*Géopolitique de la Seconde Guerre du Haut-Karabakh, 27-IX / 9-XI 2020*, Patrice Gourdin (III-III)

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IV. Engagement turc mais bénéfices russes

Établir le bilan d’un conflit n’est pas chose aisée, surtout lorsque l’événement vient de se produire, qu’il manque des informations et que le temps n’a pas accompli son œuvre de décantation. En outre, l’exercice impose d’aller au-delà des apparences et d’introduire des nuances : les vainqueurs et les vaincus ne gagnent et ne perdent pas toujours totalement. Ce que révèle un examen attentif des suites de la Seconde Guerre du Karabakh et des perspectives qu’elle a ouvertes.

L’Azerbaïdjan récupère la majeure partie des territoires perdus en 1994. Dans la mesure où la Première Guerre du Haut-Karabakh avait provoqué un très grave traumatisme collectif (comparable à la perte par la France de l’Alsace-Moselle en 1871), la victoire de 2020 sonne comme une revanche (au même titre que la victoire de la France sur l’Allemagne en 1918, qui avait permis la récupération des provinces perdues), de nature à consolider le jeune État-nation. L’artisan de cette victoire, le président Ilham Aliev en sort auréolé [45] du prestige qui lui faisait défaut – désormais, il s’est fait un prénom –, et il renforce, au moins temporairement, son pouvoir. La situation internationale du pays paraît plus solide, les alliances avec la Turquie et Israël ayant bien fonctionné et garanti la victoire, tandis que la Russie a laissé faire.

Largement perdantes, l’Arménie et la République d’Artsakh préservent toutefois les deux tiers du territoire du Haut-Karabakh. En dépit d’un rapport de forces défavorable, elles obtiennent le maintien en vie de l’entité séparatiste arménienne, au bord de l’anéantissement le 9 novembre 2020. Dans un discours prononcé le 20 mars 2021, Nikol Pachinian présenta la restauration du corridor routier et ferroviaire entre le Nakhitchevan et l’Azerbaïdjan à travers le territoire arménien comme bénéfique pour les deux pays. L’Arménie disposerait, selon lui d’une liaison terrestre fiable avec la Russie (comme à l’époque soviétique) et avec l’Iran. Comme lui, une partie des Arméniens envisagent par cette reconnexion une réduction des inconvénients de l’enclavement (aggravés par l’hostilité de la Turquie) et une perspective de développement économique.

Moscou contient la poussée d’Ankara en accaparant la gestion post-conflit.

La Russie, incontestable gagnante, s’impose dans le beau rôle de seule garante paix et de protectrice de la minorité arménienne d’Azerbaïdjan. Mais Moscou accroit également sa puissance de plusieurs manières. En premier lieu, elle renforce son emprise sur le Sud-Caucase : la sécurité de l’Arménie dépend d’elle plus que jamais et les forces armées russes reviennent en force sur le territoire de l’Azerbaïdjan qu’elles avaient dû évacuer en 1992. Un accord prévoit que Moscou réorganisera l’ensemble de la défense arménienne. Alors que le poids des opérations reposa largement sur la Turquie, cette dernière se voit empêchée de profiter de son intervention pourtant décisive. Moscou contient la poussée d’Ankara en accaparant la gestion post-conflit. Autre avantage, comme dans le dossier syrien avec le processus d’Astana, la Russie évince – au moins provisoirement – les Occidentaux du règlement diplomatique en écartant le Groupe de Minsk. Moins visible, mais tout aussi important, la Russie se rappelle au bon souvenir de la Chine et se rapproche du tracé de la “Nouvelle route de la soie“. La rivalité ou l’absence de rivalité entre les deux pays alimente une partie des débats entre experts et rien ne permet de trancher. Toutefois, en se renforçant dans la région, Moscou peut signifier à Pékin que rien ne s’y fait sans elle.

La Turquie n’obtient pas des résultats à la hauteur de ses ambitions, mais engrange quelques succès substantiels. Elle renforce sa crédibilité régionale et ses liens avec l’Azerbaïdjan. L’accord de défense qui existait entre les deux pays depuis 2010 a bien fonctionné [46] et le 10 décembre 2020, le président Erdogan fut l’invité d’honneur du défilé de la victoire, à Bakou. L’armée turque eut l’honneur d’y participer. Le projet panturc du régime est favorisé par l’ouverture à travers l’Azerbaïdjan, d’un corridor reliant la Turquie à la mer Caspienne et à l’Asie centrale. Et ce, sans dépendre de l’Iran. Ankara en attend non seulement un renforcement des liens culturels avec les pays turcophones, mais également un accroissement de ses échanges économiques. La marginalisation des Occidentaux dans la région élargit la marge de manœuvre du président Erdogan dans son bras de fer avec l’Alliance atlantique et l’Union européenne.

La Chine conserve de bonnes relations avec tout le monde, et les modifications territoriales confortent sa “Nouvelle route de la soie“. Elles augmentent ses options et élargissent sa marge de manœuvre entre les différents pays du Sud-Caucase. Elle semble opter pour une stratégie analogue à celle mise en œuvre en Asie Centrale : développer son implantation économique mais laisser la Russie conserver ses liens “historiques“. Peut-être spécule-t-elle sur le sentiment antirusse persistant auprès d’une partie de la population azérie, réveillé par la présence des soldats de Moscou.

La République d’Artsakh est amputée d’un tiers de son territoire. Elle se trouve de nouveau intégralement enclavée dans le territoire de l’Azerbaïdjan. En l’absence de statut politique, le sort de sa population demeure en suspens. Donc, dans tous les domaines, elle dépend de la seule volonté russe. Les précédents (Abkhazie, Ossétie du Sud, Transnistrie, est de l’Ukraine) montrent que ces situations permettent à Moscou d’affaiblir ses voisins et de déployer ses forces militaires en avant de ses frontières. Pourquoi réglerait-elle le conflit du Haut-Karabakh plus rapidement que les autres ? D’ailleurs, le voudrait-elle qu’elle ne le pourrait peut-être pas. Dans la vidéo diffusée après sa visite en territoire reconquis, à Fizouli, le 16 novembre 2020, Ilham Aliev déclara : « Il n’y aura pas de statut d’autonomie pour le Karabakh. L’Azerbaïdjan est un pays uni [47] ». Il exige l’assimilation des Arméniens du Haut-Karabakh à la population azerbaïdjanaise, tout en sachant très bien que les Arméniens n’accepteront jamais. Sa position n’a pas changé et n’augure rien de bon pour l’avenir des négociations. Il faut plus probablement envisager une reprise des violences ou le départ des Arméniens du Haut-Karabakh. Ce que cherchent à éviter ces derniers en réclamant [48] la reconnaissance par la communauté internationale de leur droit à l’autodétermination et en spéculant sur le “capital géopolitique“ que représente à leurs yeux leur situation géographique, utile à la Russie contre le tandem qui lui serait “par définition hostile“ : Azerbaïdjan-Turquie.

L’Arménie accumule les pertes. Les territoires conquis entre 1991 et 1994 pour assurer la continuité territoriale avec le Haut-Karabakh retournent à l’Azerbaïdjan. Les conditions de la défaite ainsi que le comportement triomphaliste et sans pitié des Azerbaïdjanais [49] humilient les Arméniens et compromettent les perspectives de rapprochement [50]. Cet échec affaiblit le pays, tant sur le plan militaire que dans le domaine économique. Il accroît l’instabilité politique et Nikol Pachinian, à tort ou à raison, se trouve violemment critiqué à un moment où, pour défendre ses intérêts, le pays aurait plus que jamais besoin d’un dirigeant à l’autorité incontesté. Le 28 mars 2021, pour tenter de restaurer sa légitimité, Nikol Pachinian a annoncé sa démission et la convocation d’élections anticipées pour le 20 juin 2021. Mais cela suffira-t-il pour résoudre la crise politique et institutionnelle que connaît le pays ? D’autant que le salut ne viendra pas de l’extérieur : le conflit confirma et amplifia l’isolement international de l’Arménie. Israël et l’Iran, qui entretenaient des relations diplomatiques avec les deux belligérants, choisirent sans ambiguïté l’Azerbaïdjan. Les États-Unis et l’Union européenne n’intervinrent d’aucune manière, du moins officiellement. Par voie de conséquence, Erevan se trouve sous la coupe exclusive de la Russie et celle-ci a montré une nouvelle fois à l’occasion de ce conflit qu’elle ne prenait en compte que ses propres intérêts. Nikol Pachinian a vu sanctionnées ses velléités de rapprochement vers les Occidentaux et de marginalisation des oligarques arméniens proches du Kremlin. La sécurisation par les forces russes du futur corridor reliant le Nakhitchevan au reste de l’Azerbaïdjan équivaut à une perte de souveraineté territoriale. La sécurité comme la définition du futur statut du Haut-Karabakh se trouvent à l’entière discrétion de Moscou [51]. Tout comme l’avenir politique du futur vainqueur des élections du 20 juin 2021.

La Russie a réussi à maintenir le Haut-Karabakh dans les conflits “gelés“ qu’elle manipule à sa périphérie pour s’imposer comme l’arbitre indispensable et déployer ses forces militaires au-delà de ses frontières.

Si l’Azerbaïdjan récupère davantage de territoires qu’espéré initialement, le triomphe n’est pas complet puisqu’environ 20% de ces territoires restent hors de sa souveraineté : le tiers central et le tiers septentrional du Haut-Karabakh. Rien ne concerne l’indemnisation éventuelle des déplacés azéris, mais Bakou a déjà formulé une demande en ce sens. En effet, entre la reconstruction d’une centaine de villages, la remise en état des infrastructures et le déminage, le coût estimé de ce retour se monte à 30 milliards de dollars, soit davantage que le budget de l’Azerbaïdjan pour 2019. Ce dernier n’a ni les moyens financiers, ni le savoir-faire, ni la force de travail nécessaires. Par-dessus tout, le pays se retrouve en situation de dépendance vis-à-vis de la Russie. Celle-ci a réussi à maintenir le Haut-Karabakh dans les conflits “gelés“ qu’elle manipule à sa périphérie pour s’imposer comme l’arbitre indispensable et déployer ses forces militaires au-delà de ses frontières. Compte tenu du fort sentiment antirusse [52] qui existe dans une partie de la population, cela pourrait placer le président Aliev en mauvaise posture intérieure.

La Turquie apparaît en partie comme le… dindon de la farce ! Malgré un engagement déterminant aux cotés de Bakou, le contrôle militaire sur le terrain (y compris celui du corridor entre le Nakhitchevan et l’Azerbaïdjan) et la maîtrise du processus diplomatique lui échappent au profit de la Russie. Pour sauver la face, le président Erdogan fit adopter le 17 novembre 2020 une loi autorisant le déploiement de forces militaires en Azerbaïdjan, mais sans portée réelle puisque la présence de soldats turcs aux points de contrôle du cessez-le-feu est rigoureusement proscrite par Moscou. Celle-ci accorda un maigre lot de consolation à Ankara : la création d’un Centre de coordination conjoint, chargé de veiller, depuis le territoire azerbaïdjanais et avec des drones, au maintien de la paix au Haut-Karabakh.

L’Iran se trouve désavantagé à plusieurs titres. Le renforcement de la présence turque au Sud-Caucase consolide le “grand arc sunnite“ que Téhéran estime tendu par Ankara du Xinjiang à la Syrie. Tout aussi préoccupant, le renforcement de l’alliance entre Bakou et Israël. Sans oublier les mercenaires salafistes djihadistes déployés par la Turquie et qui pourraient demeurer sur place, menaçant la frontière nord de l’Iran. Ce dernier perd également le moyen de pression que lui offrait le monopole sur le transit des échanges entre la Turquie et l’Azerbaïdjan d’une part, et l’Asie Centrale, d’autre part. Ce qui l’affaiblit aussi dans les négociations économiques qu’il mène avec la Chine.

Les Occidentaux sortent affaiblis et humiliés par leur exclusion du règlement diplomatique. De plus, la sécurité énergétique de l’Union européenne est compromise par le rapprochement des forces russes à proximité des oléoducs et gazoducs qui avaient été construits hors de portée de la menace russe. Le nouveau gouvernement américain entend rétablir l’influence des États-Unis dans la région. Ces derniers peuvent jouer sur leurs liens stratégiques avec la Géorgie et leur forte implication dans les hydrocarbures produits ou transitant par l’Azerbaïdjan. La reconnaissance du génocide arménien par le nouveau gouvernement américain (24 avril 2021) sonne comme un avertissement pour Ankara et Bakou. En outre, Washington et Bruxelles seuls disposent des moyens requis pour financer la reconstruction et la modernisation des zones dévastées par le conflit. Comme en Syrie, l’influence russe se heurte au mur de l’argent. Pour pallier cette insuffisance, Moscou n’a qu’une alternative : retarder indéfiniment le règlement politique, donc la reconstruction, ou associer les Occidentaux à une solution négociée, donc au financement de la reconstruction.

Enfin, ce conflit s’est déroulé et s’achève au détriment de ce qui reste de la communauté internationale bâtie après la Seconde Guerre mondiale. L’accord de cessez-le-feu ne respecte pas les critères définis pour les opérations de maintien de la paix : le déploiement des forces russes se fait sans mandat du Conseil de sécurité de l’ONU, sans limite dans le temps, sans définition claire et précise de sa mission. Le contingent appartient à un seul pays et opère sur le territoire d’un État limitrophe. Après l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 et alors que la Chine accapare impunément la mer de Chine du Sud, la Seconde guerre du Haut-Karabakh confirme le retour à la politique de puissance militaire pour modifier les territoires. L’histoire nous enseigne que cela mène le plus souvent à la multiplication et à l’amplification des conflits, voire à l’embrasement mondial. Le rejet des règles se traduisit également par l’utilisation d’armes prohibées [53] (armes à sous-munitions, bombes au phosphore). Dès le 3 novembre 2020, la Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, Michelle Bachelet, exprimait son inquiétude face à la poursuite des attaques aveugles dans les zones peuplées dans et autour de la zone de conflit du Haut-Karabakh, en violation du droit international humanitaire, et avertissait qu’elles pourraient constituer des crimes de guerre. Ceux-ci commencèrent à être documentés le mois suivant [54].

En attendant la paix

La Russie n’a rien perdu, du moins à court terme. Mais la suite demeure aléatoire. Pourra-t-elle assumer le fardeau financier et militaire supplémentaire de l’interposition et… de la dépendance accrue de l’Arménie ? Réussira-t-elle là où le Groupe de Minsk a échoué et trouvera-t-elle une solution politique à la question du Haut-Karabakh ? Pourrait-elle la financer ? Quelles seraient les conséquences d’un échec et Moscou aurait-elle les moyens d’y faire face ? Comment gérera-t-elle ses relations avec la Turquie, frustrée par sa “victoire en demi-teinte“ [55] ? Quelle sera l’influence de la partie de la population azerbaïdjanaise hostile à la présence militaire russe ? Ilham Aliev en pâtira-t-il ou ne l’instrumentalisera-t-il pas pour restaurer l’indépendance de son pays ? Comment évoluera l’Arménie sur le plan politique ? Ses dirigeants entameront-ils la réconciliation avec l’Azerbaïdjan ou persisteront-ils dans ce que le président Aliev qualifie d’azerbaïdjanophobie [56] doublée de turcophobie ? Le président Aliev est-il sincère ou cherche-t-il à placer durablement l’Arménie en position défavorable vis-à-vis de la communauté internationale ? Les Occidentaux accepteront-ils sans réagir de se trouver évincés d’une région où leurs intérêts (notamment énergétiques) sont en jeu ? Et si le principe de distinction, la proportionnalité, l’interdiction d’utiliser des méthodes inacceptables et le principe général d’humanité sont abandonnés, vers quelle barbarie l’humanité régresse-t-elle ? À l’ère nucléaire et dans un contexte de dégradation environnementale hautement belligène, cela ne présage rien de bon.

Article clos le 26 avril 2021

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