"Iran. La question ethnique: un enjeu négligé", Gilles Riaux

Par Gilles RIAUX, le 22 décembre 2013, diploweb

Docteur de l’Université Paris 8, Gilles Riaux est chargé d’études à l’Institut de Recherche stratégique de l’Ecole militaire. Il est notamment l’auteur de "Ethnicité et nationalisme en Iran. La cause azerbaïdjanaise", Paris, Karthala, 2012

Géopolitique de l’Iran. Depuis la fin de la guerre contre l’Irak (1988), la République islamique d’Iran connaît des demandes croissantes de reconnaissance de la diversité culturelle iranienne. L’émergence de l’ethnicité comme problème public et le passage à la violence dans certaines provinces frontalières s’accompagnent d’un retour du nationalisme iranien. La montée de logiques conflictuelles autour de la question ethnique constitue un défi majeur pour l’Iran contemporain.

La question ethnique est travaillée par des logiques conflictuelles entre d’un côté la montée des revendications des groupes ethniques et de l’autre un nationalisme qui reprend des thèmes de l’époque impériale.

L’IRAN est l’héritier d’un empire multiethnique à l’histoire plurimillénaire, où les Persans représentent moins de la moitié de la population. Tout au long du XXème siècle, le pouvoir central s’est efforcé d’étendre sa domination sur l’ensemble du pays pour mettre fin à l’Iran des grandes tribus et des provinces. La révolution islamique a marqué d’une certaine manière la consécration de l’entreprise d’unification nationale, conduite sous la monarchie des Pahlavis (1925-1979). Le nouveau régime apparaissait en mesure d’adopter une attitude plus conciliante envers les groupes ethniques, comme l’atteste la Constitution de la République islamique qui reconnaît la très grande diversité culturelle du pays, tout en affirmant la suprématie du persan [1]. Pourtant, le régime républicain a cherché à cantonner la diversité ethnique à ses expressions les plus conventionnelles et dépolitisées. Cette politique est mise en échec par les demandes croissantes de reconnaissance de la diversité culturelle iranienne et l’émergence de l’ethnicité comme problème public. Elles s’accompagnent d’un retour du nationalisme iranien au sein des élites politiques alors que des groupes font le choix de la lutte armée au Kurdistan et au Baloutchistan. La question ethnique est travaillée par des logiques conflictuelles entre d’un côté la montée des revendications des groupes ethniques et de l’autre un nationalisme qui reprend des thèmes de l’époque impériale. Elle constitue un enjeu important pour la République islamique même s’il est négligé par les autorités politiques.

1. La hiérarchisation des groupes ethniques en Iran

La rareté des enquêtes statistiques rend délicate toute généralisation à partir de données concernant les groupes ethniques iraniens. La tendance est de reproduire assez paresseusement les chiffres des années 1950 qui, assez miraculeusement, font des Persans la majorité absolue. À ces données datées et peu fiables, on préférera l’enquête menée en 2002 par le Centre de Statistique d’Iran et l’équipe CNRS Monde iranien [2]. Elle souligne que les Persans ne constituent qu’une majorité relative avec environ 46 % de la population. Si l’on ajoute les autres populations parlant des langues iraniennes (kurde, lori, mazandarani, gilaki baloutche), le chiffre grimpe à près de 75 %. La seconde caractéristique est l’importance du fait turc : le pourcentage de turcophone oscille entre 21 et 22 %. Il faut aussi noter l’existence d’une minorité arabophone avec 3,5 % de la population iranienne.

Il faut ajouter quelques précisions géographiques à ces données statistiques puisque la répartition des groupes ethniques est ordonnée en Iran. Alors que les Persans occupent majoritairement le plateau central, les autres groupes ethniques se trouvent dans les périphéries. L’Iran occidental, les provinces riveraines de la mer Caspienne et le sud-est du pays sont très majoritairement peuplés de populations non persanes. Plus sporadiquement, les provinces méridionales et le nord-est du pays accueillent aussi d’importants contingents de non-persanophones. Comme les provinces les moins développées du pays se trouvent dans les périphéries, les populations non-persanes se concentrent dans les régions les plus défavorisées. Un autre clivage de la société iranienne oppose les musulmans chiites aux sunnites. Ces derniers ne sont pas recensés officiellement car ils appartiennent à la communauté des croyants, qui n’est censée être qu’une. Néanmoins, on peut plus ou moins les identifier en considérant que les Turkmènes, les Baloutches sont sunnites comme la majorité des Kurdes, ainsi qu’une partie relativement importante des Arabes. À ceux-ci s’ajoutent des groupes plus isolés qui peuvent être sunnites. Au total, les sunnites représentent sans doute au moins 15% de la population iranienne. Sous la République islamique, ils ont vu la marginalisation dont ils étaient l’objet s’institutionnaliser. Jadis fondée sur le sous-développement de leurs provinces, l’inégalité s’établit désormais sur des critères religieux.

2. L’ethnicité entre problème public et passage à la lutte armée

L’émergence de l’ethnicité comme problème public s’inscrit dans un mouvement de patrimonialisation des cultures ethniques. Ces dernières ont suscité un intérêt croissant auprès de quelques intellectuels dès les dernières années du régime impérial. Ils ont commencé à recenser et répertorier différents usages linguistiques et aspects des cultures matérielles de leur région d’origine, valorisant ainsi les spécificités culturelles des divers groupes ethniques qui composent l’Iran. L’intérêt pour les cultures régionales s’est traduit par une multiplication des publications sur les groupes ethniques lors de la Révolution, suite à la levée de la censure sur les publications en langue autre que le persan [3]. Les évolutions politiques et sociales sous la République islamique ont renforcé l’intérêt pour les cultures ethniques. D’une part, la fermeture du champ politique a entrainé un renouveau culturel impressionnant en Iran dont l’intérêt pour les cultures ethniques n’est qu’une des nombreuses manifestations. D’autre part, les importants progrès éducatifs dans les provinces périphériques ont élargi les producteurs et consommateurs potentiels de ce type de biens culturels.

La République islamique devient de plus en plus la cible des critiques des militants de la cause ethnique.

Les multiples initiatives, non coordonnées, de patrimonialisation des cultures non persanes ont contribué à transformer la question ethnique en « problème public ». Cette évolution est également portée par de nouveaux acteurs qui voient dans l’ethnicité un moyen de revenir dans le champ politique. On observe alors une politisation de l’ethnicité avec des revendications d’un nouveau rapport entre l’Etat et les groupes ethniques pour mettre fin à des politiques considérées comme discriminatoires : le pouvoir central est accusé de mener une politique discriminatoire envers les populations non-persanes et jugé responsable du sous-développement des provinces périphériques [4]. Alors que cette grille d’interprétation mettait principalement en accusation le régime des Pahlavis avant la présidence de Khatami (1997-2005), la République islamique devient de plus en plus la cible des critiques des militants de la cause ethnique. L’Etat iranien est donc sommé d’intervenir pour améliorer la situation des groupes ethniques. Ses critiques de l’Etat iranien ont pu prendre la forme d’un appel au fédéralisme, devenu une plate-forme rassemblant différents mouvements ethniques actifs dans la diaspora iranienne [5].

La montée en puissance de la question ethnique s’accompagne d’une multiplication des manifestations dans les provinces périphériques dont le nombre culmine entre 2003 et 2006. Quelques exemples peuvent être donnés : au Khouzestan [6], des émeutes ont secoué à plusieurs reprises la province lors desquelles les manifestants s’en prennent aux institutions étatiques, jugées responsables du sous-développement de la province. En Azerbaïdjan iranien, une manifestation annuelle en l’honneur de Babak, présenté comme un héro de la résistance azerbaïdjanaise face à l’Etat central, a rassemblé plusieurs dizaines de milliers de personnes dans une localité reculée de la province. Le registre de l’ethnicité est également investi par des groupes structurés qui font le choix de recourir à la violence. Dans les régions kurdes, le PJAK (Parti de la vie libre au Kurdistan) mène une guérilla contre les forces de sécurité iraniennes, depuis ses bases situées au Kurdistan irakien. Si les affrontements ont culminé entre 2005 et 2007, le PJAK conduit toujours des attaques contre les forces iraniennes [7]. Au Baloutchistan, la lutte armée emprunte à l’idéologie et aux modes opératoires des organisations islamistes du Pakistan et de l’Afghanistan voisins. Le Jundollah a organisé plusieurs attentats et mené des opérations spectaculaires comme l’attaque contre le convoi d’Ahmadinejad en visite dans la province en 2005. L’arrestation puis l’exécution du leader du Jundollah, Abdolmalek Riggi, en 2010 n’a pas entrainé la fin des violences. Au contraire, une nouvelle organisation sunnite, le Jaish al-Adl, a revendiqué plus de 30 opérations depuis un an. Elles auraient entrainé la mort d’au moins une centaine de membres des forces de sécurité [8]. L’Iran se trouve ainsi engagé dans une lutte de contre-insurrection sur ses frontières occidentales et orientales.

3. La réponse sécuritaire de l’Etat

La question ethnique est aujourd’hui une problématique reconnue par les élites politiques de la République islamique. Pendant ses campagnes victorieuses de 1997 et 2001, le candidat réformateur, Mohammad Khatami, avait obtenu de très nombreux suffrages dans les provinces périphériques de l’Iran. Lors des élections suivantes de 2005 et 2009, remportées par Mahmoud Ahmadinejad, la question ethnique a été débattue par les principaux candidats, et souvent considéré comme un problème dont les autorités doivent s’occuper. Malgré sa reconnaissance comme problème public, la question ethnique n’a pas été l’objet d’un programme politique coordonné pour tenter de la prendre en charge. La question de la décentralisation, si elle est aujourd’hui reconnue, reste encore à mettre en œuvre. Les collectivités locales ne disposent que d’une autonomie très limitée et rien ne semble vouloir remettre en cause la centralisation du pouvoir iranien [9]. Au contraire, c’est même une approche sécuritaire de la question ethnique qui a prévalu avec l’appropriation des principales institutions élues de la République par les néo-conservateurs sous Ahmadinejad. Cette approche sécuritaire a consisté à labelliser comme séparatistes les principales revendications ethniques [10] pour les considérer comme des atteintes à la sécurité nationale, et à réprimer durement les militants, notamment au Baloutchistan, Kurdistan et Khouzestan. Si elle a permis un reflux des mouvements ethniques dont la capacité de mobilisation s’est érodée, elle n’a pas mis fin aux violences dans les régions frontalières.

Un retour au nationalisme iranien.

Les logiques du conflit ethnique tiennent également d’une montée d’un nationalisme iranien faisant appel à l’imaginaire nationaliste de l’époque pré-révolutionnaire. Ce retour trouve ses origines dans la guerre contre l’Irak (1980-1988) mais est devenu de plus en plus prégnant après la mort de Khomeini en 1989. Il a consisté à mettre de nouveau en avant la culture persane et de la tradition impériale de l’Iran dans le discours public, tant par les institutions étatiques que par des intellectuels proches du pouvoir. À travers le prisme de Khomeini a été justifiée une synthèse de l’islamisme et du nationalisme comme le fondement de l’Iran [11]. Une telle entreprise idéologique participe à exclure les marqueurs de l’ethnicité de la société iranienne et tend à justifier une politique répressive et peu accommodante envers les populations non-persanes. Elle a connu son apogée sous la présidence d’Ahmadinejad qui a multiplié les références au passé pré-islamiste de l’Iran à tel point que lui et son entourage ont été accusés de remettre en cause l’héritage révolutionnaire et islamique de la République. Ce retour au nationalisme iranien a trouvé un certain écho dans le Mouvement vert qui s’est montré réticent à tout geste envers les mouvements ethniques qui auraient pourtant pu constituer des relais importants de mobilisation dans les provinces périphériques.

Pour conclure, la question ethnique reste un défi majeur pour l’Iran contemporain. Les termes du problème ont été déjà posés dans la Constitution de la République, avec sa formule d’Unité dans la Diversité (vahdat dar ‘eyn-e kesrat). Mais les logiques conflictuelles qui travaillent la société iranienne, entre d’une part l’affirmation d’une profonde diversité identitaire sous la forme ethnique et d’autre part un nationalisme unanimiste, semblent difficilement conciliables. Il est dès lors périlleux de ne compter que sur les formes de régulation sociales propre à la société iranienne pour régler la question ethnique. La réponse passe par la mise en œuvre d’un programme de politiques publiques prenant en compte la diversité culturelle et les inégalités territoriales en Iran. Un tel programme n’est pas une priorité dans l’agenda du nouveau président iranien, Hassan Rohani. On peut néanmoins penser que les références iranistes de son prédécesseur, Mahmoud Ahmadinejad, vont disparaître. Et des avancées dans les négociations sur le programme nucléaire pourraient permettre de s’affranchir de la seule logique sécuritaire dans la gestion de la question ethnique, notamment au Kurdistan et au Baloutchistan.

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[1] L’article 15 de la Constitution de 1979 stipule : « La langue et l’écriture communes à tout le peuple iranien sont le persan et l’écriture persane. […] Néanmoins l’usage des langues locales ou de celles des tribus dans la presse et les moyens de communication de masse, ainsi que pour l’enseignement de la littérature de ces langues est autorisé à côté du persan. » Les dispositions éducatives et médiatiques n’ont jamais été concrètement mises en œuvre.

[2] Centre Statistique d’Iran, Monde iranien, Enquête sur les caractéristiques socio-économiques des ménages iraniens (2002), Tableau 2. ivry.cnrs.fr/iran/Archives/archiveRecherche/statistique/Tableaux-pdf/Tab02.pdf, consulté le 2/03/2008.

[3] Pour une présentation exhaustive des nombreuses publications en turc-azéri pendant la Révolution, nous renvoyons à Bilgehan Gökdag et Riza Heyet, « Iran Türklerinde Kimlik Meselesi », Bilig, n° 30, 2004, pp. 76-79.

[4] Ce travail de politisation est principalement effectué par des anciens militants de gauche et des anciens islamistes, Gilles Riaux, Ethnicité et nationalisme en Iran. La cause azerbaïdjanaise, Paris, Karthala, 2012, pp. 192-205.

[5] En février 2005 est organisé à Londres un Congrès des nationalités pour un Iran fédéral. Il rassemble différentes organisations à base ethnique qui ont en commun un agenda ethno-nationaliste.

[6] Le Khouzestan abrite la plus grande communauté arabophone d’Iran.

[7] L’agence ISNA a annoncé la mort de cinq gardiens de la Révolution le 19 octobre 2013.

[8] iranwire.com/en/projects/3355

[9] Mohammed Djalali, La question de la décentralisation en droit iranien, Paris, L’Harmattan, 2011.

[10] Cette labellisation a été également justifiée par le soutien étranger dont bénéficieraient les mouvements ethniques, permettant derechef de les exclure de la communauté nationale.

[11] Rasmus Elling, Minorities in Iran. Nationalism and Ethnicity after Khomeini, New York, Palgrave Macmillan, 2013.