Estonie: scandales autour du financement des partis

Scandales autour du financement des partis:
Le paysage politique estonien est-il en train de changer?



Par Katerina KESA*
Le 01/10/2012, regard-est

Depuis au moins deux ans, la scène politique estonienne vit au rythme de scandales qui, tour à tour, éclaboussent les principales formations du pays. Non seulement ces affaires mettent en cause la stabilité qui s’était installée depuis dix ans en Estonie, mais elles posent aussi les limites de sa bonne gouvernance.

 

En 1993, en réaction aux informations qui relataient des cas d’explosions de voitures ou de coups de feu échangés entre groupes mafieux en Estonie, l’actuel président Toomas Hendrik Ilves, alors ambassadeur à Washington, avait exprimé son désir de voir l’Estonie devenir «un pays nordique ennuyeux»[1]. Cette citation fut ensuite reprise (et détournée) par l’élite politique estonienne pour parler d’un pays sans corruption, ouvert, stable, auquel on n’a rien à reprocher.

Sur de nombreux points, cet objectif a depuis été atteint. La criminalité et la mafia ne font plus la une des journaux. Après des années de renouvellement récurrent des gouvernements, la stabilité politique s’est installée. Pour ce qui est du degré d’ouverture et de l’état de droit, l’objectif est lui aussi rempli: dans le classement Transparency International 2011, l’Estonie se situe à la 29e position sur 183 pays pour l’indice de perception de la corruption[2], à la 23e sur 142 pour l’indépendance judiciaire, et l’état de droit y est respecté à 84%. En matière de liberté de la presse, l’Estonie se hisse à la 3e place[3], tout juste derrière la Finlande et la Norvège. Par tous ces indicateurs, l’Estonie s’est donc certainement rapprochée du «modèle nordique» en brillant par son exemplarité, devant ses voisins baltes et autres pays ex-soviétiques.

Et pourtant, depuis deux ans, la vie politique interne estonienne paraît tout sauf «ennuyeuse». Depuis 2010, une série de scandales autour du financement des partis[4], dévoilée par les médias, a non seulement touché le parti d’opposition Keskerakond (parti du Centre) –qui avait déjà connu des précédents– mais également les partis au pouvoir que l’on soupçonnait le moins. L’illusion d’un pays doté d’une classe politique exemplaire a volé en éclats.

La médiatisation de ces affaires soulève des questions plus profondes sur l’état de santé de la démocratie et de la bonne gouvernance en Estonie. À la lumière de ces scandales, on est notamment amené à se demander si les efforts réalisés par l’Estonie en la matière (e-gouvernement, ouverture des comptes publics, etc…), qui contribuent à l’image de ce pays à l’étranger, ont été suffisants pour faire de l’Estonie un État démocratique. À moins de considérer comme un facteur positif le fait que les scandales qui ont éclaté ne touchent pas exclusivement les partis d’opposition mais également ceux de gouvernement: ne peut-on, en effet, y voir un témoignage de l’existence d’une liberté d’expression sans limite et qui garantit un traitement égal pour tous?

En outre, c’est surtout la manière dont chaque affaire a été perçue et traitée qui est intéressante. Car c’est bien l’absence d’une législation suffisamment précise en matière de financement des partis qui a constitué l’une des causes menant à la libre interprétation et au détournement de la loi. Les débats ont permis d’ouvrir de nouvelles pistes de réflexion, en particulier quant aux limites entre éthique politique et loi.

Avant les crises de 2010, stabilité et ligne de fracture

Si la période 1992-2002 restera dans l’histoire de la politique estonienne comme celle d’une grande instabilité due au renouvellement constant des ministres et des coalitions gouvernementales, l’arrivée au pouvoir en 2002 du parti de la Réforme (Reformierakond) a renversé la tendance. Cette formation est la seule à pouvoir se targuer d’avoir dirigé le pays de façon ininterrompue depuis dix ans. L’actuel Premier ministre Andrus Ansip[5], qui a entamé son troisième mandat en 2011, a certainement joué un rôle dans cette «success story»[6]. Or, en Estonie, ce libéral est également associé à la décision politique controversée, prise juste avant les élections législatives de 2007, de déplacer le monument du Soldat de bronze[7], événement qui révéla une véritable ligne de fracture dans le pays. Cette décision divisa l’opposition (et une partie des habitants du pays) et la coalition gouvernementale, contribuant à renforcer la tendance à concevoir la politique estonienne sous le prisme d’une division entre, d’un côté, les «forces blanches» (à savoir les partis de droite perçus comme plus éthiques et pro-estoniens) et, d’un autre côté, les «forces noires»[8] (incarnées par le seul parti d’opposition, le centre-gauche Keskerakond. Le parti de la Réforme, s’alliant à IRL (Isamaa ja Res Publica Liit, l’Union du parti Pro Patria et de Res Publica, résultat d’une alliance réalisée en 2006), parvint à sortir de cet épisode avec une légitimité renforcée (sa popularité était de 45% en mai 2007) et une confiance sans précédent de la population envers le Parlement (60%). Ce blanc-seing allait lui permettre de consolider sa politique...

Le parti du Centre et l’«Edgargate»: quand l’argent russe s’en mêle

En décembre 2010, le quotidien Postimees publie un rapport des services secrets rattachés au ministère de la Défense, Kaitsepolitsei (KAPO), qui qualifie Edgar Savisaar, le leader du parti du centre-gauche, d’«agent d’influence» et de «danger pour l’État estonien». Selon le rapport, E.Savisaar, maire de Tallinn et ancien Premier ministre, personnalité politique intrigante qui attire une partie importante des voix des russophones d’Estonie, aurait demandé au président des Chemins de fer russes, Vladimir Iakounine, une somme de 1,5 million d’euros pour financer la campagne de son parti en vue des prochaines élections législatives. D’après Savisaar, cet argent aurait surtout servi à la construction d’une église orthodoxe à Lasnamäe, une banlieue de Tallinn. Tant les autorités politiques (le Président, le Premier ministre...) que les médias et une partie des leaders d’opinion ont condamné le fait qu’un parti estonien ait accepté de l’argent russe, au risque d’«augmenter l’influence de la Russie en Estonie».

Pourtant, la législation en matière de financement des partis en Estonie n’interdit pas les donations étrangères (y compris russes). D’ailleurs, par le passé, d’autres partis politiques auraient également reçu des dons, notamment en provenance de pays nordiques. Alors que l’accusation s’est basée sur des critères non pas juridiques mais moraux, l’«Edgargate» (en référence au prénom de son principal protagoniste) a suscité un véritable débat sur l’éthique. Sans pousser à la démission de son leader, l’affaire a toutefois contribué à salir l’image des centristes et à handicaper leur parti lors des législatives de mars 2011. Ce scandale a également poussé à la création d’un organe indépendant –la Commission de la surveillance du financement des partis[9]– chargé de contrôler la conformité à la loi du financement des partis.

L’Union Pro Patria/Res Publica et la vente des permis de séjour: quelle «bonne gouvernance»?

En novembre 2011, une émission télévisée, «Pealtnägija», révèle un scandale de vente de permis de résidence estoniens. L’enquête journalistique a permis de découvrir qu’au moins trois membres du parti l’Union Pro Patria et Res Publica (IRL) auraient directement aidé à l’obtention de permis de résidence estoniens par 147 individus d’origine russe et d’autres pays ex-soviétiques, en leur permettant notamment d’immatriculer des entreprises en Estonie. L’IRL a aussitôt et presque unanimement condamné l’acte lui-même, poussant les quelques membres incriminés à la démission.

Ici encore, l’affaire n’étant, d’un point de vue juridique, pas interdite par la loi, c’est la question de la morale et du respect de la bonne gouvernance qui s’est posée. Premièrement, les deux ministères chargés de la délivrance des permis de résidence (celui des Affaires intérieures et celui de l’Économie) étaient alors dirigés par Ken-Marti Vaher et Juhan Parts, tous deux membres d’IRL. Il était, dans ces conditions, difficiles de croire en leur innocence. Deuxièmement, le fait que l’enquête ait été réalisée par ces mêmes ministères a posé la question du conflit d’intérêt et de la légitimité de ces officines à porter un jugement neutre sur leur propre administration. Enfin, pour les ardents promoteurs de la bonne gouvernance et de l’éthique politique qu’ont été Juhan Parts et Ken-Marti Vaher, tous deux issus de l’aile «Res publicaine»[10] d’IRL, une telle affaire est entrée en pleine contradiction avec leurs valeurs déclarées.

Le parti de la Réforme et le détournement d’argent: une perte de légitimité

Enfin, et c’est peut-être l’affaire la plus emblématique d’une crise politique annoncée, le parti de la Réforme lui-même, formation réputée sans faute et exemplaire, est lui aussi éclaboussé par un scandale sur son financement. Tout est parti du témoignage d’un ancien membre du parti, Silver Meikar, qui, le 22 mai 2012, a «avoué» dans Postimees que des membres «réformistes» et lui-même auraient, à la demande du ministre de la Justice Kristen Michal, versé sur le compte du parti de l’argent en liquide «dont ils ne connaissaient pas l’origine». Dans la mesure où la loi estonienne interdit aussi bien les donations anonymes que les donations de personnes morales, ces membres auraient servi de prête-nom.

De nouveau, quelques leaders d’opinion ont évoqué la question de la «menace sur la sécurité de l’Estonie». Et certains de se demander pourquoi, cette fois-ci, la KAPO n’est pas intervenue. D’autant que le cas d’un financement douteux sur le compte d’un parti au pouvoir paraît nettement plus préoccupant que celui d’une donation pour une église soupçonnée d’être versée au parti de l’opposition. En outre, dans le jugement (en cours) de cette affaire, la question du conflit d’intérêt est également posée, puisqu’il s’agit de juger le ministre de la Justice, K.Michal, en personne alors que le parquet chargé de l’enquête est sous l’administration de son ministère. D’ailleurs, nombreux sont ceux qui réclament la démission du ministre, condition nécessaire à la neutralité du jugement. Malgré cela, ni le Premier ministre Andrus Ansip, ni le ministre de la Justice n’ont tenté de mettre en question le fonctionnement de leur parti. Au contraire, ils ont pointé du doigt le «dénonciateur» de cette affaire et critiqué les médias pour avoir pris unilatéralement le parti de ce dernier.

Ces trois scandales semblent toutefois avoir bouleversé l’équilibre interne de la politique estonienne en brisant les tabous concernant les failles existant dans le fonctionnement des partis. Ces affaires auront-t-elles un impact sur la légitimité des partis au pouvoir et sur la confiance de la population? Tout dépend de la capacité des médias estoniens à continuer à exercer, en tant qu’institutions sociétales indépendantes, une pression sur la classe politique. Mais également de la volonté de la société civile de participer plus activement à la vie politique estonienne et de ne plus accepter aveuglément tout ce que l’État lui impose.

On distingue un trait commun à ces trois affaires puisqu’aucune d’elles n’a abouti à la démission d’un ministre ou d’un responsable politique. Un artiste estonien, Taavi Piibemann, a cyniquement représenté à travers une installation artistique sa vision de «l’exotisme estonien»: sur les murs de son exposition, en lettres majuscules, il a écrit «JE ME SUIS TROMPE – ANDRUS ANSIP, PREMIER MINISTRE»[11]. Si l’on peut faire un parallèle avec les mœurs politiques des pays voisins, il est assez peu probable que l’élite politique suédoise ou finlandaise, en admettant qu’elle fût accusée d’une affaire similaire, aurait continué à gouverner comme si de rien n’était. Rappelons l’affaire dite «Toblerone» qui, en 1994, vit l’ex-vice-ministre d’État suédoise Mona Sahlin démissionner pour avoir utilisé sa carte de crédit professionnelle pour des petits achats privés…

Notes:
[1] http://www.president.ee/et/meediakajastus/intervjuud/3264-intervjuu-laeti-ajakirjale-qfranksq/index.html.
[2] Pour comparaison, l’Estonie se situe juste derrière la France (7/10), loin derrière la Finlande (9,4/10) mais bien devant la Lettonie et la Lituanie (4,2 et 4,8 respectivement). http://cpi.transparency.org/cpi2011/results/.
[3] Classement de Reporters Sans Frontières 2011-2012 disponible sur: http://fr.rsf.org/spip.php?page=classement&id_rubrique=1043.
[4] Nous nous pencherons sur les affaires qui ont touché les trois formations politiques les plus importantes en Estonie. Seul le parti d’opposition des sociaux-démocrates, Sotsiaaldemokraadid (SDE), quatrième formation du pays, a été épargné.
[5] Il occupe le poste de Premier ministre depuis 2005, date à laquelle il a promis de «hisser l’Estonie au rang des cinq pays les plus riches d’Europe».
[6] C’est durant son mandat de chef du gouvernement que l’Estonie est devenue membre de l’OCDE (décembre 2010), qu’elle a été intégrée à la zone euro (janvier 2011) et qu’elle a réussi à maintenir l’un des déficits budgétaires les plus faibles d’Europe, grâce à une stricte politique d’austérité.
[7] Statue d’un soldat soviétique qui, pour les Russes, représente un héros ayant combattu contre le fascisme et, pour nombre d’Estoniens, symbolise l’occupation soviétique du pays. Le déplacement de la statue avait déclenché des émeutes dans la capitale et conduit à une nouvelle crise diplomatique avec la Russie.
[8] Le politologue estonien Tõnis Saarts emploi les expressions «forces blanches» et «forces noires» pour décrire la façon dont les médias et l’opinion publique perçoivent la scène politique estonienne.
[9] Erakondade Rahastamise Järelevalve Komisjon, créée au printemps 2011, cette Commission collecte des données sur le financement des partis, les publie sur son site et contrôle ce financement: http://www.riigikogu.ee/erjk.
[10] Le slogan du parti Res Publica, créé en 2003 par l’ancien Premier ministre Juhan Parts, a été celui de l’ouverture et de la transparence.
[11] «MA EKSISIN. ANDRUS ANSIP. PEAMINISTER». Exposition Eksootika (Exotisme), Tallinna Kunstihoone, 2012.

* Doctorante, Centre de Recherche Europes Eurasie (INALCO).

Vignette: © Metsavend/Wikicommons. «EESTI, EESTI EEST!» (L'Estonie pour l'Estonie!): Présentation de la pièce L'Assemblée de l'Estonie unie par le théâtre NO99, le 7 mai 2010. Quatre heures durant, les acteurs ont figuré les stratégies populistes et négatives des partis politiques les plus importants du pays, et ce devant 7.200 spectateurs.