Macédoine: l’UE doit s’interroger sur le rôle qu’elle (ne) joue (pas) dans la 'question du nom'

Macédoine: Piétinements autour de la question du nom


Par Florent MARCIACQ
Le 03/12/2013, regard-est

Le différend portant sur le nom de la Macédoine oppose Athènes à Skopje depuis plus de vingt ans et bloque les intégrations européenne et euro-atlantique de la Macédoine. L’échec des négociations internationales sur la question du nom est le fait des deux pays, mais il doit néanmoins amener l’Union européenne à s’interroger sur le rôle qu’elle (ne) joue (pas) dans cette question.



 

 

La recherche d’une solution au litige opposant la Grèce et la Macédoine depuis la dissolution de la Yougoslavie a essuyé un revers de plus en novembre 2013. Les énièmes consultations organisées à New York par le médiateur de l’ONU Matthew Nimetz n’ont pas permis de trouver un terrain d’entente entre Grecs et Macédoniens, du fait de la persistance de «différences de vue substantielles» quant à la dénomination de la Macédoine[1]. Car le terme de Macédoine désigne à la fois le pays ayant comme capitale Skopje et la province grecque ayant comme chef-lieu Thessalonique. Cet échec ne surprend guère, tant il fait suite à une longue série de déceptions. Mais il enfonce encore un peu plus la Macédoine dans un marasme politique déjà très préoccupant et ne suscite guère d’espoir pour l’avenir. Malgré les recommandations du Parlement européen et de la Commission européenne, il est peu probable que le Conseil européen qui se tiendra les 19 et 20 décembre 2013 à Bruxelles parvienne à relancer l’intégration européenne de la Macédoine, bloquée depuis 2008 faute d’accord avec la Grèce sur ce sujet.

La question du nom relèverait de l’anecdote, si ses implications n’étaient pas aussi graves. Durant les années 1990, la question du nom fut un obstacle majeur à l’entrée de la Macédoine sur la scène internationale. On lui doit l’adhésion tardive de la jeune démocratie aux Nations Unies sous le nom d’ancienne république yougoslave de Macédoine (ARYM), deux ans après la déclaration d’indépendance du pays; un blocus économique imposé unilatéralement par la Grèce pour une durée de 20 mois (entre 1994 et 1995); et le refus de l’Union européenne (UE) d’établir des relations diplomatiques pleines et entières avec Skopje avant décembre 1995. Après une accalmie relative, la question du nom est redevenue une nuisance au milieu des années 2000. La Macédoine lui doit désormais aussi le déraillement de ses processus d’intégration européenne et euro-atlantique. Ce fiasco est d’abord et avant tout le fait de la Macédoine et de la Grèce. Mais il convient aussi de s’interroger sur le rôle de l’UE. Car le manque d’intérêt de la plupart de ses États membres, l’asymétrie que procure l’adhésion européenne de la Grèce face à la Macédoine et le principe de solidarité qui prévaut en son sein participent à la non-résolution de la question du nom.

La pomme de discorde

En 1991, la République Socialiste de Macédoine déclara son indépendance de la Yougoslavie sous le nom de République de Macédoine (nom constitutionnel). Cette dénomination suscita aussitôt l’ire de la Grèce. Les tenants de ce contentieux sont restés inchangés. Sur le plan identitaire, tout d’abord, la Grèce, qui compte une province de Macédoine, estime que le terme appartient à la nation hellénique, et accuse donc Skopje de vouloir «spolier les Grecs de leur héritage historique et culturel»[2]. Elle en veut pour preuve la politique de Skopje consistant à (re)nommer d’importantes infrastructures en hommage à Alexandre le Grand (aéroport de Skopje, axe routier) ou Philippe II de Macédoine (stadium de Skopje) et, plus généralement, le projet pharaonique «Skopje 2014» visant à rénover le centre-ville de la capitale en (ab)usant des références historicistes à l’hellénisme (architecture, statues…). Skopje, pour sa part, estime que le terme de Macédoine ne peut être possédé, qu’il fait d’ailleurs partie de l’identité nationale du pays, et accuse Athènes de vouloir attenter à «son droit à s’identifier»[3]: qu’importe si les Macédoniens sont principalement slaves, les nations sont avant tout des constructions politiques!

Sur le plan politique, la Grèce suspecte Skopje de nourrir des intentions traitresses à son égard, de fomenter l’irrédentisme dans la région de Thessalonique et d’entretenir secrètement des aspirations territoriales depuis que Tito envisagea dans l’après-guerre la création d’une Grande Macédoine débordant sur la Grèce. La Macédoine, officiellement, rejette ces accusations, arguant du fait que sa Constitution de 1992 fut amendée précisément afin d’exclure toute revendication territoriale et ingérence dans les affaires internes des pays voisins. Elle oppose à la Grèce la reconnaissance établie de son nom constitutionnel par la majorité du Conseil de Sécurité des Nations Unies (États-Unis, Grande Bretagne, Chine et Russie) et par une majeure partie des membres des Nations Unies (près de 130 États sur 193). La Macédoine se réserve d’ailleurs le droit de ne pas établir de relations diplomatiques avec les États ne la reconnaissant pas sous son nom constitutionnel (par exemple Chypre).

Enfin, sur le plan légal, la Grèce dénonce les violations présumées de l’accord intérimaire conclu avec Skopje en 1995 sous l’égide des Nations Unies. Cet accord, qui a permis la normalisation des relations internationales de la Macédoine au milieu des années 1990, établit un code de conduite (concernant notamment l’usage des symboles nationaux) et prévoit que la Macédoine ne saurait être bloquée par la Grèce dans son admission aux institutions internationales dès lors qu’elle candidate en tant qu’ARYM. La Macédoine, selon Athènes, n’a pas respecté «la lettre et l’esprit» de l’accord intérim[4]. Elle fait usage, officieusement, de symboles provocateurs (Soleil de Vergina, historicisme architectural du projet Skopje 2014) et, surtout, utilise à titre informel son nom constitutionnel dans les enceintes des organisations internationales. Skopje oppose à Athènes le fait qu’il a consenti à changer son drapeau national, conformément à l’accord intérimaire, mais que la dénomination d’ARYM n’a jamais eu vocation à devenir le nom du pays[5]. Le gouvernement se réfère en outre à un jugement de la Cour internationale de justice de 2011, soulignant que l’obligation de se dénommer ARYM est relationnelle et contextuelle, seulement applicable dans le cadre des relations de la Macédoine aux organisations internationales. La Macédoine dénonce alors l’illégalité des actions grecques visant à l’empêcher d’intégrer l’Otan.

Implications internationales

La question du nom a des répercussions très limitées sur les relations bilatérales gréco-macédoniennes. Sur le plan économique, il faut noter que la Grèce est un partenaire commercial essentiel pour la Macédoine et le quatrième investisseur étranger dans le pays. Elle est notamment présente dans le secteur bancaire, la construction et quelques industries (lait, tabac…). Sur le plan politique, les relations bilatérales sont correctes, bien que les deux pays n’aient jamais noué de relations diplomatiques classiques. Il sont en effet représentés par des bureaux de liaison, et non des ambassades.

La virulence des désaccords entre la Grèce et la Macédoine s’exprime plutôt au niveau international, dans le cadre des processus d’intégration européenne et euro-atlantique de la Macédoine, bloqués par la Grèce depuis 2008. Athènes légitime son insistance à internationaliser la question du nom en alléguant que la violation répétée de l’accord intérimaire par la Macédoine est une atteinte au droit international, dont tous les membres de l’ONU devraient se saisir. D’autres facteurs, plus politiques, expliquent la volonté d’Athènes d’agir à l’encontre de Skopje sur la scène internationale à partir de 2008: les progrès réalisés par la Macédoine en matière de préadhésion à l’Otan dans le cadre de son Plan d’action (MAP), la reconnaissance du nom constitutionnel de la Macédoine par les États-Unis en 2004 et l’obtention du statut de candidat à l’UE en 2005 donnèrent l’impression à Athènes que Skopje s’intégrait un peu trop facilement sur la scène internationale et parvenait à renforcer sa position dans les négociations sur la question du nom. Enfin, l’accès au pouvoir d’un gouvernement nationaliste en 2006, initiateur de la politique d’«antiquisation» identitaire, fut une source d’irritation croissante à Athènes.

La stratégie de la Grèce sur le plan international vise à saper la souveraineté externe de la Macédoine en s’opposant en tant qu’État membre de l’UE et de l’Otan à l’adhésion de cette dernière. La Grèce a mis son principe de «pas de solution, pas d’invitation» en application dès 2008, lors du Sommet de l’Otan à Bucarest, en parvenant (avec l’aide de la France) à conditionner une future adhésion à l’Alliance transatlantique à l’obtention d’une «solution mutuellement acceptable»[6]. Bien que la Cour internationale de justice ait rendu en 2011 un jugement questionnant sans ambages la légalité de l’approche grecque au regard de l’accord de 1995, l’Otan n’a pas infléchi sa position en 2012 lors du Sommet de Chicago. La Grèce a recouru à la même logique de «pas de solution, pas d’invitation» au niveau de l’UE, en obtenant du Conseil européen en 2008 la reconnaissance du caractère «essentiel» de l’obligation de trouver une «solution négociée et mutuellement acceptable»[7]. Candidate à l’adhésion depuis 2005 (peu après la Croatie), la Macédoine attend depuis lors l’autorisation du Conseil de procéder à l’ouverture des négociations d’adhésion. En vain.

Quelle issue?

On ne peut imputer à l’UE le fiasco découlant de la question du nom. Il est avant tout le fait de la Grèce et de la Macédoine. La première, par son intransigeance, sa morgue culturelle et son désintérêt pour le droit international semble démontrer que le statu quo lui convient. La seconde, par son nationalisme inconsidéré, négligeant à la fois les sensibilités identitaires grecques et albanaises, par son goût pour les avanies et sa volonté inébranlable de l’emporter par principe, ne se montre guère plus raisonnable. Les populations macédoniennes rejettent la possibilité de changer le nom du pays en échange d’une adhésion à l’UE et à l’Otan à près de 50% (l’opposition est nettement moins marquée au sein de la minorité albanaise), or le Premier ministre actuel, Nikola Gruevski, et son parti politique, le VMRO-DPMNE, ont promis de soumettre tout compromis avec la Grèce à un référendum. Quant aux autres partis politiques, slaves ou albanais, susceptibles d’éveiller les consciences, ils n’osent pas aller à l’encontre du populisme du parti au pouvoir, et craignent qu’un appel au compromis ne nuise à leurs résultats électoraux.

Il n’est donc pas surprenant que toutes les tentatives de médiation internationale aient échoué. D’abord opposée à toute solution contenant le terme de Macédoine, la Grèce défend aujourd’hui une dénomination lui adjoignant un qualificatif géographique (par exemple Macédoine du Nord) applicable partout et pour tous (erga omnes). La Macédoine, quant à elle, accepte l’idée d’un qualificatif géographique, mais exige une solution duale lui permettant de conserver l’usage de son nom constitutionnel dans ses relations avec les États l’ayant reconnue comme telle. Elle refuse la possibilité d’une solution erga omnes autre que son nom constitutionnel.

Bien que l’UE n’intervienne pas dans la médiation onusienne, il convient de s’interroger sur son rôle dans ce fiasco toponymique. Au second plan, tout d’abord, l’UE soutient sans réserve l’application des accords d’Ohrid, signés en 2001 suite à l’insurrection albanaise en Macédoine. Ces accords confèrent aux Albanais des droits politiques spécifiques dont l’étendue dépend de leur poids démographique dans les régions où ils sont installés. La stabilité qu’ils instaurent repose donc en partie sur des composantes propices à l'ethnicisation de la vie politique. Il en résulte une tendance à confondre la construction d’un État avec la construction d’une nation. Au premier plan, enfin, c’est l’engagement même de l’UE dans la résolution de ce contentieux (ou plutôt son manque d’engagement) qu’il convient de questionner. On ne peut que s’étonner que l’UE se contente de soutenir la médiation onusienne, alors que le contentieux oppose un actuel à un futur État membre. Un engagement plus direct de l’UE dans les négociations, bien que souhaitable, peine à se matérialiser, en raison du désintérêt général des États membres pour cette question, à l’exception notable de la Grèce. Or celle-ci voit d’un mauvais œil l’idée d’immixtion des instances supranationales européennes dans un processus pour le moment purement intergouvernemental. La plupart des États membres opposent par ailleurs à la Macédoine un devoir de solidarité avec la Grèce les privant de marge d’appréciation. Or ce principe de solidarité, dans le cas présent, va à l’encontre de l’exercice d’une conditionnalité efficace, car les obligations projetées par l’UE (suivant la logique de «pas de solution, pas d’invitation») sont perçues en Macédoine comme le fruit des intérêts nationaux de la Grèce. Parce qu’elles revêtent l’approche individuelle d’un État membre des oripeaux de l’européanisme, ces obligations apparaissent comme illégitimes. Elles peinent donc à endiguer les provocations régulières auxquelles le gouvernement nationaliste en Macédoine s’est accoutumé. L’UE, en clair, se contente trop souvent de convoyer les exigences de la Grèce et d’amplifier leur résonance au lieu de s’imposer comme acteur dans le processus de résolution de la question du nom. Elle renforce ainsi une asymétrie entre les parties, qui ne favorise pas la recherche d’un compromis, alors qu’elle devrait justement œuvrer à rétablir la confiance entre Grecs et Macédoniens.

Notes:
[1] «Breakthrough Unlikely in New Macedonia Name Talks», BalkanInsight, 24 octobre 2013.
[2] «FYROM Name Issue», ministère grec des Affaires étrangères, http://www.mfa.gr/en/fyrom-name-issue/.
[3] «Address by the President H.E.Mr. Gjorgje Ivanov at the Congress "90 Years of Paneuropa"», Présidence de la République de Macédoine, 16 novembre 2012.
[4] «FYROM Name Issue», ministère grec des Affaires étrangères, http://www.mfa.gr/en/fyrom-name-issue/.
[5] «Letter from Prime Minister Branko Crvenkovski Addressed to the President of the UN Security Council», Gouvernement de la République de Macédoine. 24 mars 1993.
[6] «Bucharest Summit Declaration», OTAN, 3 avril 2008.
[7] «Conclusions of the Presidency», Conseil européen. 19/20 avril 2008.

Vignette: Le Haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la sécurité Catherine Ashton rencontre le Président macédonien Nikola Gruevski en avril 2013. Crédits: Gouvernement de la République de Macédoine (http://www.vlada.mk/).