Grèce 1821-2021 (2/5) | Les Aroumains et la naissance de l’État grec moderne

| Correspondance particulière | mardi 23 mars 2021

Il y a 200 ans, le 25 mars 1821, commençait la guerre d’indépendance grecque. Or, beaucoup des premiers combattants de cette révolte étaient eux-mêmes issus de la communauté aroumaine. Focus sur trois personnages majeurs, Rigas Velestinlis, Ioánnis Koléttis et Giorgakis l’Olympiote. Second volet de notre série.

Par Nicolas Trifon

« Nã loãmu fumeljlj shi fara pi gushi » [Nous avons fait le malheur de nos familles, de notre peuple], se lamentaient les anciens combattants de la révolution grecque rencontrés par le jeune Ioan Caragiani à Athènes, où il venait d’arriver en 1856 des montagnes du Pinde pour étudier les lettres hellènes. Ce genre de lamentations devait être fréquent en ces temps déjà marqués par le clientélisme et la corruption mais, en l’occurrence, le jeune étudiant et ses interlocuteurs s’entretenaient non pas en grec mais en aroumain, ce qui conférait à leurs récriminations un accent particulier.

« Ce n’est pas pour cette Hellade que nous avons combattu », se plaignaient-ils. Pour perpétuer leur souvenir et, en guise de réparation d’une histoire qu’il trouvait injuste, le jeune étudiant, qui émigra peu après en Roumanie et devint un propagandiste de la cause roumaine, publia une étude étoffée sur les Armatoles et les Kapétanaïoï d’avant 1821, dans laquelle il s’efforce de démontrer, de façon d’ailleurs pas toujours convaincante, que nombre d’entre eux étaient d’origine aroumaine. Les Armatoles formaient ces milices chargées par l’Empire ottoman de maintenir l’ordre en Grèce continentale depuis le XVIe siècles, mais ils rejoignirent massivement la cause de l’indépendance en 1821.

Ce n’est pas pour cette Hellade que nous avons combattu.

Au vrai, à la veille de la révolution grecque et pendant les décennies qui ont suivi, il faudrait parler plutôt de « futurs » Aroumains, de « futurs » Macédoniens, de « futurs » Albanais et même de « futurs » Grecs, que les mouvements de libération et les États nationaux allaient fabriquer. Jusqu’alors, seul comptait le clivage entre chrétiens et musulmans et il serait anachronique de parler d’identités nationales dans le contexte ottoman. Les itinéraires de trois personnages clefs du soulèvement de 1821, dont l’origine aroumaine ne fait pas de doute, permettent de saisir ces aspects du monde balkanique qui a précédé le chassé-croisé des nationalismes et ses ravages, jusqu’à une date récente.

Rigas Velestinlis (1757-1798) • Fils d’un commerçant aisé de Velestino, un village de Thessalie habité par des Aroumains, Rigas suivit un cursus scolaire assez poussé qui le conduisit à Constantinople, où il fut introduit dans les milieux phanariotes. Ces derniers administraient les principautés danubiennes pour le compte de l’Empire ottoman. Après avoir lui-même séjourné en Valachie, Rigas partit pour Vienne en 1796. Marqué dès son enfance par la cruauté de l’exploitation des rayas, la paysannerie, dans les timars (fiefs ottomans), il adhéra avec enthousiasme aux idéaux de citoyenneté, de République et de lutte contre l’absolutisme, diffusés par la Révolution française, appelant au soulèvement avant d’être tué et jeté dans la Save par les Ottomans en 1798.

Lorsqu’un seul habitant du pays est violé, toute la nation est violée (...). Le Bulgare doit aider le Grec en souffrance, et ces deux-là, l’Albanais et le Valaque.

Rigas - parfois désigné sous le nom de Rigas Velestinlis, son village d’origine, ou bien de Rigas Fereos, du nom de la ville antique de Phères - prêchait pour une République hellénique qui aurait accueilli tous les sujets de l’Empire ottoman, « sans distinction de religion ni de langue », libres et égaux en droits. « Lorsqu’un seul habitant du pays est violé, toute la nation est violée (...). Le Bulgare doit aider le Grec en souffrance, et ces deux-là, l’Albanais et le Valaque », stipule l’article 34 de son projet de Constitution. Généreux, l’hellénisme professé par Rigas était cependant assez brouillon en sorte que son poème Thourios, ce « chant de guerre » appelant à la révolte, devenu si populaire parmi les Grecs, avait peu de chances d’être adopté comme hymne par tous les Balkaniques.

Ioánnis Koléttis (1774-1847) • Ioánnis Koléttis est originaire d’une commune aroumaine d’Epire, Syrrako. Son oncle fréquentait déjà, à Ioanina, la cour d’Ali Pasha qui finança ses études de médecine à Pise. Devenu médecin personnel du fils d’Ali Pasha, il adhéra en 1819 à la société secrète de l’Hétairie. Après avoir échappé à la surveillance de son protecteur, il tenta sans succès de déclencher une révolte, d’abord dans sa région puis dans le Péloponnèse, où il participa à l’insurrection, entamant ainsi une carrière politique de premier rang.

Ministre de l’Intérieur et de la guerre en 1822, Premier ministre sous le roi Othon, il se rendit célèbre en lançant dans un discours prononcé devant l’Assemblée constituante en 1844, la Megáli Idéa, la Grande Idée qui visait l’édification d’un grand État ayant Constantinople pour capitale, et dont les frontières auraient été celles de l’Empire byzantin. Chef du « parti français », tombé en disgrâce un temps, il fut nommé ambassadeur en France. « Mes parents parlaient entre eux seulement votre langue », avoua-t-il, s’exprimant en aroumain, à l’écrivain et futur Premier ministre roumain Ion Ghica, lors d’une rencontre dans un salon parisien où il se présentait vêtu de la fustanelle.

Giorgakis Olympios (1772-1821) • Né à Vlacholivadi, non loin du mont Olympe, dans une famille d’Armatoles, Giorgakis l’Olympiote a fait ses armes lors du soulèvement serbe de 1804-1806, avant de rejoindre la petite armée cosmopolite d’Alexandre Ypsilántis en Moldavie, qui tenta de libérer les Balkans avec le soutien de la Russie. Son incontestable ascendance aroumaine gêne un peu les historiens roumains en raison de sa participation à la conjuration qui s’est traduite par l’assassinat du révolutionnaire roumain Tudor Vladimirescu qui refusait de suivre Ypsilántis. C’est sa mort tragique - assiégé avec ses camarades dans un monastère en Moldavie, il fit exploser des barils d’explosif plutôt que de se rendre aux troupes ottomanes - qui en a fait une des icônes de la révolution grecque.

Comment expliquer un tel dévouement à la cause grecque de personnes dont la langue maternelle n’était pas le grec mais l’aroumain ou bien encore l’albanais ou le bulgare ? À sa façon, l’incident ayant opposé Alexandre Ypsilántis à Tudor Vladimirescu donne un avant-goût des intérêts pas toujours convergents des mouvements d’émancipation en gestation. Il fallut attendre un certain temps pour que leur incompatibilité « nationale » éclate au grand jour à l’échelle des Balkans et notamment de la Grèce. En effet, le territoire du premier Royaume grec était étroitement réduit. Pour ses fondateurs, il ne s’agissait que d’une première étape. Or, sur ce point, les Grandes Puissances, qui avaient contraint les Ottomans à reconnaître le nouvel État grec en 1830 allaient aussi obliger ce dernier à revenir sur ses objectifs.

La résistance des Ottomans, soutenus par la France et le Royaume-Uni à l’offensive russe vers les mers chaudes lors de la guerre de Crimée (1853-1856), conduisit l’État grec à renoncer provisoirement à son expansion vers les régions d’Asie mineure et au rêve de libérer Constantinople pour se concentrer sur la reconquête des régions du nord du pays, la Macédoine, la Thessalie et l’Epire, restées possessions ottomanes. Les tentatives de conquête grecque se heurtèrent à la résistance de larges fractions des population de langue slave macédonienne ou, dans une moindre mesure, aroumaine et albanaise, favorisant même par contrecoup, le développement en leur sein de projets nationaux concurrents. Les batailles livrées sur le territoire de ce que l’on appelait la Turquie d’Europe jusqu’à sa partition définitive entre les nouveaux États de la région en 1913 façonnèrent les nationalismes tels qu’ils se manifestent jusqu’à nos jours.

Et si l’histoire avait tourné autrement ?

De nos jours, alors que leur langue compte de moins en moins de locuteurs, les Aroumains sont reconnus comme minorité nationale en Macédoine du Nord et en Albanie, pas en Grèce ni en Roumanie où nombre d’entre eux sont arrivés pour participer à la colonisation de la Dobroudja du Sud pendant l’entre-deux-guerres. Le bicentenaire de la Révolution grecque semble avoir été accueilli avec un certain enthousiasme par la plupart de leurs associations. On y cultive volontiers la mémoire d’un Rigas, d’un Koléttis ou d’un Jorgakis sans oublier les généreux bienfaiteurs de Vienne ou d’Alexandrie en raison sans doute de leur origine aroumaine mais peut-être aussi en caressant le vieux rêve nostalgique que le soulèvement anti-ottoman de 1821 aurait pu prendre une autre tournure.

Leur association de Bucarest a prévu un événement pour le mois de juin, la date anniversaire de la mort tragique de Giorgakis, celle de Veria organise une série d’événements sur le thème « La révolution de 1821 dans la chanson vlach » tandis que Nick Hadjis de l’association d’Athènes a lancé un appel en ligne pour la création d’un comité panhellénique aroumain qui s’adresse au ministre de l’Éducation afin que des cours d’aroumain soient introduits dans les écoles des villages et villes où il y a une forte présence d’aroumanophones. Ce serait, explique-t-il, rendre hommage à la participation des Aroumains au mouvement de libération nationale de 1821 et un signe de reconnaissance pour la contribution financière inestimable des philanthropes issus de leurs rangs à la construction de l’État grec moderne.

  • Nicolas Trifon, Les Aroumains, un peuple qui s'en va, Paris, Non Lieu, 2013, 554 pages