deux millions dans une valise: le mystérieux cadeau rapporté par Juan Carlos à Genève

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Selon l’ancien souverain, cet argent serait un don du roi de Bahreïn. Une explication acceptée sans sourciller par ses gestionnaires de fortune, mais qui intéresse aujourd’hui la justice.

Mis à jour: 23.05.2020, 14h48
Getty Images/AFP

Après les 100 millions de dollars reçus d’Arabie saoudite en 2008, l’enquête menée par le Parquet genevois sur la fondation Lucum révèle un second cadeau accepté par le roi émérite d’Espagne Juan Carlos Ier: un don de 1,9 million de dollars qu’il aurait obtenu de la part du souverain de Bahreïn, Hamed Ben Issa al Khalifa, en 2010. Ce présent royal a la particularité d’avoir été transporté en cash par l’ancien monarque espagnol jusqu’à Genève.

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Ces faits, révélés par le journal «El País», ont été détaillés par le gestionnaire de fortune genevois du roi émérite. Interrogé sur l’origine de cet argent en octobre 2018 par Yves Bertossa, ce dirigeant de la société Rhône Gestion répond au procureur genevois: «Juan Carlos est très apprécié dans les pays du Golfe. Il rentrait d’Abu Dhabi. Il est venu chez moi, à mon domicile privé. Il est venu déjeuner avec une valise d’argent. J’ai fait un rapport de visite.» Selon le gestionnaire, la banque Mirabaud, dépositaire des fonds, ne lui aurait pas demandé de rapport de donation ou d’autre document.

Une semaine après cette visite, la somme était créditée dans cette banque sur le compte de la fondation Lucum. Une fondation panaméenne dont Juan Carlos était le premier bénéficiaire.

Rapport de visite succinct

Mais que sait-on exactement de cet argent? La société de gestion et la banque ont-elles vérifié son origine, comme elles sont censées le faire selon la loi suisse contre le blanchiment d’argent (LBA)? Après la venue du roi, son gestionnaire a rédigé un rapport de visite. Sur le document que nous avons pu consulter, ses explications sont succinctes: «J’ai reçu la visite du client à qui j’ai remis la situation du compte. Il a pris note du résultat et est très content. Il m’a remis le montant de USD 1,9 mio qui correspond à un don fait par le roi de Bahreïn Hamad bin Isa al Khalifa. Nous allons procéder au crédit de ce montant. Rien d’autre à signaler.»

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Lexplication d’un cadeau royal suffit-elle pour que des institutions financières acceptent 1,9 million de dollars en cash remis par un souverain en exercice? Selon l’avocat zurichois spécialisé dans la régulation financière David Zollinger, l’origine des fonds et leur provenance auraient dû être vérifiés. «Si quelqu’un ne fait pas de vérification du tout, c’est un manque aux obligations de la loi sur le blanchiment d’argent. Car les personnalités politiquement exposées (PPE) sont considérées comme des relations à risque accru, tout comme le paiement en espèces est aussi un facteur supplémentaire de risque.»

«L’origine des fonds et leur provenance auraient dû être vérifiées»

David Zollinger, avocat spécialisé dans la régulation financière

Juan Carlos étant clairement une personnalité exposée, un devoir de clarification aurait donc été nécessaire. Mais à qui incombait-il exactement? Au gérant de Rhône Gestion ou à la banque? Selon David Zollinger, c’était tout d’abord au gérant de s’assurer de la provenance des fonds, tandis que la banque pouvait se baser sur les déclarations de ce dernier. «À l’époque, la pratique était telle que la banque avait pour responsabilité principale de vérifier les données de base. Tout ce qui était lié à la relation avec le client était primordialement la responsabilité de l’intermédiaire», précise le spécialiste.

Y aura-t-il des sanctions?

Le financier de Rhône Gestion et la banque Mirabaud, déjà prévenus pour soupçons de blanchiment d’argent dans l’affaire du don de 100 millions en provenance d’Arabie saoudite, risquent-ils des sanctions pour ce volet de l’affaire? Selon nos informations, l’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers (FINMA) est systématiquement informée par la justice genevoise dans des dossiers de ce type. Sans se prononcer sur ce cas précis, la FINMA souligne que «des obligations de diligence particulières sappliquent en Suisse aux relations avec les clients considérés comme des PPE […]. Lorsque nous avons des indications que celles-ci ne sont respectées, nous examinons la situation de manière approfondie», écrit le porte-parole de la FINMA, Tobias Lux.

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Interrogée, la banque Mirabaud indique qu’elle «s’est conformée à toutes ses obligations légales et réglementaires. Elle ne commente pour le surplus pas une procédure en cours.» L’avocat du gestionnaire de fortune genevois, Carlo Lombardini, souligne que son client «a toujours agi dans le respect des dispositions légales».

Quant au principal concerné, l’ancien roi d’Espagne, il refuse de répondre à nos questions. Son avocat Javier Sanchez-Junco Mans précise que «le roi Juan Carlos ne fait lobjet daucune enquête officielle dans le cadre dune procédure judiciaire, que ce soit en Espagne ou à létranger, et aucune déclaration ne sera donc faite».

L’ancien monarque, aujourd’hui âgé de 82 ans, ne fait effectivement pas partie des personnes mises en prévention par le procureur Yves Bertossa dans le cadre de l’enquête qu’il mène sur sa fondation Lucum. Ce qui s’explique peut-être par l’immunité que sa fonction de monarque lui conférait en Espagne à l’époque des faits.