l’Iran face à la crise syrienne

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L’Iran face à la crise syrienne

Par Mohammad-Reza DJALILI, Thierry KELLNER , le 7 septembre 2014, diploweb

Mohammad-Reza Djalili est Professeur émérite à l’Institut de Hautes Études Internationales et du Développement de Genève. Thierry Kellner est Chargé de cours au Département de science politique de l’Université Libre de Bruxelles (ULB). Ils sont auteurs et co-auteurs de nombreuses publications.

Grâce à son assistance et à son influence en Syrie, Téhéran est parvenu à se rendre incontournable dans le règlement de la crise syrienne. Pour l’expliquer, Mohammad-Reza Djalili et Thierry Kellner présentent successivement : L’Iran et les « printemps arabes » : la particularité du cas syrien ; L’assistance multiforme iranien au régime de Damas ; L’élection de Rohani : une nouvelle donne ? Ils intègrent enfin dans leur raisonnement l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL), devenu entre-temps l’État islamique (EI)-, un mouvement djihadiste très anti-chiite, qui a proclamé un « califat » situé à cheval sur les territoires du nord de l’Irak et de l’est de la Syrie.

LA SYRIE est une pièce essentielle de la politique étrangère iranienne au Levant. Confronté à la vague des « printemps arabes », Téhéran s’est d’abord plutôt réjoui de ces événements qui lui offraient des opportunités nouvelles dans le monde arabe, avant de dénoncer avec véhémence le « printemps syrien » dès que la contestation populaire a touché le régime de Damas. Dans ce pays, les enjeux pour la République islamique sont tels qu’elle a décidé de soutenir Bachar al-Assad par tous les moyens politiques, diplomatiques, militaires et économiques à sa disposition. Cette politique n’a pas été remise en cause avec l’arrivée au pouvoir d’Hassan Rohani en août 2013, même si l’atmosphère internationale s’est quelque peu détendue et que l’accord intermédiaire sur le nucléaire signé à Genève en novembre 2013, s’il aboutit à terme à un accord définitif, pourrait faire évoluer la position iranienne sur certaines questions régionales. Pour l’heure, grâce à son assistance et à son influence en Syrie, Téhéran est parvenu à se rendre incontournable dans le règlement de la crise syrienne.

I. L’Iran et les « printemps arabes » : la particularité du cas syrien


La République islamique a observé avec grand intérêt les révoltes qui se sont propagées au Moyen-Orient à partir du début de l’année 2011. Son discours officiel a visé à les récupérer idéologiquement en les présentant comme résultant de « la révolution islamique  » de 1979. Téhéran a choisi de les qualifier de «  vague d’éveil islamique  », insistant sur leur caractère « islamique » plutôt que sur le fait qu’il touchait des pays « arabes ». L’expression de « printemps arabe » ne se retrouve d’ailleurs pas dans sa rhétorique. En dehors de ce discours général, l’appréciation qu’a eue le régime iranien de ces divers mouvements de contestation n’a pas été uniforme [1]. Il a réagi en fonction de ses intérêts idéologiques et géopolitiques, soutenant ceux qui ont touché des pays arabes sunnites conservateurs pro-occidentaux comme la Tunisie ou l’Égypte mais aussi Bahreïn, où la majorité chiite s’oppose au pouvoir sunnite, avant de dénoncer violement celui qui en Syrie a mis en danger son seul véritable allié arabe [2].

L’alliance avec la Syrie est en effet considérée par Téhéran comme l’une des principales réussites de sa diplomatie au cours des trente-cinq dernières années et un instrument particulièrement utile pour assurer son influence régionale. L’axe politique majeur mis en place avec Damas et reliant Téhéran à ce pays, mais aussi au Hezbollah libanais, au Hamas et à d’autres mouvements palestiniens, lui a en effet permis de gagner une profondeur stratégique au Levant et en Méditerranée orientale, d’y étendre son influence, de peser sur l’ensemble de la région et d’y accroître sa marge de manœuvre face notamment aux Occidentaux –particulièrement les États-Unis. Il lui a offert un instrument vital pour influer sur le conflit israélo-palestinien et pour menacer Israël en cas de besoin. Cet « axe de la résistance » selon la terminologie officielle iranienne, s’est renforcé dans la période post-11 septembre grâce à l’influence développée par Téhéran dans l’ouest de l’Afghanistan après la chute des taliban en 2001 et en Irak après celle de Saddam Hussein en 2003 et l’arrivée au pouvoir des chiites à Bagdad. Mohsen Milani évoque à ce propos dans une étude récente la mise en place d’un véritable « corridor de la résistance » reliant l’ouest de l’Afghanistan (Hérat) à Gaza via l’Irak, la Syrie et le Liban [3]. Damas est une pièce maîtresse de ce dispositif. Aussi, face aux manifestations contre le régime syrien qui l’ont complètement pris de court, Téhéran a-t-il réagi très fortement.

Trois moments dans le positionnement rhétorique iranien sur la question syrienne peuvent schématiquement être décelés jusqu’à la fin du mandat de M. Ahmadinejad. Dès le départ, Téhéran a dénoncé les protestations populaires contre Bachar al-Assad comme étant le résultat d’un « complot étranger  » fomenté par les Occidentaux. L’action des monarchies du golfe Persique –Arabie saoudite et Qatar en tête- est condamnée comme favorisant la discorde «  fitna  » au sein du monde musulman. Pourtant, devant l’ampleur des manifestations, le discours officiel iranien se nuance quelque peu. Le silence face à la répression massive en Syrie cède un court moment la place à de timides critiques, notamment par l’intermédiaire de la presse. Le président Ahmadinejad se fera fait lui-même l’écho de ce discours plus nuancé en août 2011, en critiquant la solution sécuritaire en Syrie tout en rejetant « l’ingérence malfaisante de l’Occident et de certains pays arabes dans les affaires intérieures syriennes ». Téhéran joue la prudence à ce moment au cas où la situation tournerait en défaveur du régime syrien. Pragmatique et prudent, il cherche à se ménager une marge de manoeuvre en prenant quelques distances –dans sa rhétorique- avec Damas et en nouant des contacts discrets avec certains groupes d’opposition d’orientation islamiste comme les Frères musulmans syriens [4]. Pourtant, au printemps 2012, l’opposition syrienne n’étant pas parvenue à s’imposer sur le terrain militaire et le régime de Bachar al-Assad ayant fait la démonstration de sa capacité de résistance, Téhéran fait le pari de son maintien en place sous une forme ou sous une autre. Aussi reprend-t-il sa rhétorique et réaffirme-t-il son « soutien total  » au gouvernement syrien présenté comme le « fer de lance de la lutte contre le sionisme », raison pour laquelle selon Téhéran il est pris pour cible par les Occidentaux. Cette position a été répétée depuis à de nombreuses reprises [5].

Dans sa lecture des événements en accord avec la version de Damas, les troubles dans le pays résulte d’un « complot » des Occidentaux aidés par la Turquie et certains pays arabes –essentiellement les monarchies du Golfe-, au profit des Israéliens [6]. Téhéran a rejeté sur ces divers pays la responsabilité de l’aggravation des violences [7], niant l’ampleur des protestations populaires et passant sous silence les responsabilités du régime syrien et son extrême violence dans la répression contre sa population comme facteurs d’aggravation du conflit. Cette position a été maintenue jusqu’à la fin du mandat du président Ahmadinejad. Téhéran a ajouté à cette ligne générale un accent particulier dans sa propagande sur l’action des mouvements djihadistes sunnites en Syrie au fur et à mesure que les manifestations se transformaient en véritable guerre civile. L’objectif était triple. Il s’agissait de discréditer l’opposition syrienne en assimilant l’ensemble des opposants à Bachar al-Assad à cette mouvance particulière, très minoritaire au départ ; de mobiliser l’opinion chiite en général en faveur du régime syrien en dénonçant l’action de ces mouvements sunnites radicaux anti-chiites ; et enfin de stigmatiser les Occidentaux et leurs alliés pour leur soutien prétendu à cette mouvance radicale, tout en les inquiétant en pointant le danger d’un soutien à des groupes dont certains étaient proches d’al-Qaeda.

II. L’assistance multiforme iranien au régime de Damas

Au-delà de sa rhétorique, la République islamique s’est considérablement engagée en Syrie, dans ce qui est devenu au fil du temps une véritable guerre civile, marquée par l’ingérence de nombreux acteurs étatiques régionaux et internationaux, la présence d’acteurs infra étatiques (groupes rebelles et milices de diverses obédiences), et des tensions croissantes avec les États voisins (Turquie, Irak, Liban, Jordanie, Israël). Cette guerre civile s’est doublé d’un conflit indirect opposant Téhéran d’une part aux Occidentaux et à Israël mais aussi à l’Arabie saoudite, au Qatar –les deux premiers rivalisant d’ailleurs entre eux- et à la Turquie d’autre part, par soutien interposé aux diverses parties syriennes. Le conflit en Syrie est également devenu un catalyseur des tensions opposants chiites et sunnites au Moyen-Orient. Cette coloration « sectaire » du conflit additionnée à la rivalité régionale croissante avec les monarchies du Golfe, la Turquie, Israël, et les Occidentaux, a renforcé la volonté de Téhéran de s’y impliquer. Il s’agissait de soutenir son allié syrien pour empêcher une victoire sunnite qui affaiblirait à la fois son influence régionale au Levant mais aussi celle des chiites au Moyen-Orient, inversant la tendance constatée dans la région depuis l’élimination de Saddam Hussein et l’arrivée au pouvoir des chiites à Bagdad. Vu de Téhéran, le maintien d’un régime « ami » à Damas est ainsi devenu vital pour la sécurité même de la République islamique [8] et la survie du régime iranien [9]. Cette perception explique l’ampleur de l’engagement et de l’aide iranienne offerte au régime de Damas.

Deux étapes peuvent être distinguées en matière d’assistance.

Deux étapes peuvent être distinguées en matière d’assistance. Au départ, optimiste quant à la capacité du régime syrien de contenir les protestations populaires, Téhéran s’est contenté d’offrir un soutien rhétorique et moral ainsi que des conseils en matière de sécurité publique, insistant sur la recherche d’une solution négociée et le maintien au pouvoir de Bachar al-Assad. Mais la dégradation continue de la situation sur le terrain vu l’ampleur des manifestations et l’incapacité du régime syrien à les contenir malgré la violence de la répression a accru son inquiétude. Cet état de fait, couplé à l’échec de la mission de l’Onu en Syrie, à l’appui diplomatique et moral puis à l’assistance accordés à l’opposition par certaines pétromonarchies, la Turquie et les Occidentaux, et à l’évolution du contexte moyen-oriental où les tensions entre sunnites et chiites se sont renforcées et où les divers « printemps arabes » n’ont pas produit de gains clairs pour lui, voire lui ont occasionné des revers (avec par exemple la distanciation du Hamas par rapport à Damas mais aussi à Téhéran), l’ont ensuite conduit à s’impliquer massivement aux côtés du régime syrien. L’Iran est ainsi devenu un de ses soutiens les plus actifs. Tout en promouvant dans sa rhétorique la recherche d’une « solution politique entre Syriens  », il a utilisé tous les moyens à sa disposition pour permettre la survie du régime. Comme l’ont montré les échanges de courriels du couple al-Assad publiés par le Guardian en mars 2012, Téhéran a apporté une assistance multiforme à son allié syrien [10]. Bien qu’il soit délicat d’en mesurer exactement l’amplitude dans tous les domaines concernés, elle n’a de toute évidence pas cessé de s’amplifier au fur et à mesure que la situation locale se détériorait.

A. Un soutien politique et diplomatique sans faille

L’Iran a prodigué des conseils politiques et en termes de communication aux plus hautes instances de l’État syrien. Il a appuyé le régime de Bachar al-Assad sur les plans politique et diplomatique en multipliant les rencontres avec lui, en soutenant ses « réformes  » et son « plan de paix » [11], en répétant que « tout changement  » devait se dérouler sous la direction du président Assad et en arguant qu’il était « le président légitime  » de la Syrie jusqu’ « à la prochaine élection prévue en 2014  » [12]. En juin 2014, Téhéran a d’ailleurs salué la réélection de Bachar al-Assad, en soulignant le caractère « démocratique » et « légitime » du scrutin. A l’attention de la communauté internationale, il a déclaré régulièrement s’opposer à toutes ingérences étrangères en Syrie et n’a pas hésité à laisser planer une menace diffuse quant à ses réactions en cas d’ingérence dans ce pays [13]. Un message dissuasif, adressé à la fois aux États-Unis et aux pays occidentaux, mais aussi à l’Arabie Saoudite, au Qatar et à la Turquie qu’il a accusé de soutenir financièrement et militairement les rebelles syriens [14]. A l’été 2012, Téhéran s’est opposé à l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne qui ouvrirait selon lui la voie à un conflit militaire. Il a soutenu Damas face aux critiques internationales -y compris de l’Onu- [15]. Il a aussi été le seul pays membre à condamner la suspension de l’adhésion de la Syrie à l’Organisation de la Coopération islamique (OCI) en août 2012 [16]. Seule entorse à ce soutien inconditionnel, face à l’indignation internationale, il a condamné en mai 2013 l’utilisation d’armes chimiques en Syrie, éludant toutefois la question de savoir s’il abandonnerait son soutien au président syrien s’il était démontré qu’il était responsable de l’utilisation de telles armes [17].

Téhéran a exploré de nombreuses pistes pour trouver une solution politique à la crise syrienne qui préserverait le régime de Bachar al-Assad. Il a insisté sur la centralité de l’action de l’Onu en Syrie, sachant que Damas y bénéficiait du parapluie de la Russie et de la Chine face aux pressions occidentales. Il a apporté son soutien au plan de paix en six points de Kofi Annan, l’émissaire de l’Onu et de la Ligue arabe sur la Syrie, appelant à un dialogue entre le pouvoir et l’opposition. Il espérait utiliser ce dernier pour s’assurer du maintien au pouvoir de Bachar al-Assad dans le cadre d’un règlement politique qui lui serait favorable vu la disproportion des forces militaires sur le terrain à ce moment. De même, il a soutenu la mise en oeuvre du plan de cessez-le-feu proposé par Lakhdar Brahimi à l’automne 2012 [18]. Il appuiera aussi son plan de paix proposé fin décembre 2012. Ce dernier n’évoquait en effet pas le sort réservé au président Assad, laissant la porte ouverte à son maintien, une position contraire aux souhaits de l’opposition syrienne mais conforme aux vœux de Téhéran.

Pour répondre à la conférence de Genève I (juin 2012) à laquelle il n’avait pas été convié malgré l’appui russe, Téhéran a proposé en juillet 2012 d’accueillir une rencontre entre gouvernement syrien et « opposition » [19]. Pour faire valoir son point de vue, il a organisé sa propre réunion sur la Syrie en août 2012. Elle a rassemblé pendant quatre heures 29 États –souvent représentés uniquement par leurs ambassadeurs- dont la Russie, la Chine, l’Inde mais aussi Cuba, l’Irak, le Venezuela, l’Afghanistan, l’Algérie, l’Indonésie, le Pakistan ou le Zimbabwe [20]. Les Occidentaux en étaient absents, de même que la Turquie, le Qatar, l’Arabie saoudite et l’opposition syrienne. Cette réunion a surtout servi à la propagande iranienne pour tenter de démontrer que le régime de Damas n’était pas isolé. L’Iran a également utilisé le sommet du mouvement des Non Alignés réuni à Téhéran comme tribune pour présenter sa proposition de résolution du conflit syrien. Il a tenté à cette occasion de convaincre de la justesse de ses positions les pays membres de l’organisation dont un grand nombre avait voté début août 2012 à l’AG des Nations Unies en faveur du texte condamnant le recours massif à la violence par le gouvernement syrien (70 des 120 pays non-alignés ont voté en faveur et huit seulement ont voté contre, comme la Syrie, l’Iran, la Chine et la Russie) [21]. Sans grand succès, comme l’ont montré les critiques du président égyptien Morsi [22]. Alors que le groupe des ‘amis de la Syrie’ se réunissait à Amman en mai 2013 et que les Occidentaux refusaient toujours de voir l’Iran participer à une éventuelle conférence de Genève II, Téhéran a annoncé qu’il accueillerait une nouvelle « conférence internationale » visant à trouver une « solution politique » au conflit en Syrie [23]. Il s’agissait à nouveau pour l’Iran de démontrer son poids diplomatique mais aussi de contourner les Occidentaux et leurs alliés arabes et de mobiliser des soutiens derrière le régime syrien.

Utilisant tous azimuts la carte diplomatique en parallèle à un soutien massif (voir infra), Téhéran a testé diverses combinaisons pour promouvoir une solution régionale –où la balance des forces lui est plus favorable- à la crise syrienne. Il a essayé, sans succès, d’amener Ankara, acteur régional de première importance et proche du régime syrien avant le déclenchement des manifestations mais devenu progressivement un soutien majeur des insurgés, à renouer avec Bachar al-Assad [24]. Les relations turco-iraniennes se sont d’ailleurs détériorées dans le sillage de la crise syrienne, chacun ayant pris position pour le camp opposé. Pour favoriser la solution régionale, éviter un isolement diplomatique, contourner les Occidentaux et élargir sa marge de manœuvre, il a aussi saisi l’offre de l’administration Morsi de participer à la réunion du « groupe de contact » quadripartite (Égypte, Iran, Turquie, Arabie saoudite) sur la Syrie dont l’Égypte a proposé la création [25]. Cette carte égyptienne a cependant disparu avec l’éviction du président Morsi en juillet 2013. L’Iran a également exploré la carte jordanienne. Téhéran a ainsi proposé que la Jordanie puisse servir de médiateur dans la crise syrienne [26]. Aucune combinaison diplomatique n’a cependant réussi à se mettre en place avant la fin de la présidence Ahmadinejad.

B. Un soutien militaire et sécuritaire fondamental pour Damas

La République islamique a considérablement assisté le régime syrien en matière militaire, de sécurité publique et de renseignement afin d’accroître ses capacités de résistance sur le terrain. Dès 2011, un large éventail d’organisations comme le ministère du Renseignement et de la Sécurité ou l’entreprise Iran Electronics l’ont ainsi aidé [27]. Des formateurs ont été envoyés en Syrie pour conseiller et entraîner les forces de sécurité à la lutte antiémeute [28]. Fort de sa propre expérience face au Mouvement Vert de 2009, Téhéran a épaulé Damas dans sa cyberguerre contre les insurgés [29]. Il a fourni des moyens de surveillance des téléphones portables et de l’Internet. Les Gardiens de la Révolution, notamment par l’intermédiaire de leur unité d’élite al-Qods (une unité chargée des actions à l’extérieur du pays), ont également été dépêchés. Leur présence a été indirectement confirmée par la partie iranienne à la fin mai 2012 lorsque le vice commandant de cette unité, le général Esmaïl Ghani, a déclaré à l’agence Irna que si « la République islamique n’avait pas été présente en Syrie, le massacre de la population aurait été beaucoup plus catastrophique  » [30]. Un commentaire rapidement disparu après sa publication. En juillet 2012, après plusieurs succès de l’opposition syrienne et l’échec de la mission de l’Onu, Téhéran aurait accru son assistance militaire [31]. L’Armée syrienne libre (ASL) a ainsi capturé 48 iraniens sur le territoire syrien en août 2012. Elle les a accusés d’être des Gardiens de la Révolution. De son côté, Téhéran les a présentés comme des « pèlerins » en route vers le sanctuaire chiite de Sayyida Zeynab au sud de Damas [32]. Dans ce contexte, le commandant en chef des Gardiens, Jafari, a pour la première fois reconnu que des membres de l’unité al-Qods étaient bien présents en Syrie [33]. Ces « pèlerins » ont finalement été libérés et ont regagné Téhéran en janvier 2013 où leur appartenance à diverses unités des Gardiens a pu être confirmée [34]. Cette présence opérationnelle des Gardiens en Syrie a par la suite été confirmée à plusieurs reprises -comme en février 2013 à l’occasion de la mort du général de brigade iranien Hassan Shateri [35] ou en mai 2014 avec celle du général Abdollah Eskandari qui dirigeait la Fondation des Martyrs de la province du Fars jusqu’en 2013 [36]- même si Téhéran a continuellement minimisé leur rôle. Tout au plus peut-on s’interroger sur la taille des effectifs déployés –qui semble avoir été relativement faible au départ, mais se serait ensuite étoffée [37]- et sur leur degré d’implication directe aux côtés des forces pro-Assad dans les opérations militaires contre les insurgés.

Sur le plan militaire, selon les experts américains, Téhéran a aidé Damas qui se méfie de ses propres forces armées composées de nombreux sunnites, à former une milice pro-Assad (Jaysh al-Sha’bi) (National Defence Force) composée de «  Syriens généralement chiites, pour certains alaouites  », afin de combattre pour le compte du régime [38]. Cette milice, qui comprendrait jusqu’à 50 000 membres selon certaines estimations, serait entraînée par les Gardiens de la Révolution et le Hezbollah libanais. Très active à Damas et Alep, elle est organisée sur le modèle du basij iranien selon les déclarations de Mohammad Reza Naghdi qui commande cette formation paramilitaire en Iran [39].

Par ailleurs, les réseaux militants chiites ont commencé à se mobiliser en faveur du régime syrien à partir de l’automne 2012. Le rôle exact de Téhéran dans cette mobilisation est difficile à évaluer. Sans doute a-t-il facilité les contacts, l’organisation et le déploiement de ces militants en Syrie. La mise en avant dans sa propagande du caractère anti-chiite de certains groupes djihadistes sunnites opérant sur le territoire syrien et la dénonciation de leurs exactions ont en tout cas réussi à attirer des combattants. La force pro-assad Liwa Abu Fadl al-Abbas (LAFA ou Brigade al-Abbas) serait ainsi composée de chiites de diverses nationalités (Irakiens, Syriens, Libanais, voire Afghans et Pakistanais) officiellement engagés dans la « défense » du mausolée chiite de Sayyida Zeynab au sud de Damas mais opérant aussi ailleurs dans le pays [40]. Un certain nombre d’organisations chiites irakiennes proches de Téhéran -comme l’organisation Badr-, assiste aussi le régime syrien [41].

Mais le principal allié et relais de Téhéran en Syrie est la milice libanaise du Hezbollah dont il est proche depuis sa création [42]. Cette dernière est un des maillons les plus importants de l’ « axe de la résistance  » face à Israël et aux États-Unis. Cette organisation partage avec lui un intérêt vital à la survie d’un régime ami à Damas. Les membres de ce mouvement ont été très utiles à Téhéran en Syrie. Outre la proximité géographique de leur base libanaise et leur expérience militaire, arabophones, il leur était plus facile d’opérer sur le territoire syrien que les Gardiens de la Révolution. Le Hezbollah qui soutient Damas dans sa rhétorique depuis le début de la crise a notamment eu pour responsabilité le contrôle de la frontière libano-syrienne face aux infiltrations des groupes rebelles anti-Assad. Il aurait assisté Damas au Liban en coopérant avec les services syriens contre les opposants à Bachar al-Assad réfugiés dans ce pays et leurs sympathisants libanais. Fin avril 2013 dans le sillage de la bataille d’al-Qasayr, Hassan Nasrallah a reconnu publiquement l’engagement direct de forces du Hezbollah dans les opérations militaires en Syrie [43]. Depuis, cette reconnaissance a été réitérée à plusieurs occasions et les exemples de la présence des miliciens libanais se sont multipliés comme à Alep, Homs, Damas ou dans la région de Qalamoun à la frontière syro-libanaise à l’hiver 2013/printemps 2014 [44]. L’importance des effectifs engagés sur le terrain syrien reste cependant délicate à mesurer avec précision. Les chiffres de 3000 à 5000 combattants ont été évoqués [45]. Comme pour Téhéran, la perte de combattants est signalée régulièrement dans les médias [46] sans qu’il soit possible de vérifier leur nombre exact, le mouvement restant discret à ce propos. Le chiffre d’environ 500 miliciens tués en Syrie était ainsi rapporté en mars 2014 par le Daily Star [47]. Des pertes supplémentaires ont été enregistrées dans les mois suivants. Au final, l’assistance du Hezbollah a amélioré les capacités militaires du pouvoir syrien [48] face à ses opposants contribuant ainsi aux objectifs de Téhéran. Mais à plus long terme, le bilan de cette implication syrienne –même s’il faut rester prudent tant la situation syrienne reste incertaine- pourrait être très négatif pour le mouvement libanais et donc pour Téhéran [49].

Enfin, l’Iran a également livré d’importantes quantités de matériels à son allié syrien comme l’ont montré l’interception, en mars 2011, par les autorités israéliennes du navire « Victoria » et les saisies de cargaisons d’armes en Turquie (en mars et août 2011 et janvier 2012) [50].

L’assistance militaire de l’Iran à Damas a été fondamentale pour la survie du régime. Le général des Marines James Mattis déclarait en avril 2013 que « (a)bsent Iran’s help, I don’t believe Assad would have been in power the last six months.  »

Téhéran aurait aussi fait transiter par voie aérienne de l’équipement militaire vers Damas via l’Irak, en violation de l’embargo sur les armes à destination de la Syrie décrété par l’Onu [51]. Washington a interpellé Bagdad à plusieurs reprises à ce sujet. Sans succès, malgré l’organisation officielle par l’Irak de contrôles aléatoires d’avions cargos iraniens à destination de la Syrie à partir d’octobre 2012 [52]. Le ministre irakien des Affaires étrangères a dû reconnaître en juillet 2013 que son pays n’avait pas les moyens d’empêcher Téhéran d’envoyer des armes par le biais de son espace aérien [53]. L’assistance militaire de l’Iran à Damas a été fondamentale pour la survie du régime. Le général des Marines James Mattis déclarait en avril 2013 que « (a)bsent Iran’s help, I don’t believe Assad would have been in power the last six months  » [54].

C. Un soutien économique et financier considérable

L’Iran a assisté au mieux la Syrie pour lui permettre de résister aux sanctions qui lui ont été imposées. Il a aidé Damas à écouler son pétrole via l’Irak ou lui a fourni un navire pour exporter du pétrole en direction de la Chine [55]. Téhéran serait aussi actif dans le secteur de l’électricité et aiderait Damas à se fournir en grains pour alimenter les marchés locaux et limiter les pénuries. Les deux pays ont par ailleurs finalisé un accord de libre-échange qui permet aux produits syriens d’entrer en Iran en étant très peu taxés. Mais c’est surtout en matière financière que la République islamique a été la plus active. Les médias ont fait état de transferts vers la Syrie atteignant plusieurs milliards de dollars. Selon le Times, l’Iran aurait dépensé pas moins de 10 milliards de dollars (octobre 2012) en faveur de son allié syrien, au point que ce fardeau financier aurait créé des tensions au sein même du pouvoir entre le Guide et les Gardiens dans un contexte économique difficile pour la République islamique [56]. En janvier 2013, les deux pays ont signé deux protocoles d’accord aux termes desquels Téhéran devait notamment ouvrir une ligne de crédit à Damas d’environ 1,3 milliards de dollars [57]. Il s’agissait de la première annonce officielle d’un octroi de ligne de crédit de l’Iran à la Syrie. En mai suivant, les médias syriens ont annoncé l’ouverture de deux lignes de crédit iraniennes supplémentaires d’un montant total de 4 milliards de dollars. Une troisième était envisagée par Téhéran pour aider le pays frappé par l’embargo international [58]. Grâce à cette assistance multiforme (politique, diplomatique, militaire, économique et financière) mise en place dès le début des manifestations pacifiques et intensifiées alors que le pays a sombré dans la guerre civile, la République islamique espère sauver et son allié et son alliance.

III. L’élection de Rohani : une nouvelle donne ?

Dans le sillage de son élection (juin 2013), le président Rohani ne s’est pas écarté de la rhétorique employée par la République islamique sous son prédécesseur concernant la Syrie. Lors de sa première conférence de presse, il a rappelé la légitimité du Président Assad, s’est prononcé contre toute intervention étrangère dans les affaires syriennes –omettant au passage celle massive de son pays- et a affirmé que la crise syrienne devait être réglée par le « peuple syrien » [59]. Téhéran a poursuivi son assistance multiforme à Damas. Les deux partenaires ont finalisé à la fin juillet 2013 l’ouverture de la ligne de crédit qui avait été discutée en mai pour permettre au régime syrien d’acheter des produits pétroliers [60]. Le soutien iranien à Damas est resté constant même au plus fort des tensions de la fin de l’été 2013. Ainsi, face aux graves soupçons d’utilisation d’armes chimiques dans le quartier de la Ghouta (août 2013), même si Hassan Rohani a reconnu que des « agents chimiques  » avaient été utilisés, il s’est refusé à désigner un responsable. Face à l’indignation internationale, partagée en Iran même, il a toutefois ajouté que « la République islamique d’Iran, qui a été victime d’armes chimiques (durant la guerre Iran-Irak) demande à la communauté internationale de tout faire pour empêcher l’utilisation de telles armes partout dans le monde » [61]. Une posture déclaratoire qui a été accueillie positivement par les commentateurs internationaux, même si cela n’a en rien modifié le soutien de Téhéran à Damas. Dans la foulée, Hassan Rohani a d’ailleurs repris des diatribes classiques de la République islamique [62]. Son administration a désigné les rebelles comme responsables de cette attaque meurtrière et mis en garde Washington contre toute intervention en Syrie [63]. Face à la possibilité d’une opération militaire internationale contre le régime syrien dans le sillage de cette attaque, Téhéran lui a réitéré son soutien politique. Il a multiplié les avertissements et les menaces voilées pour dissuader les Occidentaux et leurs alliés arabes de frapper Damas et a dénoncé les prises de positions de la Ligue arabe appelant la communauté internationale et l’Onu « à prendre des mesures contre le gouvernement syrien » [64].

Téhéran s’est empressé de soutenir la proposition russe appelant à mettre sous contrôle international les armes chimiques de la Syrie. Il n’a pu que s’en féliciter car elle a fait retomber la pression internationale sur Damas, rendu indispensable pour la communauté internationale le maintien du régime le temps au moins que le démantèlement de ces armes soit effectué, et éloigné la perspective d’une intervention militaire américaine contre Damas, dont l