Pologne: Faut-il craindre l’alternance?

 
Par Romain SU*
Le 11/10/2015, regard-est

Après avoir reconquis la Présidence en mai 2015, le parti polonais conservateur PiS est donné favori aux élections parlementaires du 25 octobre qui pourraient, pour la première fois depuis 2007, lui ouvrir les portes du gouvernement. Sa précédente expérience du pouvoir a cependant laissé des souvenirs mitigés. Faut-il avoir peur de l'alternance?



 

 

En mai 2015, la défaite infligée au président de la République sortant Bronisław Komorowski par son concurrent conservateur Andrzej Duda avait aussi bien déjoué les sondages que désarçonné les observateurs de la vie politique polonaise. Inconnu du grand public quelques mois plus tôt, le jeune (43 ans) docteur en droit de Cracovie avait réussi en l'espace de quelques semaines à se faire un nom et à attirer vers le parti Droit et justice (PiS) la majorité des voix des moins de trente ans, alors que la formation politique des frères Kaczyński était traditionnellement associée aux «bérets de mohair», c'est-à-dire un électorat âgé adhérant à l'aile conservatrice de l'Église catholique.

Le PiS, qui, depuis dix ans, n'avait remporté aucun scrutin d'importance, se sent donc désormais en position de force pour regagner le contrôle du gouvernement à l'occasion des élections parlementaires à tour unique du 25 octobre 2015. Les relevés d'intentions de vote confortent son sentiment de supériorité en lui attribuant une avance de 10 à 12 points sur le parti actuellement au pouvoir, la Plateforme civique (PO), sans toutefois que le score pronostiqué (entre 32 et 42% selon les enquêtes) ne lui donne la majorité absolue à la Diète.[1]

Une sourde inquiétude

Le scénario de l'alternance est source d'inquiétude pour une partie de la population polonaise qualifiée de «libérale», ainsi que pour certains partenaires européens. À l'intérieur, on redoute que le PiS ne cherche à répéter l'expérience de l'«ordre moral» des années 2005-2007. Alors en coalition avec des partis très à droite (Autodéfense, Ligue des familles polonaises), le PiS avait mené, au nom de la lutte contre la corruption et les anciens collaborateurs du régime communiste, une politique de concentration des pouvoirs. Elle s'était traduite par un très fort activisme du ministère public, la création d'un Bureau central anticorruption (CBA) aux larges pouvoirs d'investigation et placé sous la tutelle directe du Premier ministre ou encore par des changements controversés à la tête du Conseil national de la radio et de la télévision, équivalent du Conseil supérieur de l'audiovisuel français.

La politique historique du PiS avait aussi provoqué des remous, avec le retrait des listes de lecture scolaires d'auteurs jugés peu patriotiques (Witold Gombrowicz, Fiodor Dostoïevski) et les campagnes de «lustration» obligeant les titulaires de fonctions publiques, sous peine de révocation, à révéler leur éventuelle collaboration avec la police politique du régime communiste. Feu le professeur et eurodéputé Bronisław Geremek s'en était ému en 2007 dans une tribune au Monde qui avait contribué à attirer l'attention internationale sur cette «chasse aux sorcières».

Certains voisins et partenaires de la Pologne ont d'autres raisons de s'inquiéter du possible retour du PiS au gouvernement. Sa rhétorique teintée d'accents nationalistes est souvent critique à l'égard de l'Allemagne, et franchement hostile vis-à-vis de la Russie. Si le climat de la rencontre d'août 2015 entre les Présidents Andrzej Duda et Joachim Gauck semble indiquer que le PiS ne jouera plus la carte de l'antigermanisme, Moscou ne devrait pas pouvoir s'attendre à pareil traitement. Le crash de l'avion présidentiel à Smolensk en 2010 reste entouré de soupçons pour l'électorat du PiS, tandis que le conflit russo-ukrainien aiguise la peur du grand voisin oriental.

Taxation des banques et des supermarchés

La France, elle, ne constitue pas une cible directe du discours souverainiste du PiS mais pourrait néanmoins voir ses intérêts menacés. Sur le plan économique, le programme de renationalisation du PiS, inspiré par l'exemple de Viktor Orbán en Hongrie, prévoit en effet des taxes spéciales pour les secteurs de la banque et de la grande distribution, où les groupes français sont très présents (BNP Paribas, Crédit Agricole, Auchan, Carrefour...).

Le juteux marché de la défense polonaise, d'une valeur de 30 milliards d'euros pour la période 2013-2022[2], pourrait également devenir plus difficile d'accès pour les industriels français en raison de la priorité accordée par une importante fraction du PiS à l'Alliance atlantique, et derrière elle aux États-Unis. Plusieurs cadres du parti ont ainsi d'ores et déjà fait connaître leur intention de réexaminer le choix de l'hélicoptère de transport militaire Caracal. L'offre du groupe européen Airbus Helicopters, qui comporte en outre un large volet de coopération industrielle et de transfert de technologies, est pourtant la seule à répondre au cahier des charges du ministère polonais de la Défense. Elle a été retenue en avril pour la phase des tests, mais la signature effective du contrat (plus de 3 milliards d'euros) est suspendue aux résultats des élections.

Enfin, c'est en matière de coopération politique dans les enceintes communautaires que la France pourrait perdre un allié. Comme le révèle le dossier des Caracal, le PiS défend en règle générale une position eurosceptique et atlantiste qui n'est pas de nature à appuyer les ambitions françaises en faveur du renforcement de la politique de sécurité et de défense commune.

Alors qu'entre 2012 et 2015, les gouvernements français et polonais étaient souvent parvenus à des compromis, y compris sur des sujets où leurs intérêts semblaient divergents –fonds européens, Politique agricole commune, règles applicables aux travailleurs détachés, cadre énergie-climat 2030–, la volonté du Président A.Duda et du PiS de sortir du «courant dominant» pour coopérer davantage avec les pays d'Europe centrale et centrale (le bloc ABC pour Adriatique, Baltique et mer Noire) pourrait marquer une rupture.

Dans cette perspective, le récent vote du ministre polonais de l'Intérieur, favorable au plan européen de répartition de 120.000 réfugiés, malgré une opinion publique très divisée et l'opposition frontale de la Hongrie, de la République tchèque, de la Roumanie et de la Slovaquie, pourrait bien être le dernier exemple du genre.

La coalition des pays d’Europe centrale, un pari risqué

Le pari du PiS est néanmoins risqué car en voulant faire bloc avec l’«Europe de l'Est» contre la «vieille Europe» sur des questions comme l'accueil des demandeurs d'asile ou la réduction des gaz à effet de serre, il pourrait perdre le soutien des grands pays de l'ouest du continent sur d'autres points stratégiques tels que les sanctions contre la Russie et l'assistance à l'Ukraine. Or, dans ces domaines, il paraît très improbable que Varsovie parvienne à rallier à sa ligne dure Budapest, Prague ou Bratislava, nettement plus conciliants envers le Kremlin.

Le regain de popularité dont jouit le PiS signifie-t-il que les Polonais, après avoir été pendant des années les champions de l'«euro-enthousiasme», sont aujourd'hui victimes de la «fatigue» de l'intégration, voire tentés par un désir de repli sur soi? Alors que l'électorat du PiS semblait stable jusqu’alors[3], le succès inattendu d'A.Duda auprès des moins de 30 ans constitue un élément nouveau.

À la lecture des résultats d'enquêtes d'opinion et des témoignages laissés par les électeurs potentiels sur Internet, il ne semble pas que le vote PiS, en particulier chez les jeunes, exprime le rejet de l'Union européenne (UE) ou même d'un «diktat» allemand, pour reprendre le vocabulaire de certains dirigeants de ce parti. En ce sens, il n'est pas comparable au vote protestataire observé dans les États membres où s'appliquent de brutaux plans d'austérité.

Force est toutefois de constater un divorce dans l'opinion entre une génération qui estime avoir rempli sa mission historique –sortie du communisme et de la tutelle soviétique, intégration dans les structures euro-atlantiques, consolidation de la démocratie et de l'économie de marché– et celle, plus jeune, qui ne compare pas la Pologne contemporaine avec la Pologne communiste ou même ses voisins de la région, mais avec l'Europe occidentale.

C'est pourquoi le discours des aînés, souvent auréolés de faits d'armes dans l'opposition à la dictature (B.Komorowski lui-même mais aussi l'ancien Premier ministre Donald Tusk et, de façon générale, l'aile libérale de la «génération Solidarność»), donne une impression d'autosatisfaction que la partie de la population trop jeune pour avoir connu le communisme peine à comprendre. Pour cette dernière, les garanties de sécurité conférées par l'OTAN et la liberté de circulation dans l'UE sont des acquis. En revanche, le niveau des salaires, la cherté du logement, la précarisation de l'emploi et les dysfonctionnements du système de sécurité sociale sont portés au passif de dirigeants dont l'unique réponse a souvent consisté à attendre que les forces du marché fassent leur œuvre.

Pologne île verte ou champ de ruines?

Si la divergence entre statistiques économiques et perception du grand public n'est pas propre à la Pologne, le décalage est particulièrement frappant entre la vision optimiste défendue par la PO et les économistes d'une Pologne «île verte», seul pays de l'UE à avoir traversé la crise financière de 2008 sans récession, et le slogan de «Pologne en ruine» attribué à des politiques du PiS. L’expressiona fait le tour des réseaux sociaux avant d'être détournée par de malicieux internautes qui ont créé une page Facebook avec de nombreuses photos de réussites récentes financées par les fonds européens (modernisation des campagnes, infrastructures...).

Sur ce point se rejoignent l'électorat traditionnel du PiS (dont de nombreux petits retraités «perdants» de la transition) et des étudiants ou jeunes actifs aux attentes déçues. Aux frustrations économiques s'est ajoutée la conviction que la PO est arrivée ou s'est maintenue au pouvoir «par effraction», avec l'appui des services secrets ou au gré de petits «arrangements» (układy). Ces thèses ont été popularisées par des livres comme Les liaisons dangereuses de Bronisław Komorowski de Wojciech Sumliński publié opportunément en cette année électorale ou par le scandale des écoutes téléphoniques qui a entaché des personnalités politiques de premier plan tels que les anciens ministres des Affaires étrangères et de l’Intérieur, Radosław Sikorski et Bartłomiej Sienkiewicz. Des révélations du magazine Wprost ont aussi mis l'accent sur le montant exorbitant des notes de restaurant où se rencontraient élites politiques et économiques, renforçant l'idée que les dirigeants de la PO étaient devenus arrogants, déconnectés de la réalité de la Pologne «ordinaire» et sûrs de leur impunité. Dans la même veine, la décision de l'ex-président B.Komorowski de ne pas faire campagne jusque très tardivement a pu être interprétée comme un signe de confiance excessive en sa réélection.

La déception, voire l'agacement vis-à-vis d'une PO au pouvoir depuis huit ans n'a toutefois pas uniquement profité au PiS. Dans le sillage du revers infligé à B.Komorowski sont apparus de nouveaux partis qui espèrent capter une fraction de ses électeurs. En fonction de cette redistribution des cartes qui reste à mesurer dans les urnes, il n'est pas impossible que la PO, malgré l'usure de huit années de pouvoir et un soutien en net recul dans l'opinion, parvienne à se maintenir au gouvernement grâce à une nouvelle coalition. Il faudra donc probablement attendre un peu plus longtemps que le 25 octobre au soir pour constater si la Pologne connaîtra l'alternance.

Notes:
[1] Le site http://ewybory.eu répertorie la plupart des sondages d'intentions de vote.
[2] Voir notre précédent article «Pologne: Quel garant pour la sécurité extérieure du pays?», Regard sur l'Est, 3 décembre 2013.
[3] Voir notre précédent article «Place du Sauveur à Varsovie: Quels clivages dans la société polonaise?», Regard sur l'Est, 1er octobre 2014.