"Roumanie: Comment s’est produit le désastre des fonds européens? ", Graţian Mihǎilescu

Par Graţian MIHǍILESCU*
Le 01/12/2012, regard-est

Dans un communiqué transmis par la Commission européenne au début du mois de novembre 2012, le gouvernement roumain a été informé du lancement d’une procédure de «pré-suspension» de la majorité des programmes opérationnels sectoriels dont bénéficie le pays. Sont concernés le Programme opérationnel sectoriel pour le transport (POST), le Programme opérationnel sectoriel pour l’augmentation de la compétitivité économique (POSCCE) et le Programme opérationnel régional (POR).


 

Si elles veulent que les paiements reprennent, les autorités de gestion doivent se pencher sur les problèmes du système roumain d’audit, et ce dans un délai d’environ deux mois. La situation est dramatique et probablement unique dans l’Union européenne: la Roumanie doit rembourser le peu d’argent qu’elle a reçu de l’Union, soit 1,8 milliard d’euros sur un total de 19,6 milliards mis à sa disposition pour l’exercice financier 2007-2013.

Graţian Mihăilescu, «Cum s-a produs dezastrul Fondurilor Europene?»
Texte publié initialement le 8 novembre 2012 par Europuls (www.europuls.ro)
Traduit du roumain par: Julien Danero-Iglesias
Lien vers le texte original

Situation actuelle: le désastre des fonds européens en Roumanie

Le problème majeur de la Roumanie ne vient pas de ce gel des fonds, mais des corrections financières annoncées par la Commission pour la période 2007-2011, c’est-à-dire l’argent que la Roumanie doit rembourser au vu des irrégularités constatées dans les trois programmes suspendus ainsi que dans le programme pour l’environnement. La Commission demande le remboursement de 10 à 25% des sommes dépensées dans le cas des projets où ont été constatées les irrégularités. Par ailleurs, le Programme pour les ressources humaines -le déjà célèbre POSDRU- se trouve en situation de blocage permanent, certains de ses bénéficiaires étant dans une incapacité de paiement qui a mené à la faillite de plusieurs ONG. L’arrêt de ce programme a provoqué une énorme manifestation à Bucarest, initiée par la Coalition des ONG pour les Fonds structurels, ainsi que des conférences de presse de représentants de la société civile dans les grandes villes du pays.

Les attentes par rapport aux fonds européens ont été énormes, tant de la part des bénéficiaires que de l’État. Ces fonds auraient dû être injectés dans l’économie et générer une croissance du PIB de l’ordre de 1,5 à 2,5% par an. Considérant que le PIB de la Roumanie tourne autour des 112 milliards d’euros, l’absorption annuelle de 3 à 4 milliards d’euros aurait en effet pu générer une croissance économique substantielle pour notre pays. Le gouvernement s’attendait à ce que les revenus du budget s’arrondissent considérablement à la suite des préfinancements et remboursements de la Commission après utilisation des fonds européens, et le budget 2012 a été conçu dans cette perspective. Les prévisions avancées par les experts économiques du gouvernement montraient que la part des fonds européens dans le budget de l’État aurait dû être supérieure à celle attendue de l’imposition des profits. Cela ne s’est cependant pas produit pour 2012.

Le gel des fonds entraîne des réactions en chaîne: le secteur privé souffre de l’arrêt des financements dans le cadre du POSCCE, les infrastructures (condition de base pour attirer des investisseurs étrangers, pour le tourisme, etc.) sont bloquées par la pré-suspension du programme POST, la réforme tant attendue du système administratif ne s’effectue pas suite au blocage du programme POSDRU. Si personne n’investit, personne n’est engagé et, sans engagement, il n’y a pas de consommation pour stimuler l’économie, comme le précise le Ziarul financiar (Journal financier).

Corruption, conflits d’intérêt et incompétence des autorités de gestion bloquent l’argent européen

Dans le langage institutionnel des communiqués officiels de la Commission, nous comprenons bien que les paiements pour les Programmes opérationnels ont été interrompus à cause de déficiences en matière de gestion et de contrôle. Cependant, on peut supposer que les raisons réelles en sont la corruption et l’incompétence. La corruption et la politisation excessive de l’administration publique locale, régionale et nationale sont, probablement, les facteurs les plus importants qui pèsent sur la capacité d’absorption des fonds européens, comme nous l’avons montré dans un article publié par la Société académique roumaine (SAR). Le principal dysfonctionnement du système de gestion des fonds européens, constaté par la Commission à plusieurs reprises, consiste dans l’incapacité des autorités à empêcher les cessions truquées ou douteuses, surtout dans le domaine des acquisitions publiques, où l’on élabore encore des contrats sur mesure. La majorité des bénéficiaires des fonds européens sont les autorités publiques locales, régionales ou nationales, comme les ministères, les agences, les conseils départementaux ou locaux.

Une étude réalisée l’an dernier par l’Institut des politiques publiques de Bucarest met en évidence, par l’utilisation d’une méthodologie quantitative, que l’appartenance politique des dirigeants des institutions impliquées a constitué un facteur de choix pour remporter des projets dans le cadre du programme POR, quand les bénéficiaires en ont été les autorités publiques. Dans un article publié par romaniacurata.ro (Roumanie propre), nous affirmions que les cessions et acquisitions publiques dans le cadre de certains programmes opérationnels ont été offertes sur base de critères de clientélisme politique, en fonction des sommes offertes par certaines firmes aux budgets des partis politiques. Le rapport du Bureau européen de lutte antifraude, pour l’année 2011, situe la Roumanie à la première place en Europe, devant l’Allemagne et l’Italie, avec 225 cas de fraude aux Fonds européens. Cependant, le problème majeur reste que seulement 23% des dossiers ont mené à des condamnations, ce qui prouve l’inefficacité du système judiciaire roumain dans le traitement de ces cas.

Un autre dysfonctionnement du système de gestion est lié à l’incompétence de l’administration publique roumaine, tant du côté de ceux qui administrent les fonds que de ceux qui en bénéficient. En 2011, la Commission a décidé la reprise des paiements pour tous les Programmes opérationnels à la condition que la Roumanie adopte, avant le 30 juin 2012, une série de mesures liées à l’organisation interne des structures des différentes autorités de gestion, tout comme dans le domaine des acquisitions publiques. Cela ne s’est pas produit: «Les bénéficiaires des projets et les autorités de gestion sont responsables de la situation qui a conduit à la pré-suspension de ces programmes… Les autorités de gestion des ministères concernés sont celles qui ont eu les instruments à leur disposition et qui n’ont pas rendu flexibles les procédures à un moment donné» a déclaré Răzvan Cotovelea, Secrétaire d’État au ministère roumain des Affaires étrangères.

À Bruxelles, en pratique, nous n’existons pas

Tous ces dysfonctionnements de gestion, terme employé par la Commission dans les rapports d’audit, sont dévoilés à un moment décisif au niveau européen, quand se négocie le budget des politiques de cohésion pour la prochaine période financière 2014-2020. La majorité des parlementaires européens roumains plaident au Parlement européen pour la préservation du budget de la politique de cohésion, au moins dans les mêmes paramètres que pour la période 2007-2013, alors que les pays riches de l’Union européenne font alliance pour diminuer le rôle de l’UE en coupant dans ses ressources budgétaires. Mais quels arguments ont les Roumains face aux autres parlementaires européens, alors que la situation en Roumanie est désastreuse dans le domaine des fonds européens? À Bruxelles, la Roumanie a prouvé sa réputation de pays marqué par l’instabilité politique, qui est en plus incapable d’utiliser les fonds européens. Les scandales de politique interne ont été exportés plusieurs fois au Parlement européen, le cas le plus récent étant le vote négatif contre la candidature de Leonard Orban à la fonction de membre de la Cour des comptes européenne.

L’État roumain ne sait pas faire de lobbying à Bruxelles et n’a pas les mécanismes nécessaires pour le faire. C’est de là que vient aussi la mauvaise communication entre Bruxelles et Bucarest, et implicitement aussi le désintérêt de la classe politique roumaine pour ce qui se passe dans la capitale de l’Europe, même si plus de 75% de la législation appliquée en Roumanie tire son origine de Bruxelles. Pour Dan Luca, expert en affaires européennes, «la Roumanie n’a pas encore très bien compris qu’elle doit se recalibrer pour son statut de membre important dans l’espace communautaire et qu’elle ne s’est pas encore adaptée au jeu très complexe des affaires européennes», et ce, dans les conditions où «la Roumanie est la septième puissance de l’Union –en poids numérique des votes au Conseil européen et en nombre de députés européens». De cette manière, le désintérêt des politiciens roumains pour les affaires européennes, prouvé par la faible représentation des entités roumaines à Bruxelles et par le manque de lobbying institutionnel, a contribué à l’échec de l’absorption des fonds européens.

Que va-t-il se passer après 2014?

La Roumanie fait partie du groupe des Amis de la Cohésion qui détermine la position de plus de la moitié des États membres par rapport aux sommes qui seront allouées dans le cadre du budget 2014-2020 de l’Union européenne. Même si les membres du groupe ont décidé qu’ils allaient adopter une approche commune afin de soutenir un budget consistant pour la politique de cohésion, la Roumaine est citée comme exemple négatif par les pays européens contributeurs nets au budget qui, eux, demandent la réduction du budget de l’Union. La Roumanie ne se trouve pas en situation de force, étant la moins bien positionnée de tous les nouveaux États membres. «Théoriquement, la capacité d’absorption des fonds européens et les négociations budgétaires n’ont pas de lien. Théoriquement, pas même la faible capacité d’administration et de gestion de ces fonds ne devrait entrer en jeu. En pratique, cependant, tout est lié», écrivait récemment Radio France International Roumanie.

Indépendamment du résultat de ces négociations entre «les pauvres» et «les riches» de l’Europe, le budget va être voté et la Roumanie va recevoir de nouveau une petite partie du fonds de cohésion de l’Union pour 2014-2020. Malheureusement, cependant, on constate un manque de vision et de stratégie de la part du gouvernement roumain dans le processus d’élaboration de la position de la Roumanie par rapport à la période future de programmation. La Société académique roumaine a publié une liste d’institutions et d’organisations qui identifient les besoins et les priorités d’investissements avec des fonds européens post-2013. Néanmoins, précise-t-elle, «jusqu’à maintenant –en novembre 2012–, le contrat pour l’identification des besoins de développement post-2013 n’a pas encore été signé!»

La situation est similaire à celle qui prévalait avant 2007. Selon une étude, autant au moment des négociations que pendant la période de mise en œuvre de certains des Programmes opérationnels, une vision stratégique a manqué: «Les besoins de développement sont décrits de manière fragmentaire dans les indicateurs des Programmes opérationnels, et l’on ne peut parler d’une vision stratégique qui devrait créer une liaison entre les documents (Cadre stratégique national de référence – Programmes opérationnels) et les projets financés».

Dans une série d’articles, nous avons dénoncé le fait que nous formons de la main d’œuvre sans savoir s’il y aura des emplois, nous élaborons des stratégies ambitieuses de développement et nous créons des centre d’affaires sans devoir prouver qu’ils vont apporter une valeur ajoutée. Nous n’avons pas encore d’analyse du caractère durable des projets de la période 2007-2013 alors que ce n’est qu’avec un tel outil que le peu d’argent qui a été absorbé va permettre un succès réellement visible. La Société académique roumaine attire l’attention sur l’importance de cet aspect de l’élaboration des politiques et des priorités de développement pour 2014-2020 et tire un signal d’alarme sur l’impasse dans laquelle se trouve la Roumanie.

*Consultant en développement régional et affaires européennes.