déjà opposé à la promotion de trois généraux, inculpés dans l’affaire Balyoz, laissant entendre sa volonté de les envoyer à la retraite anticipée. En voyant que le Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan et le Président Abdullah Gül, n’allaient pas avaliser leur choix, Koşaner et les autres généraux ont quitté leur fonction en signe de protestation.

La réponse d’Ankara

Le gouvernement a toutefois rapidement fait face à la crise engendrée par la démission des quatre généraux. Le Président a immédiatement promu le chef de la gendarmerie, Necdet Özel au poste de chef de l’état-major. Necdet Özel est connu pour sa position favorable à l’ouverture démocratique pour la réconciliation avec les Kurdes, position qui par le passé lui aurait valu des antipathies au sein de l’armée. Si l’on regarde sa carrière, il aurait dû assumer le commandement de l’Armée en 2011 et devenir chef de l’état-major en 2013 seulement.

L’image du Premier ministre Erdoğan - présidant le Conseil suprême militaire pour la première fois sans le chef d’état-major à ses côtés - illustre bien la dernière phase de ce processus. De nombreux analystes y voient une revanche de la volonté du peuple sur le pouvoir politique des militaires, un signe de démocratisation pour la Turquie et de libération de sa tutelle autoritaire.

« Jusqu’à peu, les frictions entre le pouvoir politique et les militaires se concluaient par la recul du premier sinon par la chute ou la démission des gouvernements », écrivait Murat Yetkin dans un récent éditorial pour Radikal. « La démission de Koşaner et des autres commandants représente un vrai tournant. Pour la première fois, ce sont les militaires qui ont fait un pas en arrière ».

La « Deuxième République »

Les militaires sont souvent intervenus dans la politique, multipliant les coups d’état armés (1960, 1970, 1980), puis avec le putsch « post-moderne » de 1997 (sans effusion de sang, mais suffisamment intimidant pour pousser le gouvernement du parti islamiste Refah de Necmettin Erbakan à démissionner). En 2007, l’état-major a lancé un avertissement sur Internet pour empêcher (sans succès) Abdullah Gül à devenir président de la République.

Les analystes n’hésitent plus à parler du début d’une « Deuxième République », résultant d’un processus commencé en 2002 (lorsque l’AKP est arrivé au pouvoir), au cours de laquelle on a enregistré une exclusion progressive des Forces armées de la politique et la perte de pouvoir des élites kémalistes qui s’est ensuivie.

« Que l’élite kémaliste, historiquement aux rênes de ce pays, ait perdu du terrain et que les couches sociales traditionnellement exclues des mécanismes du pouvoir aient conquis l’arène politique, grâce à l’importance attribuée à l’AKP par les civils, par des moyens à la fois doux et agressifs, est une réalité sociologique », écrit l’analyste Aslı Aydıntaşbaş dans Milliyet. « Il est clair désormais que l’ère de la République fondée en 1923 et qui prévoyait un régime laïc protégé par les militaires est terminée. Ce n’est pas un mal en soi, au contraire, cela suit le cours de l’histoire. Nous sommes désormais, sans l’ombre d’un doute, dans l’ère de la Deuxième République ».

« Toutefois, l’exclusion de l’Armée de la politique ne signifie pas que le combat pour la démocratie soit fini. Nous avons encore des problèmes de démocratie et de droits de la personne », ajoute-t-il.

L’UE salue la « démocratisation » de la Turquie

Commentant ces démissions, Emine Ülker Tarhan, vice-président du groupe parlementaire du parti républicain du peuple (CHP), formation politique historique des élites kémalistes où l’on tente actuellement de se renouveler, a affirmé que sa formation « est opposée à l’implication des Forces armées dans la politique », mais que « disqualifier contuellement les militaires, les diffamer en les accusant sans preuves, ne sert en aucun cas la nation. Au contraire, ces actions finissent par attirer l’armée dans la politique. Cela ne doit pas être permis ».

Après ces démissions, Oomen Rujiten La rapporteuse pour la Turquie au Parlement Européen, a loué la « démocratisation progressive du pays » et la montée au pouvoir du « contrôle des décisions à caractère militaire de la part des institutions démocratiques de la Turquie ». Des éloges définis comme « incompréhensibles » par le dirigeant du CHP, Kemal Kılıçdaroğlu, qui a dénoncé la politisation de la justice et les graves entraves à la liberté d’expression dans le pays.

Reste à voir si le gouvernement de l’AKP utilisera le nouveau « front de démocratisation » pour aller aux devants des demandes des citoyens pour des droits et les libertés fondamentales.

Pour les Kurdes du Parti de la paix et démocratie (BDP), la réorganisation du pouvoir des militaires représente une grosse épreuve pour le gouvernement. « Maintenant que l’AKP va avoir la gestion de tous les pôles du pouvoir de l’État, toutes les justifications avancées jusqu’à présent qui mettaient en cause les autorités militaires n’auront plus de sens. Le signal le plus palpable du passage d’un autoritarisme militaire à un gouvernement réellement démocratique se verra dans le progrès marqués dans la question kurde ».