"Variations d’une identité slovaque depuis l’indépendance", François-Olivier Seys

Variations d’une identité slovaque depuis l’indépendance

Par François-Olivier SEYS*
Le 01/02/2012, regard-est

De la Tchécoslovaquie à l’UE, le changement d’espace de référence en Slovaquie a entraîné nécessairement une redéfinition du concept d’identité nationale, en particulier autour de la place de la minorité hongroise et de son intégration dans le système politique.

 
La démocratisation du débat politique et l’émergence d’une société civile se sont faites dans un contexte slovaque très original de l’évolution des liens avec la partie tchèque de la fédération, qui a abouti à l’indépendance de 1993 et à une nouvelle donne sur l’identité nationale. Alors qu’être slovaque avant 1993 était, en simplifiant quelque peu, ne pas être tchèque, l’indépendance a induit une redéfinition de l’identité, en particulier autour des minorités. De même, l’intégration européenne et la mondialisation ont profondément modifié la géographie de la population slovaque.

L’identité nationale slovaque en négatif 1989-1992

Dans les conversations courantes du début des années 90, les Slovaques aimaient à rappeler que la Tchécoslovaquie était devenue communiste «à cause des Tchèques». En effet, le parti communiste n’avait gagné les élections de 1946 que dans la partie tchèque du pays[1]. Et de mettre en avant que le leader du printemps de Prague, Alexander Dubček, était slovaque, en omettant que le Normalisateur, Gustáv Husák, l’était aussi.

Ces anecdotes résument très bien la construction de l’identité nationale slovaque avant et juste après la révolution de velours de 1989. Être slovaque était ne pas être tchèque. Et mettre en avant l’anticommunisme, censé être plus aigu côté slovaque, en était une forme. Outre la langue différente, les Slovaques se targuaient de trois fondements de leur identité: le catholicisme et sa forte pratique, la culture montagnarde et paysanne et le folklore et les traditions populaires extrêmement vivantes. Cela les opposait clairement à des Tchèques fortement sécularisés et vivant dans un monde plus industriel et plus urbain.

Comme dans d’autres États multinationaux européens, tels que la Belgique, ce sont les oppositions entre les deux principales communautés qui étaient, en Tchécoslovaquie, au cœur du débat sur l’identité nationale. Elles ont permis de mettre à l’écart les autres minorités nationales résidant dans la fédération, dont le poids démographique était plus faible dans un ensemble plus grand. En effet, les minorités ethniques représentaient moins de 5% de la population tchécoslovaque, alors qu’elles constituent près de 15% de celle de la Slovaquie d'aujourd'hui. À eux seuls, les Hongrois totalisent près de 10% de la population slovaque, ce qui leur donne un poids démographique très important qu’ils ont su utiliser très efficacement depuis le début des années 90.

La construction d’une identité nationale slovaque 1993-2004

L’indépendance de 1993 a rendu nécessaire une redéfinition de l’identité nationale slovaque. Le cadre avait effectivement changé, si bien que la question des minorités ethniques était devenue fondamentale. À l’initiative du controversé père de l’indépendance, Vladimir Mečiar, et de ses alliés nationalistes, les cinq premières années de souveraineté ont largement mis en avant l'affirmation et la promotion d'une catégorie de «vrais Slovaques», c’est-à-dire des membres de la nationalité éponyme, catholiques et montagnards de préférence. On les trouve dans le nord et le centre du pays où est née la langue slovaque entre Martin, Žilina et Trenčín et dont sont originaires les pères de la nation slovaque du XIXe siècle comme Bernolák ou Štúr. De même, selon cet imaginaire national, la dimension catholique est essentielle et les protestants que l’on trouve dans quelques vallées ne peuvent être considérés comme totalement slovaques.

En réalité, l’espace slovaque est fortement fragmenté ethniquement et religieusement. Le Nord et l’Ouest sont presque exclusivement ethniquement slovaques. Le Centre et l’Est abritent d’importantes minorités roms, tandis que l’extrémité nord-est comporte une communauté ukraino-ruthène aux frontières avec la Pologne et l’Ukraine. Au sud, une frange d’une vingtaine de kilomètres de large le long de la frontière avec la Hongrie est peuplée presque exclusivement de Hongrois.

Les deux villes principales, Bratislava et Košice, ont connu des trajectoires similaires en théorie. La première est devenue ethniquement slovaque au XXe siècle, bien que sa zone périurbaine au sud-est soit restée hongroise. La seconde s’est également «slovaquisée» mais elle reste un reflet de la région qui l'entoure; c'est-à-dire multiethnique, avec d’importantes minorités hongroise, ukraino-ruthène, rom et même allemande.



La dimension religieuse complique fortement cette géographie. Alors que les Slovaques sont catholiques dans leur grande majorité, la Slovaquie abrite d’importantes minorités confessionnelles. Les protestants luthériens sont les plus nombreux et peuvent être majoritaires localement, comme autour de Myjava. Ils sont une minorité importante dans le centre du pays. Les calvinistes sont nombreux parmi les Hongrois du centre du pays autour de Rožňava, alors que Ruthènes et Ukrainiens se revendiquent respectivement gréco-catholiques et orthodoxes.

Les premières années de l’indépendance ont été celles de la ré-émergence d’identités locales fortes, d’autant que les migrations internes étaient très faibles. Dans ce contexte, les minorités ethniques, notamment Hongrois et Roms, ont pris une place à part car leur fidélité à la Slovaquie a été mise en doute. Les Hongrois ont occupé de manière significative le terrain politique et culturel dans les municipalités mixtes. On recense deux phénomènes cumulatifs: le taux de participation plus élevé des populations magyares aux scrutins, ajouté à leur propension à voter très majoritairement pour le Parti de la Coalition Hongroise (SMK. en Slovaque). Ainsi, alors que les Hongrois représentent moins de 10% de la population, le SMK obtient, par exemple, 15 députés sur 150 suite aux élections législatives de 1998. Leur nombre augmente même jusqu’à 20, suite à celles de 2002 et 2006[2]. C’est leur intégration dans la coalition qui permet la rupture de 1998[3] et la mise en place des réformes qui vont amener vers l’intégration dans l’Union Européenne (UE) en 2004. En s’unissant au centre droit, ils rendent l’alternance possible et donc la rupture avec le «Mečiarisme».

Le débat politique des années 1990 produit une Slovaquie bipolaire avec deux coalitions possibles. D’une part, le centre-droit, chrétien-démocrate, partisan de réformes économiques libérales, pro-européen s’allie au SMK à partir de 1998. D’autre part, le centre gauche, autour de V.Mečiar, très éclaté, hostile dans un premier temps à toute idée de réforme économique, eurosceptique et nationaliste, s’associe à l’extrême droite pour gouverner. Cette coalition «rouge-brune», décriée par les autres partis socio-démocrates européens, gouverne en Slovaquie de 2006 à 2010. Sous ce gouvernement, le débat sur l’identité nationale se focalise sur la question hongroise, question exacerbée par les tentatives de Budapest de renouer les liens avec les Hongrois de son «étranger proche»[4].

L’intégration européenne et les mutations de l’espace slovaque apaisent les tentions sur l’identité nationale depuis 2004

Malgré ses difficultés internes, la coalition de centre droit, dont faisait partie le SMK, a amené le pays à entrer dans l’UE en 2004 Elle a également réussi, par des réformes économiques courageuses, à attirer de nombreux investissements étrangers dès le début du siècle, avec une concentration des nouvelles activités économiques dans l’ouest du pays entre Bratislava et Trnava, dans un premier temps, puis dans la vallée du Váh jusque Žilina dans un second.

Ces investissements ont induit une augmentation rapide des mouvements migratoires internes et internationaux et un brassage croissant des populations. Dans le contexte ethnoculturel fragmenté, ces migrations ont profondément modifié la géographie de la population slovaque. En moyenne les régions du centre et de l’est ont vu plus de 7% de leur population émigrer vers l’ouest du pays, en particulier vers Bratislava et sa périphérie. Dans l’ouest, les gains de population sont importants. Des Slovaques de l’ensemble du pays s'y sont installés pour travailler, y compris dans les régions presque totalement hongroises de Dunajská Streda et Komárno.



De plus, ces mouvements de population internes se sont doublés d’une nouveauté: les migrations internationales. La très forte croissance économique depuis 1998 a amené dans l’ouest du pays deux types d’immigrés: des cadres des entreprises occidentales et asiatiques qui pilotent les investissements étrangers et des ouvriers industriels qui viennent d’autres pays d’Europe centrale et d'ex-URSS, en particulier l’Ukraine. Ces immigrés, qui sont près de 100.000 officiellement, ont renforcé le brassage ethnique dans l’ouest du pays. Dans le même temps, plusieurs dizaines de milliers de citoyens slovaques ont quitté le pays pour aller travailler en Europe de l'ouest.

Ces mouvements ont eu une incidence forte dans le débat politique sur l’identité nationale, d’autant que le brassage de population qui s’opère dans l’ouest du pays se fait dans le contexte de l’intégration européenne. Dans ce référentiel plus large, ce n’est plus la dimension régionale qui est le fondement de l’identité, mais le fait d’être citoyen slovaque en opposition aux autres citoyens de l’UE et aux immigrés de fraîche date.

Sur un plan politique, la question hongroise doit donc désormais être envisagée dans un cadre européen protecteur où l’irrédentisme hongrois apparaît comme obsolète: l’UE ne permettrait plus de remettre en question la frontière. Cet aspect du débat modifie profondément la perception de cette question parmi l’ensemble des citoyens slovaques et parmi les responsables politiques du SMK.

Ainsi, en 2009, le SMK se scinde en deux avec la création d’un nouveau mouvement politique appelé «Most-Híd» («pont», en slovaque et hongrois). Ce nouveau mouvement est fondé dans un esprit plus modéré qu'auparavant. Dans son discours fondateur, Béla Bugár, président du parti, déclare que les Hongrois de Slovaquie sont des citoyens slovaques à part entière, que la frontière est intangible, et que le but du parti est de coopérer avec les mouvements politiques de centre-droit pour gérer ensemble la Slovaquie[5]. Le parti met certes encore en avant sa volonté de défendre les intérêts linguistiques, culturels et éducatifs de la minorité hongroise mais présente la communauté hongroise de Slovaquie comme un «pont» entre deux pays voisins de l’UE.

Aux élections législatives de 2010, les électeurs magyars ont le choix entre un SMK irrédentiste et un Most-Híd coopératif. Ils choisissent majoritairement ce dernier, en lui attribuant deux tiers de leurs voix. Most-Hid se retrouve ainsi avec 14 députés, alors que le SMK les perd tous[6]. Les Hongrois de Slovaquie ont fait le même chemin que leurs hommes politiques, ils sont devenus des citoyens slovaques à part entière dans une Slovaquie intégré à l’UE.

En ce sens la Slovaquie aurait terminé le processus d’européanisation tel décrit par François Bafoil. La question de l’identité nationale serait devenue, comme dans la plupart des pays de l’UE, une question plus complexe qu'auparavant car répartie sur plusieurs échelles: européenne, nationale et locale/régionale.

Notes:
[1]Ces élections ont rendu possible le coup d’Etat de février 1948. Dans la partie slovaque de la Tchécoslovaquie, le Parti Démocrate avait remporté les élections, et communistes seulement 30,4% des voix.
[2]Le parlement slovaque est élu par scrutin proportionnel de liste à un tour avec un seuil de 5% pour avoir des élus. Il n’y a pas de sièges de députés réservés aux minorités nationales. Parmi les minorités, seul les Hongrois, par leur activisme politique et leur organisation, ont réussi à entrer au parlement.
[3]Les élections législatives de 1998 ont constitué une rupture importante. Les électeurs slovaques avait le choix entre, d’une part, la coalition sortante dirigée par V.Mečiar, aux convictions démocratiques hésitantes et prônant un repli sur soi et, d’autre part, une coalition de centre droit et du S.M.K. dirigée par Mikuláš Dzurinda promettant la finalisation du processus démocratique et l’ouverture économique.
[4]L’attitude du gouvernement hongrois vis-à-vis des Magyars d’outre frontière varie fortement au gré des alternances politiques en Hongrie. Les périodes où le FIDESZ de Victor Orbán (centre-droit) est au pouvoir (1998-2002 puis depuis 2010) constituent des périodes de crispation. Cela s’est traduit par deux lois emblématiques en 2001 et 2010. La première sur le «Statut des Hongrois de l’Etranger» attribuait des prestations sociales et un accès privilégié à l’enseignement supérieur. La seconde attribue la citoyenneté hongroise sur simple demande, après examen de langue, sans obligation de résidence.
[5]Discours disponible en langues slovaque et hongroise sur le site www.most-hid.sk
[6]Most-Híd a obtenu 8,12% des voix et le S.M.K. 4,33%.

Sources principales:
BAFOIL François, 2006, Europe Centrale et Orientale: Mondialisation, européanisation et changement social, Paris, Presses de Sciences-Pô.
BOISSERIE Etienne, 2004, «La question de l’Etat en propre et son usage politique (1994-1998)», in C. Servant et E. Boisserie (dir.), La Slovaquie face à ses héritages, L’Harmattan, Paris, p. 95-130.
LIPTAK Ľubomir, 2004, «La vie multiculturelle en Slovaquie, passé ou tradition?», in C. Servant et E. Boisserie (dir.), ibid, p. 41-56.
MARES Antoine, 2005, Histoire des Tchèques et des Slovaques, Editions Perrin, Paris.

* Maître de Conférences. Laboratoire «Territoires, Villes, Environnement et Société, EA4477», Université Lille 1, Sciences et Technologies

Photographie: L'affichage bilingue est obligatoire dans les communes slovaques qui comportent une minorité représentant au moins 20% de la population. Panneau qui indique la Grande Place de Šahy (Ipolyság) en slovaque puis en hongrois (F.O. Seys, 2011).