"Debout l’Europe!", conférence-débat de Daniel Cohn-Bendit & de Guy Verhofstadt

Conférence-débat de Daniel Cohn-Bendit et de Guy Verhofstadt organisé par « Le Soir » et « De Morgen » Invité : Jean Quatremer

Bruxelles, le 04 décembre 2012

 

 

 

Contexte : « Debout l’Europe » est un manifeste écrit par Daniel Cohn-Bendit et Guy Verhofstadt, tous les deux Présidents de leurs groupes politiques respectifs au Parlement européen, les Verts/Alliance Libre européenne et l’Alliance des Démocrates et des Libéraux pour l’Europe. Il a été traduit en 8 langues et est présenté dans nombre de capitales européennes. Ce manifeste s’inscrit dans la lignée des idées du Groupe Spinelli, un groupe rassemblant des mandataires politiques et des citoyens voulant bâtir une Europe fédérale.

Discours retranscrit à partir de notes.

 

 

Q : « D’où est venue l’idée de ce manifeste ? »

* C.B : « C’est une idée de Guy Verhofstadt, basée sur le constat que le Conseil européen, rassemblant les premiers ministres et chefs d’Etats européens, n’y arrive pas : il est bloqué par son exigence d’unanimité ce qui fait de l’Europe une organisation impuissante du fait des souverainetés nationales. Cette impuissance est source de frustration mais il existe des alternatives ».

* G.V. : « L’Union européenne est précisément là pour reconquérir la souveraineté perdue par les Etats face à la crise économique et financière, face aux pressions des marchés financiers et de la mondialisation. Dans un tel contexte, la défense pure et simple des intérêts nationaux est improductif.»

Q : « Vos groupes politiques au Parlement européen sont toutefois minoritaires, ce manifeste sera-t-il suivi d’effets ? »

* C.B. : « Il est grand temps que les familles politiques dominantes en Europe (les socialistes et les conservateurs) prennent leurs responsabilités et osent lever le tabou entourant le f-word, car c’est bien vers cette direction que l’on se dirige »

Q : « Vous dites que l’Union européenne est la solution à nos problèmes, et n’en est pas le problème, ce qui va à l’encontre de la perception populaire : pourquoi ? »

* G. V. : « Le souci de nos problèmes économiques actuels est que les marchés financiers ne croient pas à une monnaie sans Etat. Si l’on se penche sur le niveau ratio dette publique/PIB à l’échelle

mondiale, on constate que l’Union européenne a un taux d’endettement de 90%, les Etats-Unis de 112% et le Japon de 216%. Dans le même temps, la Grèce emprunte à des taux exorbitants alors que les Etats-Unis empruntent seulement à du 2% et le Japon encore moins. On voit donc que le problème n’est pas seulement le stock de la dette mais bien la gouvernance qui se cache derrière une monnaie commune. Contrairement aux Etats-Unis, on a commencé à l’envers en se dotant d’une monnaie sans gouvernance. Le second problème repose sur le fait qu’ on se bat aujourd’hui sur la hauteur du budget européen, qui est actuellement de 1% du PIB européen, alors que les Etats-Unis ont un budget fédéral équivalent à 24% de leur PIB. L’Europe est sous pression parce qu’elle s’est dotée d’une monnaie commune sans Etat et sans budget.»

* C.B. : « On a oublié que l’Euro était avant tout un choix politique, comme l’a été la mise en place des Communautés européennes dans les années 50. Pourquoi a-t-on construit l’Europe, fondée sur un principe d’égalité entre Etats membres ? Précisément parce que l’hégémonie d’un Etat (France, Angleterre ou Allemagne) avait disparu à cette époque, ce qui créait à nouveau les conditions propices à l’instabilité et le chaos. C’est la nécessité qui nous fait avancer. Ajoutons aussi que l’Europe sous sa forme actuelle souffre d’un déficit démocratique. Prenons le cas de la Grèce : qui décide ? 27 Etats qui sont en désaccord permanent, ce qui bloque le processus de décision. Le personnel politique change également constamment, ce qui fait que le processus de décision de l’Europe est soumis aux enjeux électoraux des chefs de gouvernements. Des élections il y en a tout le temps et partout, ce qui rend l’Europe ingouvernable actuellement ».

Q : « La politique est avant tout à propos de survie, n’est-ce pas ? »

* G.V. : « Le saut fédéral est une nécessité, nous n’avons pas le choix : nous sommes ici à un moment historique. Cette nécessité s’incarne par le fait que des institutions comme la BCE sont tout à coup devenus fédéralistes avant l’heure en proposant le rachat de dettes au sein de la zone euro. Elle ne l’a pas fait par choix mais parce qu’elle était forcée de le faire, ce n’était pas son dessein. De plus, en période de restrictions budgétaires, il existe nombre de doublons à faire sauter au niveau national : est-il normal d’avoir plus d’un million de soldats en Europe et 27 ambassades dans chaque pays du monde ? Il y a matière à rationalisation. Pourquoi les Etats membres pensent-ils encore qu’il y aurait une voie médiane ? Parce que ce saut implique un transfert de compétences. Mais on l’a bien vu avec les élections aux Pays-Bas, l’euroscepticisme ne fait pas recette électoralement. Le parti eurosceptique là-bas a perdu 30% de son poids électoral lorsqu’ils ont proposé d’abandonner l’euro. Quand on explique clairement ce que représente et ce qu’implique l’Union européenne aux citoyens, l’euroscepticisme ne convainc pas. Si les Etats veulent regagner la souveraineté qu’ils ont perdue avec la crise, il faut soutenir l’Europe et non se battre contre. Le partage des ressources et des capacités nous rendront un pouvoir d’action aujourd’hui perdu par les Etats. »

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* C.B : « Prenons un exemple : Mittal, qui ferme un peu partout en Europe, en Belgique, en France, au Luxembourg : Mittal les bouffe un par un parce que l’Europe n’a pas de politique industrielle bien définie, que ce soit pour la sidérurgie mais aussi pour l’automobile par exemple. Le problème c’est que chaque pays veut garder ses symboles industriels nationaux, mais on ne pourra pas sauver à la fois Fiat, Peugeot, Ford et les autres. Si l’on veut pouvoir concurrencer avec la Chine aujourd’hui et demain, c’est à l’Europe qu’il faut s’en remettre. Seuls, les Etats-nations ne peuvent rien, ils sont impuissants pris isolément. »

Q : « Que pensez-vous des mouvements nationalistes en Europe ? Avec par exemple Bart de Wever qui s’affirme de plus en plus en Flandre ?»

* G.V. : « Je dirais tout simplement que la nation flamande n’existe pas : la Flandre ce sont des villes, des localités, des traditions locales, etc. Le discours nationaliste est un mensonge ».

* C.B. : « En discutant avec des politiciens catalans, je leur ai demandé ce qu’ils gagneraient à se séparer de Madrid. Ils m’ont répondu « on pourra enfin décider pour nous ». Moi je veux bien ; si ceux-ci sont capables d’apporter les réponses aux problèmes globaux d’aujourd’hui, je signe des deux mains. Mais je n’y crois pas. Le vrai problème est le délitement de la solidarité en Europe, entre le « centre » et la « périphérie ». L’arrogance de Madrid nourrit ces velléités. C’est pareil en France. »

Q : « A propos de solidarité, comment concevoir une solidarité dans l’Union européenne sans identité propre, alors que les gens ont de plus en plus de difficultés à rester solidaire avec ceux qui leurs sont proches ? »

G.V. « L’identité est un vécu multiple et complexe. Il n’y a pas une identité, mais bien plusieurs, que ce soit basé sur la langue, la religion, l’ethnie, le projet de société, etc. Il faut accepter cela : on ne remplacera jamais ces identités par une quelconque « identité européenne ». L’Union européenne ce n’est pas une identité, mais bien une civilisation. »

Q : « Est-ce que l’Union européenne n’est pas uniquement prétexte à favoriser les mouvements de marché et de la globalisation ? Comment l’UE peut-elle protéger les peuples? »

G.V. : « Il est temps de développer une politique fiscale et sociale propre à l’Union européenne »

C.B. : « Ce sont les gens qui doivent imposer la justice sociale. Si l’on prend l’exemple des révolutions nationales et de la construction des démocraties européennes, cela a pris des décennies, voire des siècles. L’histoire n’avance pas par consensus mais par le travail de conscientisation des populations. Il faut être patient mais l’impatience parvient à faire bouger les choses. L’Union européenne nous permettra de garantir nos différences mais de parvenir à l’Unité face au reste du monde, ce qui nous manque aujourd’hui. Les Etats membres devront choisir d’en être ou pas, mais s’il décide de ne pas en être, comme la Grande Bretagne semble le choisir aujourd’hui, c’est très simple : on leur offrira un partenariat privilégié comme la Turquie. »

Q : « Pourquoi est-ce qu’il n’y a pas de parti fédéral européen ? »

G.V. : « Je l’ai toujours dit, il faut construire une alliance pour l’Europe, transnationale. Aujourd’hui, nous avons besoins de leaders nationaux convaincus que l’Europe est la voie à suivre pour faire face aux défis, contrairement aux eurosceptiques et aux euro-timides qui peuplent en grande majorité le parlement européen ».

C.B. : « Mon idée est de donner deux voix au citoyens aux prochaines législatives européennes : une pour voter pour un parti politique national et qui suscite le débat au niveau national, et une pour

nommer le président de la Commission européenne afin de créer un espace public européen. Derrière le débat national et partisan, se développerait alors le débat européen, une vision européenne. Si l’on veut faire une autre politique en Europe, il ne faut pas supprimer l’Europe mais y pousser des forces nouvelles. C’est exactement pareil qu’à l’échelon national. »

Q : « Est-ce que votre désir de fédéralisme est-elle une utopie ? »

Jean-Quatremer : le saut fédéral n’est pas un rêve, c’est une nécessité au vu de la violence sociale qui est subie aujourd’hui par les peuples européens. De ce point de vue les marchés ont été les meilleurs alliés du fédéralisme.

G.V : « Vous posez mal la question : le fédéralisme européen, c’est une optique réaliste au vu de la situation d’aujourd’hui. Croire l’inverse, c’est ça la naïveté. Ce n’est donc par un rêve, c’est du pragmatisme. »