"L’héritage historique, pomme de discorde entre la Bulgarie et la Macédoine ", Jan Mus

L’héritage historique, pomme de discorde entre la Bulgarie et la Macédoine


Par Jan MUŚ*
Le 01/03/2014, regard-est

Depuis des années, un conflit grandit entre la Bulgarie et la Macédoine sur l’interprétation du caractère national des Slaves macédoniens et, donc, de l’État macédonien. Ce différend ne disparaîtra pas de sitôt de l’agenda politique des Balkans, où les élites dirigeantes instrumentalisent volontiers ces divisions.



 

 

La situation de la Macédoine, au centre de la péninsule balkanique, de même que la carte ethnique hétéroclite de cette région, ont suscité un vif intérêt au tournant des 19ème et 20ème siècles chez les jeunes États balkaniques – Albanie, Serbie, Bulgarie et Grèce. Tous ont revendiqué ou revendiquent une partie du territoire de la république de Macédoine, son héritage historique ou même son nom. En résultat de ces conflits d’intérêts, la Macédoine a été partagée entre différents États. Depuis 1945 un État-nation spécifiquement macédonien a pourtant vu le jour au sein de la Yougoslavie, un processus qui s’est intensifié avec la désintégration de cette dernière.

Mais la «question macédonienne»[1] est un élément important du discours politique des pays voisins. Un conflit oppose la Grèce à la république de Macédoine autour d’une autre question largement débattue, celle du nom de la jeune république post-yougoslave[2]. Moins connu en revanche est le différend avec la Serbie sur la reconnaissance de l’autocéphalie de l’Église orthodoxe de Macédoine qui, jusqu’aux années 1960, était subordonnée au Patriarcat de Belgrade.

C’est dans ce contexte qu’il faut lire le conflit bulgaro-macédonien actuel, qui concerne en substance l’appréciation du caractère national des Slaves de Macédoine (par opposition aux autres ethnies et peuples – Bulgares, Albanais de Macédoine – vivant sur ce territoire). Dans ce cas précis, les autorités des deux pays créent des sources de tension et les attisent pour détourner l’attention de leur situation interne catastrophique. D’un côté, les autorités bulgares ne sont toujours pas prêtes à accepter la spécificité culturelle de la nation macédonienne[3]. De l’autre, la Macédoine construit son identité nationale en grande partie par opposition à l’identité bulgare, selon la formule «Nous sommes macédoniens parce que nous ne sommes pas bulgares». Les deux parties s’accusent mutuellement d’exploiter la question des minorités nationales (bulgare en Macédoine et macédonienne en Bulgarie) pour s’ingérer dans la politique intérieure du voisin.

Les Macédoniens, bons derniers à relever les défis de la construction nationale

Les dirigeants des Balkans, en créant puis en développant les bases de leurs États-nations, ont puisé leur inspiration dans le modèle allemand, selon lequel les frontières nationales et l’idée même de l’État recoupent des frontières ethniques. Les liens établis entre l’État et la population ont donc acquis un caractère ethnique, et non basé sur l’idée de citoyenneté. Cela a conduit à de nombreux conflits, à l’instar notamment de ceux qui ont émaillé le processus de création de l’identité nationale macédonienne[4].

En Macédoine, le groupe dominant sur lequel s’est fondée la vision contemporaine de l’État est celui des Slaves orthodoxes. Culturellement, ces derniers sont proches des Bulgares, chez qui la construction de l’État et le sentiment de posséder une identité nationale particulière sont apparus bien plus tôt –dès la seconde moitié du 19ème siècle– et se sont développés de manière dynamique. Aussi, lorsqu’au début des années 1990, les autorités de Skopje ont commencé à mettre en avant une identité nationale macédonienne en invoquant les traditions médiévales des États et des cultures des Slaves macédoniens, elles se sont automatiquement retrouvées en conflit avec celles de Sofia qui se réfèrent à cette même tradition culturelle et politique depuis la fin du 19ème siècle.

Le processus de construction d’une identité nationale propre aux Macédoniens a été considérablement accéléré par les communistes yougoslaves pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Ils reconnurent la langue macédonienne comme à part et, par voie de conséquence, l’existence d’une identité «nationale» macédonienne particulière. La reconnaissance momentanée de l’existence des Macédoniens par les autorités communistes de Sofia comme nation à part entière, juste après 1945, a constitué une étape importante. Émergèrent alors des projets de création par la Bulgarie et la Yougoslavie d’une fédération communiste balkanique, dont la république de Macédoine, créée en rattachant la région de la Macédoine du Pirin (bulgare) et celle du Vardar (yougoslave), aurait été membre à part entière. Un processus de «macédonisation» de la population du sud-ouest de la Bulgarie, c’est-à-dire de la Macédoine du Pirin, fut alors engagé par les autorités bulgares. L’objectif était de renforcer les éléments macédoniens –que Sofia considérait comme pro-bulgares. Il ne faut pas oublier qu’au même moment, la guerre civile faisait rage en Grèce: le regroupement des trois parties de la Macédoine –du Vardar (yougoslave), du Pirin (bulgare) et la Macédoine égéenne (grecque)– aurait créé dans les Balkans une nouvelle entité territoriale au sein de la future fédération balkanique et avec laquelle Sofia aurait pu coopérer.

Après le gel des relations entre Tito et Staline, en 1948, cette politique fut inversée et les pouvoirs bulgares optèrent rapidement pour une «dé-macédonisation», par crainte d’un conflit avec la Yougoslavie devenue ennemie. Aussi le nombre officiel de Macédoniens habitant en Bulgarie subit-il des variations significatives en l’espace d’un demi-siècle. Alors que, durant les années 1930, les Macédoniens n’étaient pas reconnus administrativement en tant que groupe ethnique ou national spécifique en Bulgarie et en Yougoslavie, au tournant des années 1940-1950 leur nombre dépassa les 170.000 dans la Macédoine du Pirin. Après que la Yougoslavie a rompu avec l’URSS, ce nombre diminua jusqu’à n’atteindre que quelques milliers[5]. Depuis l’indépendance, les autorités de Skopje ne cessent d’affirmer que des centaines de milliers de Macédoniens ont été soumis à des répressions et à une assimilation forcée en Bulgarie. L’activité politique et sociale des Macédoniens de Bulgarie est limitée, mais malgré tout visible. L’une des manifestations de cette «macédonité» latente en Macédoine du Pirin est l’activité de l’Organisation de la Macédoine unie Ilinden-Pirin[6], qui a été ouvertement accusée par les autorités bulgares d’agir en faveur d’un État étranger, et à ce titre interdite en 2000.

Le débat bulgaro-macédonien

Les autorités de Skopje réfutent l’interprétation bulgare de l’identité nationale des Slaves macédoniens. Sofia reconnaît les Macédoniens comme une nation à part uniquement au sens politique, c’est-à-dire comme un groupe s’efforçant de conserver son propre État. Les aspirations politiques des Macédoniens sont acceptées, mais la Bulgarie maintient dans le même temps que les racines ethniques des Macédoniens sont bulgares[7]. Du point de vue bulgare, l’identité nationale politique des Macédoniens, créée à l’époque de la Yougoslavie, s’est substituée à une identité préalable, fondée sur les liens ethniques reliant les Macédoniens aux Bulgares. En vertu de cette conception, le facteur de la conscience politique a dominé celui de l’identité culturelle au cours du processus de formation de la conscience nationale des Macédoniens.

La Macédoine conduit à l’égard de la Bulgarie une politique ambigüe. D’un côté, les déclarations des dirigeants macédoniens indiquent clairement que les relations de bon voisinage avec la Bulgarie font toujours partie des priorités de la politique étrangère macédonienne. Les nombreux contacts entre les représentants des deux pays le confirment. D’un autre côté, les autorités macédoniennes soulignent expressément et de manière assez provocatrice la spécificité historique et culturelle des Slaves macédoniens. Le meilleur exemple de cette stratégie est l’initiative phare du gouvernement actuel de Nikola Gruevski, «Skopje 2014», un grand projet de réaménagement urbain de la capitale qui comprend notamment l’édification, au centre de Skopje, d’une statue du Tsar Samuel, souverain médiéval considéré par les Bulgares comme l’un des plus grands rois de leur histoire.

Pour leur part, les autorités bulgares accusent les dirigeants macédoniens de propager des stéréotypes anti-bulgares dans les médias, au cinéma, dans la littérature et dans les manuels scolaires d’histoire et de géographie[8]. La glorification du Tsar Samuel de Bulgarie par Skopje équivaut à leurs yeux à une tentative illégitime de «macédonisation» du patrimoine historique commun. La politique de Sofia à l’égard de la Macédoine, souveraine depuis 1991, demeure également ambivalente. Le 15 janvier 1992, la Bulgarie a, la première, reconnu l’indépendance de la Macédoine ainsi que son nom constitutionnel. À l’époque, on espérait à Sofia que la Macédoine se rattacherait à la Bulgarie. Les autorités bulgares apportèrent donc aussi un soutien économique à la Macédoine quand la Grèce lui imposa un embargo économique. Rappelons aussi que la Bulgarie n’avança aucune revendication territoriale à l’encontre de la Macédoine. Cependant, les Macédoniens restent considérés en Bulgarie comme un groupe ayant des racines ethniques bulgares, et donc de facto comme une nation artificielle créée après la Seconde guerre mondiale. Enfin, la Bulgarie ne reconnaît toujours pas l’existence d’une minorité macédonienne sur son territoire.

De minces perspectives de règlement

Les questions d’identité nationale ont un caractère subjectif et émotionnel, et c’est pourquoi elles constituent également un excellent instrument de mobilisation politique. Il ne faut donc pas voir le différend bulgaro-macédonien comme un conflit «éternel» ou «naturel» entre deux nations des Balkans. Il est plutôt la conséquence du décalage temporel dans la formation d'une identité nationale entre la Macédoine et ses pays voisins, ainsi que de la politique paternaliste de la Bulgarie à l’égard des Macédoniens en tant que nation. Aujourd’hui, ce différend est exploité par une partie de l’élite politique de chaque pays, comme outil de pression sur le voisin, et surtout pour façonner l’opinion publique, mobiliser les soutiens politiques et détourner l’attention de sa propre population des problèmes sociaux et économiques brûlants dans les deux pays.

L’histoire des Balkans de ces dernières décennies enseigne cependant qu’un conflit au sujet de l’ethnicité, même artificiellement construit, peut se révéler étonnamment durable. Qui plus est, dans les conditions propres aux jeunes démocraties post-autoritaires de l’Europe du sud-est, le nationalisme s’avère être un instrument politique extrêmement efficace. Alors que le différend bulgaro-macédonien évoqué ici pourrait être canalisé relativement rapidement, voire même enterré officiellement par la signature d’un traité de bon voisinage, la question de l’interprétation de l’histoire et du patrimoine national restera la toile de fond peu glorieuse de futurs conflits. Un règlement superficiel de l’affaire ne résoudrait pas le fond du problème. Seuls les renoncements par le gouvernement bulgare à son rôle de «grand frère», et par le gouvernement macédonien à sa politique provocatrice à l’égard de Sofia, ainsi que la coopération pour parvenir à une vision officielle commune du passé, éloigneraient durablement le spectre du conflit. La culture politique des élites dirigeantes des deux pays ne permet pourtant pas d’envisager une vision si optimiste de l’avenir.

Notes
[1] L’expression, qui remonte au 19ème siècle, reste d’actualité aujourd’hui pour qualifier une dispute récurrente dans les Balkans du Sud entre la Grèce, la Bulgarie et la Serbie au sujet de l’identité ethnique, linguistique et religieuse de la population de Macédoine. Ce faisant, chaque État a cherché à justifier son droit de contrôler le territoire même de la Macédoine – Définition tirée de Encyclopaedia Britannica (ndlr).
[2] Voir par exemple à ce sujet Joe Herzbrun, «Le nom de la Macédoine, obstacle récurrent à son adhésion à l’Union européenne», Regard sur l’Est, 1er juin 2013.
[3] La «question macédonienne», c’est-à-dire l’objectif de rattacher la Macédoine à la Bulgarie, a servi de justification à quatre des cinq guerres menées par la Bulgarie depuis son indépendance en 1878. Le projet de réunir la Macédoine à la «Grande Bulgarie» explique aussi le transfert, en 1879, de la capitale du nouvel État bulgare de Veliko Tarnovo à Sofia, plus à l’ouest.
[4] Au sujet de l’historiographie macédonienne contemporaine, voir Piotr Majewski «Cuius regio, eius historia – macedońska historiografia w latach 1944-2010» [Cuius regio, eius historia. L’historiographie macédonienne dans les années 1944-2010], Sprawy Narodowościowe, n°39, 2011, pp.105-122, et, paru récemment, l’ouvrage du même auteur (Re)konstrukcje narodu – odwieczna Macedonia powstaje w XXI wieku [Les (re)constructions d’une nation. La Macédoine séculaire se forme au XXIème siècle], WN Katedra, Warszawa, 2013.
[5] «Bulgarian President on Macedonia: We Are No Second Greece!», Sofia News Agency, 23 janvier 2013, (dernier accès le 24 février 2014).
[6] En macédonien Obedinena makedonska organizacija: Ilinden-Pirin ().
[7] Marija Bakalova «Bulgarian ‘Macedonian’ Nationalism in the post-1989 Decade», New Balkan Politics – Journal of Politics, n°6, 2003.
[8] Parmi les controverses historiographiques qui opposent les deux pays actuellement, on peut citer celle concernant l’interprétation de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah. Voir Nadège Ragaru, «La Shoah au cœur des controverses publiques entre la Macédoine et la Bulgarie», P@ges Europe, 15 avril 2013.(ndlr)

* Maître de conférence à l’Université Catholique de Lublin.
L’auteur tient à remercier ses collègues de la section Europe centrale du Centre d’études orientales (OSW, Varsovie) pour leurs commentaires et remarques sur des versions antérieures de ce texte.

Traduction du polonais: Amélie Bonnet
Lien vers le texte original
Édition: Anaïs Marin

Vignette: La statue du Tsar Samuel édifiée au centre de Skopje. Photo: Piotr Majewski, 2013.