Gotland: L’équilibre dans la Baltique pourrait-il être inquiété par des aspirations russes?


Par Camille STRUB*
Le 15/05/2016, regard-est

Depuis la crise ukrainienne, l’île suédoise de Gotland apparaît comme un élément incontournable des débats sur la sécurité dans la région de la Baltique. Emblématique, elle se fait le miroir des causes qui ont poussé les États à renouveler leur armée et à donner de la pertinence au concept de guerre totale.



 

 

Avec une superficie de 3.184 km², Gotland est la plus grande île de Suède. Classée au patrimoine mondial de l’Unesco, son agriculture et ses paysages en font une destination prisée des touristes qui, pendant la période estivale, font passer la population d’environ 57.000 à plus de 150.000 habitants. Une attraction combinée à des services publics développés et à un réseau d’entreprises privées qui, ensemble, constituent l’essentiel des revenus de l’île.

Mais le principal atout de l’île réside dans sa localisation. Elle est en effet située à environ 90 kilomètres des principales îles de Suède et à 130 kilomètres des côtes lettones, offrant à celui qui la possède à la fois la domination sur les routes maritimes sillonnant la mer Baltique et le contrôle de diverses bases aériennes. Cet enjeu géopolitique majeur bien compris par le gouvernement russe et par l’Otan a été omis par le gouvernement suédois qui a longtemps négligé la sécurité de l’île. Et ce n’est que récemment, avec la guerre en Ukraine, la multiplication des exercices militaires regroupant d’importants effectifs dans la région et les violations répétées des espaces aériens et maritimes par la Russie[1], que les dirigeants du pays ont pris conscience de la nécessité de revoir leur politique. Un changement d’approche jugé urgent par leurs voisins baltes.

Une île vulnérable

L’armée suédoise ne pourrait empêcher la Russie de s’emparer de Gotland en seulement quelques heures si Moscou venait à en ressentir le désir. C’est ce qu’ont reconnu Karlis Neretnieks, Général de division suédois, et Jan Solesund, secrétaire d’État pour le ministère suédois de la Défense, lors d’un entretien à la radio en janvier 2015.

Et pourtant si, au cours de l’histoire, d’importantes batailles se sont déroulées autour de l’île, celle-ci forme –avec l’archipel d’Åland associé à la Finlande– l’une des rares zones d’Europe à avoir longtemps été démilitarisée (depuis 1856 pour l’État libre d’Åland, et de 2005 à mars 2015 en ce qui concerne l’île suédoise). C’est ainsi qu’à Gotland, les quelques effectifs militaires qui demeuraient jusqu’alors ont été réduits au milieu des années 2000, subissant en outre les conséquences des coupes budgétaires imposées à l’armée fin 2004. Ces réductions d’effectifs se sont traduites non seulement par le retrait de toutes les unités navales et d’artillerie mais aussi par celui de toute capacité aérienne[2] et des infrastructures opérationnelles, pour ne conserver sur place qu’une police locale et une armée composée de 200 volontaires. Ces derniers sont basés sur le champ de tir de Tofta[3] et soutenus par quatre avions de chasse Gripen, déployables en cas d’extrême urgence, ainsi que par quatorze tanks stationnés dans un hangar, faute de personnel apte à les conduire.

Ces éléments, qui ne peuvent constituer une défense crédible, s’avèreraient totalement obsolètes si une attaque surprise en provenance d’une puissance supérieure venait à avoir lieu. Un tel événement rappellerait la guerre de Finlande et l’occupation de l’île pendant une semaine par des soldats russes, entre 1808 et 1809.

La remilitarisation de l’île

Ce n’est qu’après la déclaration, en mars 2015, du ministre suédois de la Défense Peter Hutlqvist, évoquant la nécessité de rétablir une force militaire permanente sur Gotland que l’île a commencé à être remilitarisée. Cette décision s’inscrit non seulement dans la montée de l’inquiétude, largement partagée par les pays baltes, concernant le regain d’intérêt manifesté par les représentants russes pour la région de la mer Baltique. Mais aussi dans la volonté plus générale du nouveau gouvernement suédois d’augmenter le budget accordé à la défense (750 millions d’euros supplémentaires lui seront alloués pour la période 2016-2020) et dans celle de favoriser la coopération avec les pays nordiques, l’Union européenne et l’Alliance atlantique.

En ces termes a donc été décidé en mars 2015 l’envoi sur l’île d'une compagnie d’infanterie mécanisée et d’une compagnie de réserve blindée appartenant principalement à l’Air force et à la Marine. Et de nouveaux programmes portant sur l’acquisition de navires de guerre et le développement des forces maritimes défensives suédoises ont été lancés. Le plus récent prévoit notamment la mise en service du sous-marin A-26, considéré comme l’un des meilleurs sous-marins à propulsion diesel-électrique existant à ce jour.

Pourquoi Gotland?

Pour Peter Mattsson, chercheur à l’université suédoise de Défense, le regain d’intérêt croissant pour Gotland manifesté par les cercles politiques n’a rien d’étonnant. Emplacement stratégique, l’île est un point vital pour la défense de l’Europe car elle offre à celui qui la possède plusieurs possibilités. C’est-à-dire celles de pouvoir asseoir son contrôle sur la région de la Baltique mais aussi de prétendre à de plus grands projets.

En effet, si la présence et le comportement des troupes russes sont craints, ils pourraient trouver plusieurs interprétations.
D’un côté, on pourrait penser qu’ils s’expliqueraient par la volonté du régime russe de protéger le gazoduc Nord Stream qui, depuis 2011, relie la Russie à l’Allemagne[4], mais aussi par l’appréhension de voir la Finlande et la Suède rejoindre l’Otan[5], ou encore par la perspective de voir l’Alliance atlantique installer de plus en plus de bases permanentes à proximité des frontières de la Russie.

D’un autre côté, les États baltes ainsi que la Suède pourraient envisager que cette présence russe révèle en fait le souhait de réaliser à court terme quelque désir impérialiste du Kremlin. C’est ainsi qu’ils perçoivent généralement l’annexion de la Crimée en 2014. Un tel projet pourrait induire la prise de Gotland, sorte d’étape vers de plus grands desseins.

Un scénario inquiétant

Pour Johan Eellend, analyste spécialisé dans les questions de sécurité politique à l’Agence de recherche suédoise sur la Défense, une telle option invite à imaginer divers développements. Si la Russie décidait d’occuper Gotland, le fait que la Suède n’appartient pas à l’Otan impliquerait que l’Alliance ne se sentirait pas dans l’obligation d’appliquer l’article 5 qui prévoit une réaction entre membres en cas d’agression de l’un d’entre eux.

Dès lors, rien n’empêche de penser que Moscou pourrait décider d’installer sur l’île des rampes de missiles, dont des missiles S-300, S-400 ou Iskander déjà déployés ou soupçonnés de l’être à Kaliningrad, au Bélarus et à proximité de Saint-Pétersbourg. Ces missiles de longue portée lui permettraient d’atteindre à la fois la Suède, les États baltes, la Pologne, le Danemark, voire l’Allemagne, mais aussi d’empêcher tout accès à la Baltique aux avions comme aux navires otaniens. Ces derniers ne pourraient donc pas soutenir et renforcer les capacités sécuritaires des Baltes, en matériel comme en troupes. Ce qui reviendrait à isoler les trois pays. Mais également à laisser au pays agresseur l’opportunité de tirer profit de la proximité géographique de l’île afin de préparer la conquête de la Lituanie, de la Lettonie et de l’Estonie.

Gotland disposant d’un aéroport dont les pistes s’étirent sur deux kilomètres et d’un port qui permet d’accoster aux nombreux ferries reliant Visby et Nynäshamn, ville de la péninsule suédoise située à environ 40 minutes de Stockholm, elle représente une plateforme idéale pour l’accueil des forces militaires. Un atout qui a longtemps fait craindre à Peter Mattsson, qui a vécu près de vingt ans sur l’île, que ces infrastructures ne soient utilisées pour le déploiement massif de troupes par hélicoptères ou chasseurs côtiers. Le chercheur se dit d’ailleurs soulagé que les porte-avions français Mistral n’aient pas été vendus à la Russie.

Cependant, dans tout conflits, il convient de tenir compte autant des contre-mouvements que des mouvements. Car attaquer Gotland induirait aussi très certainement une adhésion immédiate de la Suède –et de la Finlande– à l’Otan, ce qui aurait pour effet de renforcer l’Alliance aux dépens de la Russie.
Même si, dans le contexte actuel de tensions entre la Russie et l’Ouest, les enjeux sont de taille, il n’en reste pas moins que le bras de fer qui se joue actuellement dans la région de la Baltique entre l’Alliance et le régime russe semble surtout s’apparenter à une tentative d’intimidation et de monopolisation de l’attention de l’Autre. En effet, les États-Unis, qui envisageaient de se tourner vers le Pacifique, ont dû reconsidérer leur implication à l’est de l’Europe depuis les événements en Ukraine. De ce vaste rapport de forces, Gotland est peu susceptible d’être la victime autant que la menace. Du moins, tant qu’elle reste prétendument neutre.

Notes:
[1] On peut citer par exemple l’incursion du 28 octobre 2014, lorsque sept avions russes ont désactivé leurs transpondeurs, afin de ne pas avoir de contact avec l’aviation civile, et pénétré dans les espaces aériens de plusieurs pays, dont la Norvège et le Portugal.
[2] Dans l’ensemble, l’armée de l’air suédoise n’a plus fait fonctionner ses intercepteurs ou utilisé ses porte-avions basés sur l’île depuis le début des années 1990.
[3] Le champ de tir de Tofta est un terrain d’entraînement militaire situé à 8 kilomètres au sud de Visby. Il s’étend sur 11 kilomètres et a joué un rôle majeur jusqu’au démantèlement réalisé en 2005.
[4] Le gazoduc Nord Stream, s’il ne traverse pas les eaux territoriales suédoises, passe en revanche par les zones économiques exclusives de la Suède, de la Finlande, du Danemark et de l’Allemagne.
[5] De l’accroissement de la coopération entre ces deux pays et l’Otan a résulté une plus grande concentration de sous-marins de l’Alliance dans la région. Mais aussi la montée de débats tant en Suède qu’en Finlande, sur la nécessite de ne pas inquiéter la Russie qui maintient son opposition à toute adhésion. Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a ainsi déclaré en avril 2016 qu’une telle adhésion entraînerait forcément une réaction de la part de son pays.

Vignette: Ringmuren, remparts entourant Visby, principale ville de Gotland. Ce mur fut construit entre 1250 et 1288 pour protéger la ville du reste de l’île avec laquelle elle était en conflit (photo: Camille Strub, mars 2016).

* Étudiante en master 2 de Géopolitique à l’Institut français de géopolitique (IFG) et jeune chercheure sur les questions de sécurité dans la région de la Baltique et sur les relations bilatérales entre la Russie et la Lituanie.