Monténégro: pourquoi Đukanović a-t-il perdu?

| Par Željko Ivanović | mercredi 2 septembre 2020

Milo Đukanović a perdu les élections, il a reconnu son échec, mais il lui reste la possibilité d’entrer dignement dans les livres d’histoire : en facilitant une transition démocratique et pacifique. Par contre, son échec ne remonte pas à dimanche, il a perdu depuis bien plus longtemps que cela. L’analyse de Željko Ivanović, le directeur de Vijesti.

Traduit par Chloé Billon (article original)

Il est tombé ! Le dernier dictateur soft de la partie démocratique et pro-européenne de l’Europe, le dernier chef de guerre criminel de l’ancienne Yougoslavie est enfin en passe de rejoindre les livres d’histoire : il restera d’ailleurs dans les annales comme le premier dirigeant monténégrin à n’avoir pas été vaincu par un groupe de conjurés, mais par les urnes. En effet, même si la théorie comme la pratique des régimes tenus pendant des dizaines d’années par le même homme suggéraient que le Trujillo monténégrin ne pouvait pas perdre les élections qu’il avait lui-même organisées, l’inimaginable s’est produit.

Tout ceci avait donc du sens !

Cela avait du sens de penser que surviendrait un jour où, dans la petite société monténégrine, bourgeoise de tradition et servile de mentalité, mûrirait une majorité démocratique à même de mettre fin, par les élections, à trente ans de règne du même parti, ou plutôt du même homme. Après cette expérience, rien ne sera plus pareil, et il est difficile d’imaginer, dans l’avenir proche du Monténégro et au-delà, que n’importe quel individu ou parti puisse s’assurer d’un tel monopole et cimenter autant de pouvoir que Milo Đukanović et son Parti démocratique des socialistes (DPS) au cours des trente dernières années.

Milo Đukanović a été un dirigeant autocratique et sans scrupules, à l’exception des quelques années qui ont immédiatement suivi sa rupture avec la politique meurtrière de Milošević et des élites serbes quand, de faucon, il s’est fait colombe, demandant pardon et soutien pour passer sur l’autre rive, sur la rive occidentale. Comme tout despote, à peine avait-il pris racine sur cette rive, à peine avait-il maîtrisé l’argent et les gens, rassemblés dans son parti de fidèles serviles, dans la propagande des ignorants, dans les cercles intellectuels des courtisans et des corrompus, promouvant un système de valeurs fondé sur la culture trash et l’omerta sicilienne – que Đukanović a cru qu’il était devenu Dieu en personne, et qu’il pouvait se tailler un monde à sa mesure.

Milo a perdu bien avant le 30 août 2020.

Il a perdu le 22 mai 2006, au lendemain du référendum sur l’indépendance quand, au lieu de se retirer de la politique, il est resté régner, par la force et par l’argent, choisissant de se bricoler son État privé au lieu de construire une société démocratique. Au lieu d’entrer dans l’histoire, il a opté pour une aventure qui s’est achevée sans gloire ce dimanche 30 août.

Même s’il aimait à se vanter de tous les risques pris en 1997 en s’opposant à Milošević, ou bien en 1999 en tournant le dos à l’armée et au Septième bataillon, ou encore en 2002 en disant non à Javier Solana, tous ces moments historiques, qui auraient pu lui accorder une place honorable dans la mémoire monténégrine, étaient bien peu de choses pour lui et sa « famille ». Il est resté au pouvoir après le référendum, pour prouver que s’il s’était battu pour un pays indépendant, ce n’était pas pour l’émanciper, mais pour le dévaliser.

Đukanović a perdu quand il a noyauté toutes les institutions, quand il a fait de la justice et de la police un vulgaire service de protection des intérêts de la famille régnante.

Đukanović a perdu ce jour de 2008 où il a commis l’infamie, en tant que Premier ministre, de contraindre le ministre des Finances à sauver la banque privée de sa famille avec l’argent du contribuable monténégrin, multipliant le million initial du sauvetage par onze afin de couvrir toutes les créances de la Prva banka endettée et en faillite. Au lieu de donner sa démission et de demander au ministre Lukšić de faire de même, il a limogé Ljubiša Krgović, le gouverneur de la Banque centrale, l’unique institution indépendante du petit Monténégro. C’était un exemple donné à tous les autres.

Đukanović a perdu quand il a noyauté toutes les institutions, quand il a fait de la justice et de la police, des agences de réglementation, un vulgaire service de protection des intérêts de la famille régnante. Plus le clan Đukanović s’enrichissait, plus le Monténégro s’appauvrissait, et les comptes des ses parents, amis et partenaires grimpaient à la même vitesse que la dette publique du pays qu’il dirigeait d’une main de fer.

Đukanović a perdu en 2012 quand il a décidé d’éjecter Igor Lukšić et de reprendre lui-même possession du fauteuil de Premier ministre, afin de nous montrer combien il pouvait encore (nous) dominer. Il a appelé à ses côtés le tristement célèbre conseiller Beba Popović, qui en quatre ans à peine, a fait du Monténégro une tanière de fauves arriérés semblable à la Serbie. Avec les médias racoleurs Pink, Informer, Pobjeda et une Radio-télévision Monténégro (RTCG) mise au pas, il a attisé la haine et les divisions, déchiré la société, dans le seul but de mettre à genoux l’ennemi public numéro un, la « mafia médiatique » de Vijesti. Là où les hommes de main locaux avaient jusqu’alors échoué, Đukanović a appelé Beba Popović pour finir le boulot, car si ce dernier avait réussi à ensanglanter la Serbie, au point de provoquer un attentat contre le Premier ministre, achever les basses œuvres dans ce mouchoir du poche du Monténégro n’était pas pour l’effrayer.

Đukanović a perdu en 2018, quand il a décidé de faire un énième retour et de se porter candidat à l’élection présidentielle, alors même que les pays de l’Otan avaient clairement fait savoir qu’après l’adhésion du Monténégro, ils ne voulaient plus de lui sur la scène publique. À nouveau, les intérêts privés de la famille régnante ont fait pencher la balance, les travaux de la luxueuse villa sur Gorica touchaient à leur fin, la bâtisse pharaonique était prête à accueillir son maître, si le trésorier historique de Đukanović, Duško Knežević, qui prépare désormais son retour au pays, n’était pas venu tout gâcher.

Đukanović a perdu à chaque nouveau rapport de l’UE sur les avancées du Monténégro. Justice noyautée, frontière floue voire inexistante entre politique et mafia, médias indépendants soumis à des pressions violentes, y compris des agressions physiques, appels d’offres pipés, corruption maladivement omniprésente, etc : à toutes ces critiques de l’UE, Đukanović a répondu par l’ignorance et l’arrogance, convaincu que sa formule « stabilocratie plutôt que démocratie » pouvait lui assurer encore longtemps le statut de favori de ses partenaires occidentaux. En 2017, après que l’UE ait adopté un nouveau mécanisme de contrôle de sa coopération avec les pays candidats, à savoir la « clause d’équilibre global », concernant entre autres la lutte contre la corruption, Đukanović a même, rouge de colère, déclaré que les négociations avec l’UE allaient « dans les deux sens », et que si l’UE pouvait nous bloquer, nous pouvions nous aussi la bloquer !

C’étaient les premiers signes révélateurs : le Chef avait perdu contact avec la réalité et s’était envolé loin du plancher des vaches, dans les nuages.

C’étaient les premiers signes révélateurs : le Chef avait perdu contact avec la réalité et s’était envolé loin du plancher des vaches, dans les nuages. L’apogée de cet égocentrisme autistique a été le congrès du DPS en 2019, et la décision de faire de la lutte pour une Église orthodoxe monténégrine la question la plus importante de toutes ! Le chef a ordonné, le ministre de la Justice Zoran Pažin s’est exécuté : et c’est ainsi qu’en décembre, nous nous sommes retrouvés avec une Loi sur la liberté religieuse controversée, et plus que discutable d’un point-de-vue juridique, qui a mis sur le pied de guerre l’Église orthodoxe serbe et ses fidèles. Ainsi que bien des citoyens insatisfaits pour de toutes autres raisons que religieuses.

Dans toutes les dictatures de ce genre, arrive toujours un moment où le Chef prend une initiative suicidaire. Cela se produit en général quand il est au sommet de sa gloire et de son pouvoir, au moment où l’on s’y attend le moins. Đukanović était convaincu qu’avec l’Église, ça passerait crème, comme tant de fois auparavant – quelques jours de mécontentement, vite oubliés. Mais il s’est avéré que la majorité des citoyens, croyants ou non, avaient moins peur de Milo que de Dieu.

Đukanović a perdu après trente ans de règne absolu, et s’il n’avait pas été égaré par son égocentrisme et son arrogance, nous n’aurions pas eu à attendre ce moment si longtemps, mais il aurait lui-même, en temps voulu, préparé le terrain pour le changement et pour son départ. Au lieu de se demander pourquoi la Constitution américaine stipulait deux mandats et huit ans de règne comme un délai adapté pour qu’un homme politique responsable agisse pour sa société sans pour autant céder aux sirènes du pouvoir, Đukovanović a choisi d’entrer dans le club des Loukachenko, Poutine, Aliyev et autres tyrans des républiques ex-soviétiques. Et c’est pour cela qu’il a perdu.

Cela ne signifie pas qu’il n’ait pas de chances de pouvoir encore « se rattraper ». Un peu tard, certes, mais quitte à être sur le départ, autant faire au moins une chose positive pour le Monténégro.

Dans toute situation semblable, la transition est un processus sensible et risqué. Depuis sa position de Président de la République, Đukanović a désormais l’occasion de faire en sorte que le Monténégro passe le moins douloureusement possible cette période de mise en place d’un nouveau pouvoir, et de préserver la paix, l’orientation pro-occidentale du pays et son économie. Il a encore des cartes dans son jeu, espérons qu’il saura les utiliser à bon escient.