Ukraine: la Transnistrie veut-elle vraiment participer à la guerre du Kremlin?

| De notre correspondant à Bucarest | samedi 30 avril 2022

Les explosions de ces derniers jours en Transnistrie marquent-elle le début de l’extension de la guerre hors de l’Ukraine ? Est-ce le signe que la Russie a décidé d’inclure le régime séparatiste dans son effort de guerre contre le sud de l’Ukraine ? Si c’est le cas, Tiraspol ne suivra pas les ordres du Kremlin de bon cœur, tant la région séparatiste entretient des liens intimes et économiques forts avec l’Ukraine. Analyse.

Par Florentin Cassonnet

Après les mystérieuses « attaques terroristes » rapportées à Tiraspol, Maiak et Cobasna les 25, 26 et 27 avril, tout le monde en Moldavie se garde bien d’accuser clairement qui que ce soit. Pour éviter d’envenimer la situation. Les autorités séparatistes de Tiraspol disent que les auteurs sont des « nationalistes venus d’Ukraine », mais sans accuser directement Kiev. De son côté, la présidente moldave Maia Sandu attribue les incidents à des « factions internes à la Transnistrie », se gardant d’accuser Moscou.

Étant donné les déclarations belliqueuses en provenance de Russie et ciblant directement la Moldavie dans les jours et les semaines précédant ces incidents, il est difficile de ne pas les voir comme des actes de déstabilisation qui profitent au Kremlin, tant ils rentrent parfaitement dans le récit que Vladimir Poutine tente d’imposer au monde sur la défense des « citoyens russes et autres russophones menacés » en Ukraine et en Moldavie. Il ne manque plus que les dirigeants de Transnistrie appellent Moscou à l’aide et la boucle sera bouclée, la même qui a donné à Vladimir Poutine le prétexte pour reconnaître l’indépendance des républiques autoproclamées de Donetsk et de Louhansk dans le Donbass.

Ce que les autorités de Tiraspol se gardent pour l’instant de faire : le ministre transnistrien des Affaires étrangères, Vitalie Ignatiev, a promis que « la Transnistrie ne présente aucun danger pour l’Ukraine et, nous l’avons dit à maintes reprises, nous n’entreprendrons aucune action contre elle ». Néanmoins, des blocs de béton et des check points sont apparus aux abords des villes et villages, des soldats armés contrôlent les véhicules et des rumeurs courent sur la mobilisation militaire des hommes de 18 à 55 ans dans la république séparatiste. Selon Kiev, le Kremlin « a placé l’armée russe en Transnistrie en position de combat ».

Si on ne peut pas dire avec certitude qui a provoqué ces incidents, ce qui est sûr, c’est que la Moldavie, dont l’armée est très faible, n’a aucun intérêt à allumer un feu en Transnistrie. Depuis trois décennies de conflit gelé, Chișinău n’a jamais voulu ni eu la capacité d’intervenir dans cette région hors de son contrôle, fortement militarisée et où sont stationnés 1700 militaires russes, sans compter les forces paramilitaires transnistriennes. La Moldavie a toujours fait valoir que le seul règlement possible était pacifique, une façon d’apparaître comme un partenaire international sérieux et crédible.

La Transnistrie tiraillée entre l’Ukraine et la Russie

Reste à savoir, au-delà des déclarations officielles, dans quelle mesure la Transnistrie souhaite ou ne souhaite pas être attirée dans l’effort de guerre de la Russie et devenir partie prenante du conflit. Car contrairement au Donbass, la Transnistrie n’a pas de frontière directe avec la Russie mais avec l’Ukraine. Et de fait, c’est de l’Ukraine dont elle dépend le plus, en premier lieu économiquement. Jusqu’au début de la guerre, 80% des importations agro-alimentaires venaient d’Ukraine et la majeure partie de l’économie de contrebande, sur laquelle repose le régime de Tiraspol, passait par l’Ukraine.

Beaucoup d’habitants de Transnistrie sont en outre d’origine ukrainienne et ont de la famille en Ukraine. Beaucoup d’entre eux disposent du passeport ukrainien, jusqu’à certains dirigeants de la région séparatiste : le président de l’entité Vadim Krasnoselski et le ministre des Affaires étrangères Vitalie Ignatiev auraient par exemple la citoyenneté ukrainienne, révèle Zona de Securitate, site spécialisé sur la Transnistrie. De même que l’oligarque Viktor Gușan, ancien du KGB soviétique devenu aujourd’hui chef du conglomérat Sheriff, qui détient le monopole sur la plupart des activités économiques stratégiques de la région et qui serait le véritable maître de la Transnistrie. Viktor Gușan possèderait également des biens immobiliers dans la région d’Odessa et des terrains agricoles près de Kiev. Autant d’intérêts économiques que cet oligarque, qui a choisi de rester dans l’ombre plutôt que d’occuper le devant de la scène politique, risquerait de perdre si la Transnistrie devenait une alliée militaire active de la Russie face à l’Ukraine.

Pour toutes ces raisons, il semble donc que si la Transnistrie participe à la guerre aux côtés de la Russie, ce serait plutôt contre son gré, pour obéir au Kremlin. D’ailleurs, depuis le début de la guerre, la télévision transnistrienne a pris soin de maintenir une neutralité... En ne montrant rien de la guerre, tout simplement. C’est peut-être le meilleur indicateur de la position souhaitée par Tiraspol.

Dépendance croissante et inconfortable à l’égard de Chișinău

Mais la situation a évolué depuis le début de la guerre. L’Ukraine a notamment fermé sa frontière avec la Transnistrie, interrompant les échanges avec la région séparatiste, ou en tout cas les limitant fortement. Cela place Tiraspol dans une position de faiblesse qui accroit sa dépendance à la Moldavie. L’expert ukrainien Serghei Gherasimciuk a d’ailleurs invité la Transnistrie à commencer à « apprendre la constitution et le code pénal moldaves », laissant augurer un « réajustement » de la relation entre l’Ukraine et la Transnistrie à l’issue du conflit : entre Kiev et Moscou, il faudra choisir. « L’Ukraine ne tolérera plus l’existence de cette source de menace à sa frontière et insistera très probablement pour réformer ou changer de paradigme dans le dialogue sur la Transnistrie », estime ainsi Angela Grămadă, docteure en relations internationale et directrice du think tank ESGA. Jusqu’à maintenant, le dialogue a été très favorable à la Transnistrie, au détriment de la Moldavie.

Pour Alexandru Flenchea, ancien vice-Premier ministre moldave chargé de la réintégration (de la Transnistrie à la Moldavie), ce serait d’ailleurs le bon moment pour Chișinău de « reprendre un peu de la souveraineté qui lui est due sur ses frontières ». Par exemple, contrôler tous les véhicules, à commencer par les camions, qui entrent et qui sortent de Transnistrie pour forcer les dirigeants séparatistes et en premier lieu Sheriff, à se « se mettre dans la légalité en matière d’affaires ». Il n’est pas impossible qu’en coulisses, certains membres du gouvernement moldave caressent la même idée. Cette vulnérabilité nouvelle pourrait avoir poussé Tiraspol à réévaluer son désir de neutralité et à choisir un camp – le russe. Car sans une Russie légitime sur la scène internationale et/ou une Ukraine amie à ses côtés, le régime transnistrien n’est pas viable. Les dirigeants séparatistes réalisent peut-être que la survie de leur régime dépend donc du succès de la Russie dans le sud de l’Ukraine et de la jonction jusqu’à la Transnistrie.

La fin du jeu de dupes ?

Une autre explication des « attaques terroristes » plus interne aux affaires transnistriennes n’est pas exclue, même si elle est plus improbable. Il n’est pas impossible que des proches de l’ancienne administration au pouvoir jusqu’à 2016 à Tiraspol, sous l’ancien président Evgueni Chevtchouk, aient saisi ce moment pour se venger du pouvoir actuel. En effet, après la prise de pouvoir de la nouvelle administration, les fidèles d’Evgueni Chevtchouk ont été éliminés, certain même physiquement. Evgueni Chevtchouk a fui à l’étranger, et les hommes de Sheriff et du parti Renaissance ont purgé l’administration. Cette reprise en main autoritaire a fait beaucoup de mécontents dans l’entité séparatiste, dont certains pourraient avoir saisi l’occasion de la guerre en Ukraine et des armes qui coulent à flot pour défier le nouveau régime transnistrien.

En tout cas, force est de constater qu’au bout de trente ans, on est toujours loin d’une reconnaissance internationale pleine et entière pour la « République moldave de Transnistrie » et la guerre en Ukraine va très probablement faire bouger les lignes de ce conflit gelé. Les masques vont probablement aussi tomber à Tiraspol et la Transnistrie risque de ne plus pouvoir jouer très longtemps le jeu de dupes auquel ses dirigeants successifs s’adonnent depuis 1992. Ce ne serait pas une mauvaise nouvelle pour les 400 000 habitants de la région séparatiste qui vivent aujourd’hui principalement dans la pauvreté, dans une zone de non-droit effrayante et dans une réalité dystopique digne de la Russie poutinienne.