"Ukraine: Faste présidentiel et cirque journalistique", Sébastien Gobert

Ukraine: Faste présidentiel et cirque journalistique

Par Sébastien Gobert (Sources:Observation sur place, Ukrainska Pravda, Kanal 5, Korrespondent)
27-VI-13, regard-est
Les traditions ont la vie dure en Ukraine. A l'arrivée à la présidence de Victor Ianoukovitch, en 2010, celui-ci avait lancé une invitation aux journalistes qui le souhaitaient à visiter sa résidence de Mezhyhirya, à une trentaine de kilomètres de Kiev, dans le village de Novi Petrivtsi. Une promesse qui est restée lettre morte, sans toutefois tomber dans l'oreille d'un sourd. Chaque année, le 6 juin, un groupe d'une trentaine de journalistes réputés pour leur indépendance et leur attitude critique vis-à-vis du pouvoir, se rendent aux portes de la résidence et demandent au président d'honorer son invitation.

La résidence de Mezhyhirya est un des symboles de l'abus de pouvoir auquel se livrerait Victor Ianoukovitch depuis 2010. Cette propriété de 135 hectares, ancienne possession de l'Etat soviétique, serait passée aux mains de proches du président, dont l'identité demeure un mystère. Victor Ianoukovitch affirme lui ne détenir que 2 hectares de terrain. Des photos aériennes montrent que la propriété abrite une somptueuse villa de 620m², un court de tennis, une plate-forme d'hélicoptères, un yacht-club, ou encore un zoo. Les coûts d'entretien de la résidence sont inconnus. Mais ils doivent représenter un poids considérable sur les revenus du président. En 2012, il a déclaré un revenu officiel de 774,877 UAH (soit environ 71.000 euros) et 4.062 million de hryvnas (soit environ 369.000 euros) d'intérêts sur des comptes bancaires.

Chaque année, un tribunal administratif interdit toute sorte de manifestation aux abords de la propriété le 6 juin. Chaque année, les journalistes se rendent néanmoins sur place, sans pancartes, en prétextant s'assurer de la bonne exécution de la décision du tribunal. Chaque année, ils ne peuvent pas passer les portes d'entrée. Chaque année, un représentant du président va à leur rencontre pour entamer une discussion qui tourne vite au dialogue de sourds. Chaque année, il tente de les amadouer d'une manière ou d'une autre. Ce 6 juin, c'est une invitation collective à un restaurant du village qui a été lancée. Et accueillie avec des éclats de rire par les journalistes. Chaque année, les journalistes restent sur place pendant près de 45 minutes avant de reprendre la route. Cette année, un changement se fait néanmoins sentir: «il y a de plus en plus de policiers», note la journaliste Ioulia Bankova.

L'événement, sous le soleil de juin, tourne vite à une farce. Les plaisanteries et provocations fusent, mises en scènes théâtrales, photos de groupe et clichés avec des policiers sont nombreuses. Ces derniers n'empêchent pas le groupe de se déplacer librement, mais ont recours à toute sorte de stratagèmes pour compliquer la tâche des journalistes. Par exemple, les empêcher de se rendre en voiture sur place et les obliger à marcher. Ou encore: cette année, un agent de sécurité a accusé un journaliste, Serhiy Lechenko, d'avoir percuté un policier avec sa voiture. Une accusation aussitôt raillée par le groupe de journalistes et témoins oculaires. Aucune suite n'a été donnée à l'accusation. Mais elle illustre l'ironie cynique qui entoure l'événement, et plus généralement, la situation de la liberté de la presse en Ukraine.

Le 6 juin marque le jour des journalistes en Ukraine (День журналіста). Un jour symbolique dans un pays où la liberté d'expression est de plus en plus sous pression, selon nombre d'observateurs ukrainiens et internationaux. Dans le dernier «index de la liberté de la presse» de l'ONG Reporters sans Frontières, l'Ukraine a perdu 10 places par rapport à 2012, et termine 126e du classement, sur 179 pays.