"Géopolitique du Mali: un Etat failli?", Patrice Gourdin (II)

IV. VERS LA CONSOLIDATION D’UNE ZONE GRISE ?

L’intervention occidentale en Libye (19 mars – 31 octobre 2011) accéléra la déstabilisation du Mali. Conscients des risques de contagion, les pays voisins tentent de trouver une solution consensuelle et réaliste, sous l’œil attentif des Occidentaux. Pendant ce temps, les entités criminelles prospèrent.

A. Des voisins désunis

Pays limitrophe le plus riche et doté des forces armées les plus importantes, l’Algérie nourrit des ambitions de puissance régionale. Elle redoute, à tort ou à raison, que Paris n’y fasse obstacle. Par conséquent, elle est hostile à la présence française dans la bande saharo-sahélienne et tente de coordonner (sous son contrôle) la lutte contre AQMI. Certains de ses partenaires, pour leur part, préféreraient une plus grande implication française, ce qui réduit l’efficacité de la lutte antiterroriste. Depuis les années 1960, Alger favorise un règlement négocié de la question touarègue, mais sans jamais avoir pu (ou voulu) faire appliquer les accords signés par Bamako. Ceci pourrait expliquer la froideur manifestée à son encontre par le MNLA (qui affiche une plus grande proximité avec la Mauritanie et la France). Nombre d’observateurs s’accordent pour qualifier sa politique malienne d’“attentiste“ : au printemps 2012, la présence des forces de sécurité fut renforcée à la frontière saharienne du pays, mais celles-ci n’intervinrent pas contre le MNLA (pas plus que contre AQMI ou ses alliés). Plusieurs facteurs expliquent ce comportement. D’abord, le Mali sert de déversoir à une partie des combattants d’AQMI, ce qui soulage d’autant la sécurité algérienne. Ensuite, de hauts dirigeants algériens (et maliens) sont connectés aux réseaux mafieux qui utilisent le nord du Mali pour leurs trafics. De plus, Alger veut éviter une contamination des Touaregs du sud algérien et le renforcement de la contestation des Kabyles (autre population berbère, dont certains militants apporteraient un soutien actif aux militants du MNLA en France). Enfin, sur les 7 diplomates capturés le 5 avril 2012 à Gao par des islamistes radicaux, 3 furent libérés le 14 juillet 2012, mais le vice-consul fut assassiné le 1er septembre 2012 et 3 demeurent otages.

Le Niger est tout aussi déshérité que le Mali, donc très fragile. Il craint de subir à son tour une déstabilisation irréversible. D’autant qu’au sud, il constate, impuissant, l’infiltration d’islamistes du mouvement Boko Haram, venus du Nord-Nigeria pour rejoindre la zone du Nord-Mali. Le président Issoufou soutient donc ardemment une politique de fermeté. Il souhaiterait une intensification de la lutte antiterroriste régionale avec l’appui des puissances occidentales. La France forme une partie de ses troupes à cette fin depuis 2011. Il n’est pas exclu que l’actuel gouvernement nigérien cherche également à bénéficier de la “rente antiterroriste“, récent avatar (depuis le 11 septembre 2001) de ces rentes stratégiques que les deux Grands versaient à leurs alliés respectifs du Tiers-Monde durant la Guerre froide.

Le Burkina Faso affiche, depuis les années 1990, des ambitions régionales. La médiation que lui a confiée la CÉDÉAO dans cette crise lui offre une occasion de s’affirmer. Le président Compaoré dispose de plusieurs atouts : son amitié avec le président en exercice de la CÉDÉAO, l’Ivoirien Alassane Ouattara et avec Sadio Lamine Sow, qui dirigea la diplomatie malienne entre avril et août 2012 ; ses connexions avec certains rebelles touaregs comme avec AQMI (par l’intermédiaire de son controversé conseiller spécial, le Mauritanien Moustapha Chafi). Au Mali, cet activisme suscite la suspicion voire l’hostilité d’une partie de la classe politique et de l’opinion publique. Les rumeurs les plus malveillantes circulent : il serait derrière le putsch du capitaine Sanogo, la rébellion touarègue et la nomination de l’inefficace premier ministre par intérim, Modibo Diarra ; il serait le relais principal des intérêts de la France en Afrique de l’Ouest et l’allié principal des États-Unis dans leur lutte contre le terrorisme dans la région ; il tremperait dans de sombres intrigues maçonniques et entretiendrait des liens d’affaire avec AQMI. Il est bien difficile de vérifier et trier des assertions aussi contradictoires. Cela semble néanmoins dénoter une influence non négligeable.

Convalescente, la Côte-d’Ivoire sort de plusieurs années de guerre civile plus ou moins larvée (2002-2012) et la situation demeure instable. Elle préside la CÉDÉAO et encourage la recherche d’une solution négociée. La Côte-d’Ivoire contrôle la principales ouverture du Mali sur l’extérieur : la route jusqu’au port d’Abidjan (pratiquement coupée durant la longue crise ivoirienne). Elle pourrait donc redevenir un partenaire économique essentiel. Cela peut lui conférer un certain poids dans les négociations.

La Guinée, qui contribue au désenclavement du Mali par le port de Conakry, brille par son absence mais nourrit de très vives préoccupations, à l’image du Niger.

Le Sénégal, grâce au chemin de fer construit entre les deux guerres mondiales par la France, assure au Mali un débouché extérieur appréciable. Son rôle crut durant la longue crise ivoirienne, ce qui en fait un partenaire économique indispensable pour Bamako (il est son premier client, absorbant 13% des exportations maliennes). Mais les difficultés sociales et les tensions politiques qui accompagnèrent les élections présidentielles du printemps 2012 amenèrent Dakar à demeurer en retrait. Toutefois, il devra probablement agir car il commence à être touché par le salafisme et AQMI utiliserait (selon des sources militaires françaises relayées par la presse) son territoire comme base logistique et zone de repos pour ses combattants.

Lorsqu’Amadou Toumani Touré présidait le Mali, la Mauritanie divergeait dans l’approche sécuritaire face à AQMI : le président Mohamed Ould Abdel Aziz (lui aussi ancien militaire) pratiquait la fermeté alors que son voisin temporisait et peut-être pactisait. Selon certains analystes, la fin de la sanctuarisation du Mali par AQMI incomberait à la Mauritanie lorsque, le 22 juillet 2010, de conserve avec la France (qui forme une partie de ses troupes à la lutte antiterroriste depuis 2008), elle mena une opération antiterroriste - ratée - sur le sol malien, dans le but de libérer le Français Michel Germaneau, enlevé au Niger le 19 avril 2010. Nouakchott voit dans l’évolution du Nord-Mali la démonstration que sa politique de fermeté constituait la réponse idoine à la menace AQMI. Bien qu’elle ne fasse plus partie de la CÉDÉAO depuis 2000 [5] , elle pousse à une intervention de celle-ci et se refuse à agir seule.

La Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest-CÉDÉAO (Bénin, Burkina-Faso, Cap-Vert, Côte-d’Ivoire, Gambie, Ghana, Guinée, Guinée Bissau, Liberia, Mali, Niger, Nigeria, Sénégal, Sierra Leone, Togo), créée le 28 mai 1975 (traité de Lagos) en vue de l’intégration économique de ses États membres, ajouta, sous la contrainte des conflits survenus depuis la fin de la Guerre froide, la gestion des problèmes de sécurité à ses objectifs. Elle mit en place, en 1990, un groupe chargé de surveiller l’application des cessez-le-feu, l’Economic Community of West African States Cease-Fire Monitoring Group-ECOMOG. Ce groupe de supervision, transformé en force d’interposition permanente en 1999, intervint à plusieurs reprises, notamment au Liberia (1990-1999), en Sierra Leone (1997-2000), en Guinée Bissau (1999) et en Côte-d’Ivoire (2003-2012). La CÉDÉAO peine à dégager une politique commune car 8 États francophones y côtoient 5 États anglophones, parmi lesquels le Nigeria. Ce dernier s’impose comme chef de file par sa taille, son poids démographique et ses ressources économiques. Mais les pays francophones de la zone sahélienne lui reprochent de méconnaître les réalités de la sous-région. La crédibilité de la CÉDÉAO, ainsi que la consolidation du processus démocratique en Afrique de l’Ouest, dépendaient en partie de l’efficacité de sa réaction au coup d’État du 22 mars 2012. Elle réussit, par l’embargo, à imposer aux putschistes le transfert (au moins en apparence) du pouvoir à un gouvernement civil de transition. Ensuite, elle entama des discussions avec l’ensemble des groupes armés pour tenter de trouver une solution négociée au conflit. L’organisation régionale, qui semble en rivalité avec l’Union africaine pour diriger le processus, défend deux principes : le rétablissement de l’ordre constitutionnel et le maintien de l’intégrité territoriale. Le projet d’envoyer une force de 3 000 hommes reconquérir le nord semble plus déclaratoire que crédible : comment réussir, avec des effectifs aussi modestes et généralement étrangers à la guerre dans le désert, là où l’armée malienne a toujours échoué, sur un territoire immense, difficile et parfaitement connu des combattants touaregs ? En outre, ce déploiement (virtuel pour l’instant) suscite de vives réactions au Mali et le gouvernement de transition est engagé à ce sujet dans un bras de fer avec la faction militaire qui soutient le capitaine Sanogo.

Alors que les États voisins peinent à définir une action commune, certains d’entre eux (Mauritanie, Burkina Faso, Niger) voient affluer des dizaines de milliers de réfugiés maliens sur leur sol. D’après les Nations unies, 167 000 habitants du nord ont fui au sud et 250 000 dans les pays limitrophes. Or, selon le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, il y aurait 10 millions de personnes nécessitant une aide d’urgence en Afrique de l’Ouest à cause de la sécheresse et de l’insécurité. Alors qu’il y a des pénuries alimentaires depuis 2011, ce surcroît inattendu de population risque de créer rapidement des difficultés considérables et de susciter des tensions, aussi bien internes qu’interétatiques.

B. Ceux qui ne peuvent tout faire

Les observateurs s’accordent à voir dans la crise malienne actuelle un effet de l’intervention occidentale de 2011 en Libye. Il est encore trop tôt pour connaître les calculs des principaux protagonistes (États-Unis, France et Grande-Bretagne) de l’offensive contre le régime du colonel Kadhafi. Toutefois, la situation malienne tend à confirmer que les conséquences sur la bande saharo-sahéliennes n’occupèrent pas une grande place. Un diplomate français va même plus loin et déclarait récemment : « ceux qui ont pris la décision de bombarder Kadhafi n’avaient pas la moindre idée des conséquences que cela pourrait avoir au Sud [6] ».

Ex-puissance coloniale, la France défend au Mali des intérêts politiques (son influence par le biais d’une politique de coopération mise sur pied dès les années 1960), économiques (accès aux matières premières, débouchés pour son commerce) et sécuritaires (contre-terrorisme face à AQMI, qui lui a publiquement déclaré la guerre). Elle se heurte aux ambitions de l’Algérie, qui voit en elle l’obstacle à l’affirmation de sa prééminence régionale. Cette dernière serait en revanche souhaitée par les États-Unis, ce qui ajouterait un élément supplémentaire au contentieux franco-américain. Mali et Niger se trouvent, au contraire, très favorables à Paris. Néanmoins, Paris semble avoir douté depuis un certain temps déjà de la volonté du président Touré de lutter contre AQMI et certains responsables politiques et militaires maliens l’accusent - à tort semble-t-il - de soutenir la rébellion touarègue afin qu’elle affronte AQMI en lieu et place de l’armée malienne. Outre cet imbroglio diplomatique et la crainte de voir périr ses quatre citoyens [7] détenus depuis deux ans par les terroristes, les problèmes budgétaires limitent l’action de la France dans la région. D’où la position prudente affichée depuis le début de la crise : soutien à la médiation politique qui ramena les civils au pouvoir à Bamako, appui diplomatique - par le vote d’une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU - et éventuellement logistique à une intervention militaire menée par une force interafricaine (CÉDÉAO, voire Union africaine).

Les États-Unis, discrets entre 1945 et 1989, firent irruption en Afrique après la fin de la Guerre froide. Puissance d’envergure mondiale, ils ne pouvaient plus demeurer à l’écart d’une région aussi vaste, dotée d’autant de ressources et peuplée d’autant d’habitants. Intéressés par l’abondance et la diversité des matières premières du continent, ils entendent également y contrer leur rival chinois. Préoccupés par l’attitude ambigüe du Soudan, l’affirmation de mouvements islamistes radicaux au Nigeria (Boko Haram) et en Somalie (Shebabs) et l’implantation d’Al Qaida au centre de la zone Sahara-Sahel ils ont étendu leur lutte contre le terrorisme à l’Afrique (Pan Sahel Initiative, 2002 ; Trans Saharan Counterterrorism Initiative, 2005, par exemple). En 2007, ils ont créé un commandement militaire propre au continent (Égypte exclue), l’AFRICOM. Ils déploient leur capacité de séduction à travers l’aide économique spécifique distribuée dans le cadre de l’African Growth and Opportunity Act-AGOA de 2000, ainsi que par de multiples actions humanitaires largement médiatisées par le département d’État. Leurs difficultés économiques, ainsi que les revers subis en Afghanistan et en Irak, les contraignent à réduire leur effort et à tenter de sous-traiter la sécurité aux États de la région. La défiance de certains pays vis-à-vis des alliés régionaux de Washington (Algérie, Nigeria, Burkina Faso) ne rend pas la chose aisée. Il est également permis de s’interroger sur la validité d’une politique principalement axée sur la dimension militaire de la lutte contre le terrorisme : depuis longtemps, une démarche globale, prenant en compte la complexité de la région et intégrant une politique de développement ambitieuse, paraît préférable à certains observateurs comme à certains pays de la région.

Initialement motivée par les liens historiques et culturels hérités de la colonisation, ainsi que par l’accès, nécessaire durant les Trente Glorieuses, à la main-d’œuvre comme aux matières premières, l’Europe communautaire a tissé depuis la fin des années 1950 des liens étroits avec le Sahel. De plus en plus gênée par l’immigration illégale en provenance de cette zone et vivement préoccupée par un voisinage extrêmement dangereux avec AQMI, l’Union européenne a multiplié les initiatives pour venir en aide aux États de la région. Surveillance des frontières en Mauritanie, appui à l’État de droit au Niger, lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée dans tous les pays. En 2011, afin de coordonner ses actions dans un plan d’ensemble, elle adopta une “Stratégie pour la sécurité et le développement au Sahel“. Dernière initiative en date, le lancement, le 1er août 2012, de la mission EUCAP SAHEL Niger pour contribuer à la formation et au conseil des forces de sécurité intérieures au Niger et renforcer la coordination régionale avec le Mali et la Mauritanie dans le domaine de la sécurité. Tout cela demeure modeste et la crise économique que traverse actuellement la zone euro n’augure pas d’une action plus ambitieuse.

L’ONU a réagi tardivement, après sollicitation de la CÉDÉAO. Il fallut attendre le 5 juillet 2012, pour que le Conseil de sécurité adoptât, à l’unanimité, la résolution 2056 affirmant que la situation au Mali représentait une « menace pour la paix et à la sécurité internationales ». Elle rappelait la nécessité d’un contrôle civil du pouvoir à Bamako et prévoyait des sanctions ciblées contre les rebelles, les personnes et les groupes qui s’associent avec AQMI. L’ONU joue la prudence : elle ne souhaite visiblement pas s’engager dans une opération qui ne disposerait pas des moyens suffisants et qui n’appuierait aucune solution politique viable.

C. À leur aise « comme des fennecs dans le désert »

Saisissant l’opportunité offerte par la faiblesse des structures d’autorité des États du Sahel, des groupes criminels étrangers sont présents depuis des années dans la région. Associés à des éléments des populations locales connaissant le terrain, capables d’acheter des complicités (politiques, policières et militaires), ils mènent divers trafics. Parmi ceux-ci, les armes, les migrants et les stupéfiants occupent une place de choix, ce qui explique la présence de membres de divers cartels de la drogue (filières colombiennes et mexicaines, pour la cocaïne, marocaines pour le cannabis, afghanes pour l’héroïne, notamment). Il semble que l’on assiste à une criminalisation croissante des populations et de l’économie de la zone. Ce qu’illustre, par exemple, l’implication directe probable des milices arabes de Tombouctou dans le trafic de drogue. Ce terreau favorise le développement et la pérennisation des conflits de basse intensité dans la zone Sahara-Sahel [8] .

Le terrorisme islamiste ressort comme l’activité criminelle la mieux implantée. Depuis 2003, le nord du Mali subit le déplacement des bases opérationnelles des salafistes algériens vers le centre de la zone Sahara-Sahel. Des membres de l’aile extrémiste du Front islamique du salut-FIS créé en Algérie en 1989 basculèrent dans le terrorisme après l’interruption du processus électoral par l’armée algérienne, en décembre 1991. Perpétrant leurs crimes successivement sous l’étiquette du Groupe islamique armé (1991-1998) puis du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (1998-2007), une bonne part de ceux qui survécurent poursuivent leurs exactions (enlèvements, assassinats, attentats) sous l’appellation d’Al Qaida dans les pays du Maghreb islamique-AQMI depuis 2007. Ils ont consolidé leurs positions au cours de la quasi-décennie écoulée et semblent mêlés de très près à l’évolution récente du Mali. Ainsi, Mokhtar Belmokhtar, le chef de l’une des deux principales katibas d’AQMI, aurait dirigé les opérations contre le MNLA et résiderait à Gao avec sa famille.

L’effondrement de l’armée régulière dans le nord du Mali en mars-avril 2012, puis l’éviction des forces indépendantistes touarègues réputées laïques du MNLA en juin-juillet 2012, ont fait de la région un lieu de regroupement des djihadistes d’Afrique et au-delà. Ainsi, est apparu, le 1er avril 2012, le Mouvement pour l’unité et le jihad en Afrique de l’Ouest-MUJAO. Né à Gao, il semble constituer une annexe d’AQMI regroupant des islamistes noirs (les familiers du dossier assurent que l’on y trouve des Maliens, des Nigériens, des Béninois, des Gambiens, des Guinéens, des Somaliens, et des Nigérians) et mauritaniens. Peut-être s’agit-il d’une tactique d’AQMI pour rallier plus facilement des combattants parmi les populations noires. Des témoins ont fait état de la présence d’éléments du groupe nigérian Boko Haram, très proche d’Al Qaida. D’autres affirment avoir vu des combattants arabes, afghans et pakistanais. Mais des officiels du renseignement américain ont démenti ce dernier point. À l’évidence, le gris de la zone s’opacifie à vue d’œil.

Les salafistes affichent une totale imperméabilité aux réactions qu’ils suscitent : « Le seul avis qui nous importe est celui d’Allah. Le reste n’a aucune importance pour nous, y compris ce que les médias appellent la “communauté internationale“. Son avis et ses préoccupations ne nous concernent en rien. Que le monde entier soit contre nous, cela nous laisse indifférent » [9]. Ils font montre d’une grande confiance en l’avenir et leur argumentation ne manque pas d’un certain réalisme. Ainsi, le chef d’Ansar Eddine à Tombouctou déclarait fin août 2012 : « Les pays occidentaux ont tiré les leçons de leurs interventions en Irak et en Afghanistan, dont ils commencent déjà à se retirer, et les pays africains ont échoué dans toutes leurs interventions militaires, comme on le voit actuellement en Somalie. Ils sont assez intelligents pour ne pas prendre le risque de se voir ridiculiser une nouvelle fois ici » [10]. Il vaut donc mieux prendre au sérieux la "promesse" faite par Oumar Ould Hamaha, le chef militaire du MUJAO, après l’exécution sommaire, par l’armée malienne, dans la nuit du 8 au 9 septembre 2012, de 16 prédicateurs islamistes de la secte pacifique (basée au Pakistan), Jama’at Tabligh : « Depuis ce massacre de civils musulmans, nous avons compris que le gouvernement malien est un gouvernement mécréant. Nos frères musulmans de Bamako peuvent préparer nos matelas, on arrive… Nous allons planter le drapeau noir de l’islam sur [le palais présidentiel de] Koulouba » [11].

Il faut résoudre un problème posé depuis l’indépendance

Telle semble être la réponse à la question de l’éventuel effondrement de l’État malien. Pays très démuni, le Mali affronte une somme de rivalités. La compétition entre partis politiques, fait rage depuis la démocratisation de 1992. Au-delà des insuffisances d’une partie des élus, elle se trouve parasitée par des facteurs ethniques et/ou régionaux, par l’affairisme ou la corruption, ainsi que par le poids des cadres d’une armée elle-même divisée. Le Mali ne dispose donc pas encore d’une démocratie mature pour résoudre ses problèmes. Ses habitants ne peuvent guère se considérer comme des citoyennes et des citoyens réellement libres et égaux en droits et en devoirs. Cela explique les flambées de violence à Bamako, comme les rébellions récurrentes d’une partie des Touaregs, par exemple. Les revendications de ces derniers oscillent entre l’indépendance et une autonomie substantielle. Encore faudrait-il que les Kel Tamasheq soient eux-mêmes capables de s’unir autour d’un projet à la fois commun et raisonnable. Dans la mesure où ce n’est pas le cas, où la fragmentation l’emporte, les agissements criminels, tant des cartels de la drogue que des terroristes islamistes, s’en trouvent facilités.

Il semble qu’il faudra réunir beaucoup d’atouts et de bonnes volontés pour éviter que le Mali ne sombre : réaliser l’union nationale par delà les divisions politiques, les clivages ethniques et les différentes sensibilités religieuses ; construire un État impartial, équitable et efficace dans lequel l’ensemble des Maliens se reconnaissent ; trouver un accord pour vivre en bonne intelligence avec les Touaregs sans défavoriser les autres composantes de la population malienne ; mobiliser l’aide internationale (CÉDÉAO,Union Africaine, France, États-Unis, Union européenne, ONU, notamment) et l’utiliser avec efficacité et probité pour développer le pays ; éliminer les cadres civils et militaires qui tirent profit de leur complicité avec les mafias et/ou les terroristes. Souhaitons au peuple de ce pays qu’“impossible “ ne soit pas malien.

Copyright Septembre 2012-Gourdin/Diploweb.com

Mise en ligne initiale sur le Diploweb.com le 23 septembre 2012

[1] GOURDIN Patrice, « Al Qaida au Sahara et au Sahel. Contribution à la compréhension d’une menace complexe », Diploweb.com, 11 mars 2012, http://www.diploweb.com/Al-Qaida-au...

[2] KLUGMAN Jeni (dir.), Rapport sur le développement humain 2011. Durabilité et équité : un meilleur avenir pour tous, New York, 2011, Programme des Nations Unies pour le développement, hdr.undp.org/en/media/HDR_2011_FR_Complete.pdf

[3] MAGUIRAGA Fatoumata, « Le Mali ne voit plus l’ombre d’un touriste », Slate Afrique, 8 septembre 2011 (mis à jour le 8 décembre 2011), slateafrique.com/print/33083/mali-tourisme-aqmi-economie-sahel

[4] Outre Ganda Koy et Ganda Iso, il s’agit des Forces de libération des régions nord du Mali, de l’Alliance des communautés de la région de Tombouctou, de la Force armée contre l’occupation et du Cercle de réflexion et d’action. « Mali’s self-defense militias take the reconquest of the north into their own hands », Terrorism Monitor, Volume : 10 Issue : 16, August 10, 2012. jamestown.org/programs/gta/single/ ?tx_ttnews%5Btt_news%5D=39747&cHash= 8f3d73b32f43781dc66ffd4f78ea9494

[5] La Mauritanie, membre fondateur, s’en retira en 2000 pour ne pas participer au renforcement de l’intégration économique de l’Afrique de l’Ouest. Cela l’aurait coupée du Maghreb, duquel elle s’est rapprochée tout au long des années 1990.

[6] Mali : éviter l’escalade, International Crisis Group, 18 juillet 2012, p. 9.

[7] Le 16 septembre 2010, 5 Français, 1 Malgache et 1 Togolais furent enlevés par des membres de la katiba d’Abou Zeid. En février 2011, une Française, le Malgache et le Togolais furent libérés, vraisemblablement contre rançon. Thierry Dol, Marc Ferret, Daniel Laribe et Pierre Legrand demeurent toujours détenus. Jusqu’en septembre 2012 cela ne suscite pas la mobilisation médiatique observée lors d’autres prises d’otages.

[8] LACHER Wolfram, Organized crime and conflict in the Sahel-Sahara Region, Washington, 2012, Carnegie Endowment for International Peace, 32 p. carnegieendowment.org/files/sahel_sahara.pdf

[9] OULD SALEM Lemine, « La charia est non négociable », Le Temps, 21 août 2012.

[10] Ibidem.

[11] BABA Ahmed, « Mali : le massacre de seize prédicateurs islamistes, du pain béni pour Aqmi », Jeune Afrique, 12 septembre 2012.