"Le monde orthodoxe, un objet géopolitique méconnu?", entrevista a Thomas Tanase

Par Thomas TANASE, le 29 décembre 2017  diploweb

Diplômé de l’Institut d’Études Politiques de Paris, agrégé et docteur en histoire, ancien membre de l’École française de Rome. Spécialiste de l’histoire de la papauté et de ses relations avec l’Asie, il a notamment publié "Jusqu’aux limites du monde. La papauté et la mission franciscaine, de l’Asie de Marco Polo à l’Amérique de Christophe Colomb" (École française de Rome 2013) et une nouvelle biographie de Marco Polo (Éditions Ellipses, 2016).

A l’approche du Noël orthodoxe (7 janvier), cet article offre une lecture géopolitique inédite de l’orthodoxie, en relation avec la problématique de la mondialisation.

Comment le monde orthodoxe est-il lui aussi un des protagonistes de la mondialisation ? À travers cet article, il s’agit de comprendre l’orthodoxie par son universalisme pour ensuite se pencher sur le rôle des Églises orthodoxes dans le retour du religieux. L’auteur montre comment, à l’ère globale, le monde orthodoxe se déterritorialise. Enfin, T. Thanase présente l’orthodoxie en tant qu’acteur dans les conflits de la mondialisation. Ce texte brillant, très solidement documenté, contribue donc à éclairer la mondialisation sous un nouveau jour.

POUR BEAUCOUP, l’orthodoxie est dans le fond une forme de christianisme local, composée d’Églises nationales voire nationalistes. Dans les Balkans elle prendrait une forme quelque peu pittoresque, débouchant souvent sur un esprit de clocher à l’origine de conflits animés. En Russie, elle prendrait le visage de l’alliance avec un impérialisme agressif. Son organisation sur des bases nationales, à la différence par exemple du catholicisme, serait la preuve d’une absence d’universalisme ; elle ne pourrait pas être considérée comme une religion « globale » à l’heure de la mondialisation [1].

Cette vision a pour elle d’être en fait très ancienne. Déjà au Moyen Âge, la papauté se définissait comme universelle par rapport à une chrétienté byzantine caractérisée comme « grecque » et inscrite sur la liste des Églises « orientales » séparées de Rome. L’historiographie contemporaine a souvent repris le thème du « césaropapisme » byzantin, faisant de l’Église orthodoxe une Église soumise au pouvoir politique. L’orientalisme du XIXe siècle a lui aussi laissé son empreinte, l’orthodoxie devenant une sorte d’ailleurs, parfois séduisant, de la Grèce à la Russie, mais toujours autre, différent et immobile à travers les âges. Enfin, on retrouve avec la crise yougoslave des années 1990 l’idée d’une civilisation orthodoxe trop différente pour pouvoir véritablement mettre en place des démocraties viables, vision prolongée par la peur actuelle d’une Russie dépeinte comme principale menace contre les « valeurs démocratiques et libérales ». Mais il est vrai qu’il s’agit d’un discours souvent repris par les orthodoxes eux-mêmes, qui ne manquent pas de souligner l’ancienneté de leur foi, sa permanence à travers les siècles et de montrer leur méfiance envers le libéralisme occidental.

Dans cette perspective, la question d’une géopolitique du monde orthodoxe n’aurait qu’un intérêt réduit. Sur le fond, elle reviendrait à étudier les différents pays orthodoxes, leurs blocages face à la modernité et les innombrables conflits de juridiction entre Églises. Pourtant, la réalité est plus complexe. Le monde orthodoxe a une influence multiforme. Il participe aussi pleinement des enjeux liés au retour du religieux et à la mondialisation. Nous chercherons donc à montrer comment, à travers une pluralité d’acteurs qui ne peut se réduire à la seule Russie, le monde orthodoxe est-il lui aussi un des protagonistes de la mondialisation, qui joue son rôle dans les équilibres internationaux ?

À travers cet article, il s’agira de comprendre l’orthodoxie par son universalisme pour ensuite se pencher sur le rôle des Églises orthodoxes dans le retour du religieux. Nous verrons subséquemment comment, à l’ère globale, le monde orthodoxe se déterritorialise. Enfin, nous étudierons l’orthodoxie en tant qu’acteur dans les conflits de la mondialisation.

Le monde orthodoxe, un objet géopolitique méconnu ?
Une église orthodoxe à Moscou (Russie)
Crédit : Christian Millet

L’orthodoxie, un universalisme

Pour comprendre le rôle de l’orthodoxie dans le monde actuel, il faut malgré tout faire un détour par l’histoire. En effet, l’Église orthodoxe n’est pas une Église définie sur une base nationale. Elle est l’autre moitié d’un christianisme commun qui s’est développé dans le cadre de l’empire romain à la fin de l’Antiquité, avant de donner naissance à deux ensembles différents, le catholicisme et l’orthodoxie qui se séparent officiellement en 1054, sans jamais d’ailleurs que les contacts et les influences ne cessent. L’Église orthodoxe est également l’héritière dans son fonctionnement des règles établies aux IVe et Ve siècles. Le concile de Chalcédoine en 451 a donné une définition stricte du dogme qui était celle de Rome et de Constantinople [2]. L’Église a été progressivement organisée autour de cinq patriarcats, unis tout en étant autonomes : Rome, Constantinople, Alexandrie, Antioche (dans la Turquie actuelle, à la frontière avec la Syrie) et Jérusalem.

Trois de ces patriarcats tombent sous la domination musulmane au VIIe siècle. A l’ouest, dès le Ve siècle, alors que l’autorité impériale s’effondre, la papauté commence à revendiquer son autorité universelle (« catholique »). Le pouvoir pontifical peut ensuite longtemps faire figure de facteur d’unité dans une Europe médiévale féodale et fragmentée. L’ensemble fait naître progressivement une Église centralisée, bâtie sur un système de normes à valeurs universelles, au-dessus des États – d’où les relations difficiles de la papauté avec empereurs et rois dès le Moyen Âge. L’orthodoxie a continué au contraire à se développer jusqu’en 1453 dans le cadre byzantin, c’est-à-dire dans le cadre de l’empire romain d’Orient de Constantinople. Restée à l’écart des innovations du catholicisme médiéval, elle demeure plus attachée à la tradition des premiers « pères de l’Église » de langue grecque. L’héritage byzantin a laissé une empreinte sur sa conception des rapports avec l’État. Les orthodoxes aiment à citer l’idéal de « symphonie des pouvoirs » formulé dans une « novelle » (loi) de l’Empereur Justinien en 535, c’est-à-dire d’une collaboration entre deux ordres autonomes et liés entre eux, l’ordre politique et l’ordre ecclésial. Dans la réalité, la « symphonie des pouvoirs » n’a pas toujours été si harmonieuse et n’a pas empêché des conflits parfois très durs [3]. Mais justement, l’Église orthodoxe n’a jamais été purement et simplement soumise au pouvoir des empereurs malgré le statut spécial reconnu à ces derniers. Les luttes d’influence se sont donc déroulées sur un autre plan, plus souple et plus horizontal, que la querelle des papes et des empereurs médiévaux. Quant au modèle d’Église-empire qui est resté une référence pour l’orthodoxie jusqu’à aujourd’hui, il ne doit donc pas être confondu avec un modèle d’Église nationale : il s’agissait d’une autre forme de l’universalisme romain.

Encore aujourd’hui, les autorités orthodoxes aiment à citer le principe « d’économie » : il est permis de s’accommoder des réalités, et parfois de déroger aux principes, tant que l’essentiel n’est pas en jeu. De fait, l’Église orthodoxe laisse généralement une marge de manœuvre importante au rapport entre les prêtres et leurs fidèles. Elle n’a en outre jamais été uniquement limitée à l’empire byzantin, avec le maintien des sièges d’Alexandrie, Antioche et Jérusalem (dont les patriarches étaient néanmoins grecs). De la même manière, malgré le cadre impérial, l’Église byzantine a accepté très tôt (avec beaucoup de tâtonnements) la mise en place d’Églises autonomes, en particulier pour la principauté de Rus, organisée autour de la « métropole » de Kiev. Même si le lien avec Constantinople ne fut jamais coupé, le monde russe put se développer à part, l’éloignement aidant, réalisant une synthèse originale entre culture byzantine et héritage slave. Reste encore le cas de la chrétienté géorgienne, qui remonte elle aussi aux premiers siècles du christianisme, et qui est toujours restée indépendante de l’empire byzantin : dès le Moyen-âge, elle était reconnue comme un « patriarcat » supplémentaire.

Cette souplesse explique encore la formidable capacité de résilience de l’orthodoxie. Tout au long de son histoire, elle n’a cessé de faire face à des situations désespérées. En 1204, Constantinople est prise par les croisés. Si l’on ajoute la pression teutonique dans les régions baltiques et l’arrivée des Mongols, qui soumettent les terres russes en 1240, l’orthodoxie en tant qu’espace politique est presque entièrement rayée de la carte au milieu du XIIIe siècle. Elle a pourtant pu se rétablir, même si la restauration d’un empire byzantin à Constantinople en 1261 est restée plus que précaire. Dès la moitié du XIVe siècle, cet empire est sous la menace des Ottomans, avant d’être éliminé avec la conquête de Constantinople en 1453. Cependant, ces presque deux siècles de répit ont donné le temps nécessaire au monde orthodoxe pour dépasser le paradigme impérial. Les Églises serbe, bulgare, russe ou des principautés roumaines (Valachie, Moldavie) ont fait évoluer la chrétienté byzantine vers un « Commonwealth » orthodoxe [4], dont chaque souverain reproduisait les pratiques byzantines et tentait d’obtenir une reconnaissance de Constantinople. C’est encore au cours de cette période que le mont Athos commence à remplacer Constantinople comme principal point de référence du monde orthodoxe : la capitale byzantine est remplacée par une république indépendante constituée par les monastères des différentes nations orthodoxes sur la « sainte montagne ». C’est également entre les XIIIe et XVe siècles que la théologie orthodoxe connaît d’importants développements comme l’hésychasme [5], et que sa différence avec l’Église latine se cristallise. Ainsi, non seulement l’orthodoxie n’est pas immobile, incapable de transformations, mais sa survie après la prise de Constantinople en 1453 est justement due à sa capacité à dépasser le modèle d’Église-empire.

A partir de 1453, l’orthodoxie balkanique devient un millet, une des nations-communautés religieuses de l’empire ottoman. L’Église grecque de Constantinople peut au passage récupérer une large partie de son autorité sur les chrétientés des Balkans. Toutefois, l’orthodoxie survit aussi en dehors de l’empire ottoman, dans les principautés roumaines vassalisées mais autonomes et dans l’empire russe. Les souverains de Moscou reprennent à leur compte l’héritage byzantin, tandis que le thème d’une Moscou troisième Rome commence à circuler. En 1589, le tsar Boris Godounov réussit même à faire reconnaître Moscou comme un patriarcat. L’Église russe n’est cependant jamais purement nationale, et s’inscrit toujours dans un horizon tourné vers le mont Athos, Constantinople, Jérusalem. C’est même l’origine du schisme qui divise l’Église russe au XVIIe siècle, lorsque les « vieux-croyants » refusent de corriger des pratiques rituelles trop éloignées de celles des autres Églises orthodoxes. L’expansion russe permet aussi à l’orthodoxie de se diffuser le long des routes l’Eurasie : Pierre le Grand établit une première mission russe permanente à Pékin en 1715. Mais surtout, une des réformes essentielles de Pierre le Grand est de rompre avec l’autonomie traditionnelle du pouvoir ecclésiastique. Le patriarcat est supprimé et l’Église placée sous l’autorité d’une assemblée ecclésiastique, le Saint Synode, présidée par un procureur en chef, fonctionnaire d’État : Pierre le Grand ne fait ici rien d’autre que d’imiter la Prusse protestante. A partir du XVIIIe siècle, le modèle impérial russe doit autant au modèle germanique d’Église du prince qu’à la tradition byzantine. L’évolution de l’orthodoxie est donc aussi en synchronie avec celle de l’Europe occidentale et son cujus regio eius religio.

L’impérialisme russe du XIXe siècle utilise bien l’orthodoxie. Il en fait un élément de russification vis-à-vis d’autres populations orthodoxes, comme les roumanophones de Moldavie [6]. L’indépendance de l’Église géorgienne est supprimée en 1811 avec l’intégration dans l’empire russe. L’orthodoxie, en partie assimilée au panslavisme, est un élément d’affirmation de la Russie dans les Balkans ou vis-à-vis de l’empire ottoman. Mais il ne s’agit cependant pas du transfert direct d’un « césaropapisme » byzantin en terre russe. La Russie fait partie du concert des nations européennes, avec lesquelles elle est en rivalité. La France et la Russie se disputent notamment la protection des communautés chrétiennes de l’empire ottoman, en particulier en Terre Sainte (c’est d’ailleurs ce qui sert de déclencheur à la guerre de Crimée). Dans les Balkans, l’orthodoxie s’associe étroitement à partir du XIXe siècle à un cadre national, lorsque les États nouvellement créés veulent faire reconnaître l’autonomie de leur Église face au patriarcat grec de Constantinople. Mais là aussi, cette réappropriation de l’orthodoxie dans le cadre de l’État-nation est la marque de l’inscription de ces peuples dans le cadre européen de l’époque. L’évolution trouve son point d’aboutissement avec la mise en place générale de patriarcats indépendants (« autocéphales) au XXe siècle, qui consacre l’indépendance de toutes ces Églises [7]. Ce mode de fonctionnement est encore aujourd’hui celui de la communauté orthodoxe. La primauté d’honneur revient au patriarcat œcuménique de Constantinople, qui a sous son autorité le mont Athos (même si par ailleurs celui-ci est une communauté autonome au sein de l’État grec), l’île de Crête (dont l’Église est autonome) ainsi qu’une partie des Églises de la diaspora (sur lesquelles on reviendra plus bas). Suivent les patriarcats d’Alexandrie, Antioche et Jérusalem, puis les patriarcats russe, serbe, roumain, bulgare et, depuis 1990, géorgien. Un rang au-dessous du point de vue honorifique, se trouvent la Grèce et Chypre, avec des Églises indépendantes « autocéphales ».

Le monde orthodoxe a pourtant semblé encore une fois pouvoir disparaître avec la mise en place de pouvoirs communistes en Russie puis en Europe de l’Est menant une politique antireligieuse active. Si la Grèce et Chypre sont restées à l’écart, la Grèce a connu aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale une guerre civile entre gouvernement et communistes. Pour Chypre, l’indépendance a signifié une guerre civile avec sa communauté turque, doublée de l’invasion turque de 1974. La fin du système soviétique (1991) a pourtant permis une réémergence des cultures orthodoxes en Russie et en Europe orientale. En ce sens, on peut aussi de parler d’un « retour du religieux » en terre orthodoxe. Celui-ci trouve une partie de son histoire dans les capacités de résilience de l’orthodoxie, qui n’a jamais disparu des pays soviétisés, malgré les persécutions. En Union des républiques socialistes soviétiques notamment, l’Église a accepté de garder une présence institutionnelle face au pouvoir soviétique, même si dans les années 1930 presque tout le clergé avait été éliminé, les églises fermées ou détruites et nombre de croyants déportés ou fusillés. Cependant, J. Staline a aussi réintégré l’orthodoxie dans la synthèse nationale lors des désastres de la Seconde Guerre mondiale, permettant sa survie, même si la politique antireligieuse n’a jamais cessé, y compris à l’époque de N. Khrouchtchev ou de L. Brejnev. La situation a été globalement moins dramatique en Europe de l’Est ; mais là aussi, l’Église a dû maintenir une présence officielle face aux pouvoirs communistes, dans des sociétés où la pratique religieuse mettait d’emblée dans une situation de marginalité.

L’orthodoxie a été en partie ramenée dans le jeu international par les transformations de l’Église catholique aux temps du concile de Vatican II, qui a invité deux observateurs de l’Église russe. Un des actes les plus spectaculaires du pape Paul VI fut sa rencontre en 1964 au cours d’un voyage en Terre Sainte avec le patriarche Athénagoras. A cette occasion, les deux prélats ont levé symboliquement les excommunications réciproques du schisme de 1054. Mais la rencontre était aussi le résultat de l’inscription du patriarcat de Constantinople dans le camp occidental après la Seconde Guerre mondiale (le patriarche Athénagoras avait d’ailleurs officié aux États-Unis avant de devenir patriarche). Le réveil religieux à l’Est doit surtout beaucoup au contexte international de la fin des années 1970, à commencer par l’essor de l’islam politique, de l’Iran à l’Afghanistan, l’arrivée sur le trône pontifical de Jean-Paul II et une politique générale de la part des États-Unis pour encourager les mouvements religieux, qui a joué son rôle dans le démantèlement du système soviétique. Une nouvelle fois, le monde orthodoxe ne vit pas en vase clos, mais s’inscrit bien dans les grands enjeux géopolitiques de son temps.

Les Églises orthodoxes : un exemple de retour du religieux ?

La fin du système communiste a indéniablement permis aux Églises orthodoxes de se réaffirmer ; mais il s’agit aussi en partie d’une résurgence, alors que les croyants peuvent désormais pratiquer leur foi au grand jour. Dans l’ensemble des pays orthodoxes de l’ancien bloc de l’Est, un certain nombre de traits communs peuvent être dégagés. D’une manière globale, les lieux de cultes se multiplient. Les ordinations de prêtres, après avoir augmenté de manière notable, se maintiennent, tout comme les vocations monastiques. Les maisons d’éditions, publications ou différents médias liés aux Églises connaissent un développement notable. Le retour de l’orthodoxie se voit encore sur le plan des grandes manifestations publiques [8]. Dans ces circonstances, la figure du patriarche passe au centre de la vie publique de chacune de ces nations (et concentre aussi toutes les attaques). Un peu partout, les différentes Églises cherchent à nouer des liens avec les pouvoirs politiques. Le symbole le plus visible en est souvent la construction de grands monuments. Dès 1994, la décision a été prise de reconstruire la cathédrale du Saint Sauveur à Moscou, dont la destruction avait été le symbole des persécutions antireligieuses. Réouverte en 1997, c’est là qu’ont été célébrées en 2007 les funérailles religieuses du premier président russe postsoviétique, Boris Eltsine ; Vladimir Poutine et Dimitri Medvedev assistent chaque année au début de l’office de Pâques [9]. Toutefois, un projet encore plus impressionnant a été lancé en 2010 à Bucarest, où est en cours de construction une cathédrale prévue pour être la plus grande église orthodoxe au monde [10].

De tels projets nécessitent des soutiens financiers, qui ne peuvent être uniquement privés et font naître des débats. En effet, les différents pays orthodoxes de l’ancien bloc soviétique ont en règle générale gardé dans leur ordre juridique l’idée d’une séparation marquée entre Église et État. La Constitution russe de 1993 définit explicitement la Russie comme un État séculier et neutre. En échange, la loi de 1997 sur « la liberté de conscience et les associations religieuses », qui mentionne dans son préambule la contribution particulière de l’orthodoxie au développement culturel et spirituel de la Russie, cherche clairement à contrôler voire entraver l’activité de groupes religieux qui n’ont pas une présence historique traditionnelle (à la différence de l’orthodoxie, de l’islam, du judaïsme et du bouddhisme, mentionnés dans le préambule). Elle est directement liée au contexte des années 1990, lorsque, parallèlement à l’effondrement de l’État russe, des groupes religieux américains bénéficiant de financements importants pouvaient mener une activité missionnaire intense à l’aide de programmes d’aide sociale ; la question du statut des Témoins de Jéhovah ou des scientologues revient régulièrement sur le devant de l’actualité ou dans les rapports des institutions américaines [11]. De son côté, l’Église russe fait bien la promotion d’un soutien actif à la Nation, visible notamment dans les principes de l’important document sur « Les fondements de la doctrine sociale » adopté en 2000 [12].

En Roumanie, si la Constitution de 1991 affirmait la liberté de conscience, la loi de 1948 sur les cultes (qui imposait notamment un contrôle strict sur les liens avec l’étranger) n’a été abrogée et remplacée qu’en 2006, dans le cadre de l’entrée dans l’Union européenne. La loi ouvre la porte à une reconnaissance de groupes religieux, qui peuvent obtenir des financements publics limités et des exemptions fiscales. Pour être reconnus, ils doivent représenter au moins 0,1% de la population et douze ans de présence dans le pays. Là aussi, il s’agit de faire la distinction entre les religions historiques (dont le catholicisme, l’islam, le judaïsme) et les groupes religieux, notamment américains, qui ont pu se développer dans les années 1990 [13]. En Serbie, l’Église a obtenu la restitution de certains biens confisqués par le régime communiste, et reconstitué un patrimoine grâce à de généreuses donations, ce qui a d’ailleurs fait naître un certain nombre de scandales financiers ; mais elle ne reçoit pas de financements publics (ce qui explique aussi le peu de contrôle de certains comptes). Pour le reste, la loi fait là aussi la distinction entre les religions historiques et les autres groupes, obligés de s’enregistrer. La Constitution bulgare reconnaît le rôle historique de la foi orthodoxe, ce qui lui a été confirmé par la loi sur les religions de 2002 ; les différents groupes religieux peuvent recevoir un financement limité, et l’Église bénéficie d’exemptions fiscales [14]. Ainsi, si la place de l’Église dans l’espace public contraste en général avec la situation en Europe occidentale, dans les faits son statut est souvent moins favorable que, par exemple en Allemagne ou en Italie, pays qui disposent de régimes d’entente entre État et religions. La sollicitude parfois affichée par les pouvoirs politiques envers l’Église ne relève donc pas tant d’un modèle écrit dans le droit que d’un état plus général de la société, dans laquelle l’Église reste au sens large un élément d’identité.

Mais c’est également ce qui marque les limites de ce revival. Indépendamment de l’aspect politique, la période communiste a aussi été une période d’industrialisation massive et de mutation sociale, avec ses conséquences habituelles : affaiblissement du monde rural, urbanisation, développement de grands ensembles de banlieues desquels les églises étaient totalement absentes (effet évidemment renforcé par les destructions d’églises dans les centres-villes historiques et les villages). Toutes ces transformations ont sécularisé ces pays beaucoup plus en profondeur que l’enseignement idéologique d’un athéisme militant (tandis que les persécutions ont pu au contraire renforcer dans leurs convictions une partie des croyants). Ces transformations se prolongent aujourd’hui avec l’essor de la société de consommation et de modes de vie de plus en plus comparables à ceux des sociétés développées. En d’autres termes, la période communiste a aussi été une période au cours de laquelle les pays orthodoxes sont définitivement sortis d’un modèle plus traditionnel associant étroitement Église, État et ordre social, là où, en Grèce et à Chypre, la rupture a été jusqu’à récemment moins évidente.

Il est courant de rappeler qu’en Grèce, la Constitution est placée sous l’invocation de la Trinité, que le drapeau national porte la croix et que l’État paie les salaires du clergé. Pourtant, même dans le cas de la Grèce, si l’Église est au cœur de la société, les années qui ont suivi la dictature des colonels (1967-1974) ont amorcé un processus de libéralisation doublé par l’intégration au modèle européen depuis 1981. En 1982, le mariage civil a été introduit. L’identité religieuse (donc orthodoxe) n’est plus imposée sur les cartes d’identité depuis 2000. Depuis 2008, les cours d’éducation religieuse sont devenus optionnels dans l’éducation [15]. Pour la première fois un chef de gouvernement, Alexis Tsipras, issu du parti communiste, a refusé en 2015 de prêter serment lors de son investiture sous une forme religieuse. Quant à Chypre, la référence permanente à l’orthodoxie n’est pas sans rappeler la situation du catholicisme irlandais ou polonais, c’est-à-dire de pays où la religion est aussi une arme pour la lutte nationale. Mais il n’en reste pas moins que même avec cette histoire différente, la Grèce et Chypre s’inscrivent dans un tableau général commun à l’ensemble des pays orthodoxes.

En effet, des ex-pays communistes à Chypre, nombre de paramètres permettent de montrer une convergence avec la sociologie des sociétés occidentales. La chute massive du nombre des naissances est certes d’abord un indicateur de la crise de ces sociétés (et, dans les anciens pays communistes, de la dégradation très brutale des conditions de vie qui a accompagné leur transition vers l’économie de marché). Toutefois, il s’agit aussi de l’indicateur d’un mode de vie de plus en plus sécularisé, y compris en Grèce (où elle a précédé la crise de 2008). L’alphabétisation de ces pays est achevée, l’éducation universitaire développée, le travail des femmes comparable aux niveaux occidentaux [16]. C’est sur cette réalité de fond qu’il convient de faire un tableau du rapport de ces sociétés à la religion qui ne peut qu’être nuancé.

A un premier niveau, des études d’opinion comme celle du Pew Research Center montrent que la croyance religieuse est répandue à des niveaux comparables avec ceux de l’Amérique du Nord, voire parfois avec des taux sud-américain et africains (avec par exemple un taux de croyance en Dieu de 95% en Roumanie ou de 92% en Grèce – à comparer avec les 59% de la Hongrie et les 29% de la République tchèque, pourtant elles aussi autrefois intégrées au bloc soviétique). Ces chiffres tranchent avec le scepticisme montant des sociétés d’Europe occidentale [17]. Ce paramètre se combine avec le fait que très peu de personnes refusent de se reconnaître dans une filiation religieuse : la référence à l’orthodoxie est bien un élément d’identité. La majorité des personnes interrogées attribue d’ailleurs souvent leur religion plus à la famille et la tradition qu’à un choix individuel, et affirment que l’orthodoxie est importante pour l’identité de leur pays. On trouve également une part plus ou moins variable selon les pays de personnes se définissant comme orthodoxes par tradition, sans être croyantes.

Cependant, une fois que l’on prend les chiffres de présence à l’église, on se rend compte qu’ils sont dans l’ensemble comparables à ceux des pays occidentaux, c’est-à-dire faibles voire parfois très faibles [18]. Autre différence, par exemple avec les États-Unis, la population est relativement moins portée à remettre en cause les discours scientifiques, et peut accepter leur autonomie, voire leur non-concordance avec les données de la foi. Mais en échange, le baptême est quasiment général, ce qui contraste avec la situation de l’Europe occidentale. Une large majorité des personnes interrogées considère que la religion est importante ou très importante, et déclare posséder des icônes, porter une croix ou un signe religieux et avoir l’habitude d’allumer un cierge à l’église. Ces chiffres illustrent donc non pas simplement un effacement du fait religieux, mais plutôt une transformation des pratiques, de plus en plus individuelles et qui ne se laissent pas enfermer dans un cadre trop strict.

Les pays orthodoxes semblent ainsi relever d’un modèle sui generis, qui ne peut s’identifier ni au scepticisme de l’essentiel de l’Europe, ni aux régions de forte pratique religieuse du Sud, ni même au modèle de religiosité américaine. Enracinées dans une autre histoire, les pratiques restent différentes, ce dont témoigne une autre donnée significative donnée par l’étude du Pew Research Center : les orthodoxes participent peu à des séances de lecture biblique, et se montrent peu intéressés par le fait de mettre en avant leur foi (pour le dire avec les termes de l’étude, seuls 24% des Roumains, 16% des Russes, 17% des Grecs ou 9% des Bulgares « share faith or views on God at least monthly »). Si on retrouve dans le monde orthodoxe une religion faite de pratiques individuelles assez souples, celle-ci reste malgré tout liée à un cadre ecclésial même assez lâche (comme le montrent les cierges, les icônes), lié à l’identité nationale. Elle prend en revanche un aspect sans doute moins prosélyte et tourné vers la société civile que dans certains groupes nord-américains.

Naturellement, les variations existent selon les pays. La Bulgarie ou la Serbie ont une population globalement très peu pratiquante (respectivement 9% et 7% de participation dominicale), et une croyance religieuse moins intense. En échange, la Roumanie, restée plus rurale et où la lutte antireligieuse n’a jamais atteint la même intensité, est un espace où la pratique est plus régulière (24% de participation dominicale, 20% de la population déclare ne jamais se rendre à l’Église). L’Église apparaît dans toutes les enquêtes d’opinion comme l’institution qui inspire le plus confiance aux Roumains, loin devant l’État. Mais il est surtout intéressant de relever comment la Russie défie les caricatures. C’est un des pays où la croyance en Dieu, même élevée, est la moins importante (75%) et où la pratique est la plus basse (7% de la population qui déclare une participation dominicale, 61% de la population qui déclare n’aller à l’église jamais ou presque jamais).

Cette réalité explique pourquoi l’Église ne dispose que de capacités de mobilisation limitées. Les différentes autorités ecclésiastiques peuvent parfois tenir des discours très conservateurs, surtout au regard des nouvelles revendications sociétales somme toute relativement récentes même en Europe de l’Ouest. Mais leur capacité à imposer ces idées est liée au fait qu’elles correspondent pour l’instant à l’état de l’opinion dans ces différents pays (opinion d’ailleurs commune aux catholiques, musulmans et orthodoxes de la région). En outre, l’Église orthodoxe est aussi par tradition plus souple que ces conflits sociétaux peuvent donner l’impression. Le divorce est accepté (sans oublier que les prêtres son généralement mariés). Mais il est également notable, là aussi de manière bien éloignée des caricatures, que dans ses « Les fondements de la doctrine sociale », l’Église russe accepte également (avec beaucoup de détours) la contraception, allant au-delà des autres pays orthodoxes dont les prêtres adaptent sur le terrain avec beaucoup de largeur les condamnations de principe. De la même manière, en ce qui concerne les débats sur la fin de vie, on remarque que l’Église russe condamne explicitement le maintien en vie indéfini de manière artificielle [19].

Malgré les nostalgies, du côté des conservateurs, ou les craintes, du côté des libéraux, le modèle de proximité actuelle entre États et Église des pays orthodoxes, s’il plonge ses racines dans les traditions historiques, recouvre en fait une situation très différente. L’Église orthodoxe participe aux transformations contemporaines du fait religieux et s’inscrit dans des sociétés très sécularisées. La situation est à cet égard différente de celle des pays musulmans, encore en pleine phase de modernisation démographique, économique ou sociale. De la Grèce à la Russie, l’orthodoxie participe du maintien d’une identité nationale, liée à l’État, et qui a comme support une croyance très large, qui permet toute une gamme d’attitudes, d’une affirmation culturelle sans croyance à une pratique très intense. Cette voie originale, avec ses forces et ses faiblesses, peut sembler, en particulier dans les pays en question, comme une voie médiane, maintenant une identité et des valeurs sur lesquelles peut se construire la communauté nationale, sans nécessairement verser dans les excès des États-Unis, où la présence d’un fondamentalisme de masse polarise la vie publique et exporte ses conflits vers l’Europe.

Le monde orthodoxe à l’ère globale : vers une déterritorialisation ?

Il suffit de regarder une carte du monde pour voir immédiatement ce qui fait la force et la faiblesse du monde orthodoxe. Dominé par la masse russe, il a bien une présence mondiale, depuis la Méditerranée jusqu’aux frontières de la Chine et de la Corée ; mais justement, cette présence reste dominée par un seul État, la Russie. De plus, à la différence du monde musulman, lui aussi centré sur un bloc géographique d’un seul tenant, le monde orthodoxe est adossé à une zone de dépression démographique  : il s’agit bien entendu de sa grande faiblesse [20]. Les quelque 200 à 250 millions d’orthodoxes dans le monde font pâle figure sur un plan numérique face au milliard de catholiques et de musulmans. Cette présence est aussi limitée géographiquement : elle reste presque inexistante en Asie (Russie exceptée) et plus encore en Afrique. Il n’en reste pas moins que le monde orthodoxe ne saurait se réduire à la seule Russie. Il est également inscrit dans l’Union européenne. Or l’entrée récente de Chypre (1 millions d’habitants), de la Bulgarie (7 millions d’habitants) et surtout de la Roumanie avec ses 20 millions d’habitants a changé la donne : l’orthodoxie constitue désormais un bloc avec un poids démographique non négligeable (aux alentours de 40 millions de personnes, si l’on ajoute aux nouveaux entrants les 11 millions de Grecs). De plus, les pays en question sont relativement homogènes du point de vue religieux, avec des nuances [21]. A cela il faut encore ajouter les candidats à l’Union européenne que sont le Monténégro et la Serbie (9 millions de personnes, auxquelles s’ajoutent les populations serbes des Balkans occidentaux), dont on peut penser qu’ils ont vocation à s’inscrire à terme dans l’ensemble européen, même si la Serbie reste marquée par les conflits des années 1990 et balance entre Europe et Russie.

Les équilibres sont donc plus complexes qu’il n’y paraît. Au total, on peut distinguer quatre grands ensembles culturels dans le monde orthodoxe  : un ensemble hellénophone ; un ensemble roumanophone ; un ensemble slave des Balkans (Bulgarie, Macédoine, Serbie, Monténégro), divisé mais proche linguistiquement et qui a une histoire commune (un même rameau médiéval, suivi de plusieurs siècles de domination ottomane) et enfin un monde largement dominant démographiquement de quelque deux cent millions de personnes, héritier de l’ancienne chrétienté de Kiev : l’Ukraine (42,7 millions de personnes) la Biélorussie (9,5 millions) et la Russie (144,3 millions d’habitants, plus les Russes des anciennes républiques soviétiques). A ces quatre ensembles il faut encore ajouter un dernier pays, qui représente à lui tout seule une culture originale : la Géorgie et ses 4 millions d’habitants.

On voit à quel point ce serait une erreur d’identifier l’orthodoxie avec le seul monde slave. Même moins important démographiquement, le monde grec reste le cœur du monde orthodoxe, ne serait-ce que par les liens particuliers qui unissent le christianisme à l’hellénisme – le grec est la langue de rédaction des Évangiles. Le mont Athos est jusqu’à aujourd’hui un point névralgique, lieu de pèlerinage et de rencontre pour des croyants venus de tous les horizons. Mais le monde roumain, qui coupe en deux le monde slave, a sa propre sensibilité et joue de plus en plus un rôle particulier. Son poids démographique n’est pas négligeable (plus de 23 millions de personnes, si l’on ajoute population roumanophone de Moldavie). En Roumanie la pratique s’étant pour l’instant davantage maintenue que dans d’autres pays, elle dispose de plus de prêtres, de plus de moines, de plus de croyants, ce qui lui permet de peser. Or la Roumanie, de langue latine et dont l’État s’est largement construit au XIXe siècle sur le modèle français, garde une identité spécifique, davantage tournée vers l’Ouest, alors que son nationalisme s’est en partie forgé contre les tentatives russes de l’assimiler au bloc slave.

Cependant, ce serait une erreur de s’en tenir aux seuls pays majoritairement orthodoxes. Il faut encore ajouter un héritage historique et institutionnel, qui, pour très minoritaire qu’il soit, n’en a pas moins des effets géopolitiques très réels. Les patriarcats du Ve siècle n’ont jamais été abolis, même si Rome s’est éloignée. C’est donc encore le patriarcat de Constantinople [22], dans le quartier du Phanar, à Istanbul, qui a une primauté de principe, alors que sa situation est éminemment délicate. La fondation de l’État turc moderne s’est accompagnée de la quasi-disparition de sa communauté grecque, en particulier après les pogroms à Istanbul de 1955 (une communauté qui compte aujourd’hui peut-être 4000 personnes). Le dernier séminaire orthodoxe sur l’île de Halki, au large d’Istanbul, a été fermé en 1971. La loi turque oblige le patriarche de Constantinople à avoir la nationalité du pays, alors qu’il n’y a pratiquement plus d’orthodoxes et aucun séminaire. L’actuel patriarche, Bartholomé (en place depuis 1991), né à une époque où la communauté grecque istanbuliote n’avait pas encore entièrement disparu, a été formé au séminaire de Halki puis en Europe et notamment à Rome. Mais la question du recrutement du clergé met en question à terme la survie de ce patriarcat [23]. La question a réussi à intéresser les autorités américaines, et notamment Barack Obama qui l’a évoquée devant le parlement turc en 2009, sans grand succès [24].

Alexandrie, Antioche et Jérusalem ont aujourd’hui des patriarcats orthodoxes en communion avec Constantinople et les autres Églises. A Alexandrie, il s’agit d’une diaspora grecque et levantine en train de disparaître (la grande majorité des 10% de chrétiens égyptiens relèvent de l’Église « copte » restée à part). Le monastère grec de Sainte-Catherine du Sinaï est un autre centre prestigieux ; il est autonome sous la juridiction du patriarche de Jérusalem. La communauté orthodoxe de Syrie, qui mélange population arabe et clergé grec sous l’autorité du patriarche d’Antioche (installé à Damas depuis le XIVe siècle) est encore importante, et directement impliquée dans l’actuelle guerre civile. Enfin, la présence d’un patriarche grec à Jérusalem s’est toujours maintenue. Même si le catholicisme a largement progressé au XIXe siècle au sein des populations palestiniennes ou libanaises, celles-ci ont encore un noyau orthodoxe. Il existe donc également une orthodoxie de langue arabe, directement touchée par l’exil auquel sont contraints nombre de chrétiens de la région. La disparation progressive du christianisme de la région est d’autant plus dramatique pour l’orthodoxie qu’il s’agit de la destruction d’une histoire de deux millénaires, avec laquelle elle a gardé un héritage institutionnel et canonique.

Mais surtout, les événements du XXe siècle ont aussi fait de l’orthodoxie une religion de diaspora. Des premiers petits noyaux russes, roumains, grecs sont apparus dès la fin du XIXe siècle ou dans les années 1920 en Europe de l’Ouest ou aux États-Unis. Cependant, l’immigration russe après 1917 a contribué de manière notable à implanter de petites communautés orthodoxes dans des villes comme Paris ou New-York. Elle a été suivie par les exilés des pays de l’Est après la Seconde Guerre mondiale, sans oublier l’importante immigration grecque. Au-delà des seuls effectifs de ces communautés, forcément réduits, Paris ou New-York ont été au cœur de la pensée orthodoxe du XXe siècle, à une époque où la réalité communiste empêchait les centres traditionnels de l’orthodoxie de fonctionner normalement. Le séminaire Saint-Serge à Paris a joué un rôle important dans ce renouvellement, que l’on peut d’ailleurs inscrire dans un mouvement plus large de retour aux sources du christianisme et aux textes antiques, en contact avec les milieux catholiques de Vatican II ou les milieux protestants [25]. Petit-à-petit, le français a pu commencer à devenir une langue de liturgie orthodoxe, tandis que toute une littérature théologique et philosophique orthodoxe spécifiquement française a vu le jour.

Quant aux États-Unis, ils unissent de petits noyaux russes et ukrainiens à une communauté grecque plus conséquente. L’anglais est devenu la langue principale de la liturgie des communautés grecques : les nouvelles générations, tout en affirmant sur un mode très américain leur attachement à leurs origines, ne comprennent plus le grec de leurs parents (et encore moins le grec des Évangiles). Les différentes communautés orthodoxes outre-Atlantique ont été traversées par tous les grands débats qui ont cours dans la société américaine, et s’échelonnent sur toute une gamme d’attitudes, des plus libérales aux plus conservatrices. Le séminaire de Saint-Vladimir à New-York, lié à l’Église russe de l’exil, a lui aussi joué un rôle conséquent dans le renouveau intellectuel de l’orthodoxie, en particulier grâce à un théologien français d’origine russe, formé à Saint-Serge, Jean Meyendorff. L’immigration grecque a encore fait naître des communautés orthodoxes jusqu’à Buenos Aires ou en Australie. L’influence du monde russe est à l’origine d’Églises embryonnaires en Chine et au Japon [26].

La question des diasporas a bien entendu pris un aspect nouveau avec l’émigration récente des pays de l’Est, en particulier au sein de l’Union européenne. Aujourd’hui, les communautés orthodoxes d’Allemagne, d’Angleterre sont de plus en plus importantes. L’immigration roumaine joue un rôle particulièrement important en Espagne ou en Italie, en particulier dans la région de Rome : en l’espace de quelques années, ce sont plusieurs dizaines de paroisses roumaines qui sont apparues en Europe, en général avec des locaux prêtés par des églises catholiques [27]. Le profil de ces diasporas est en train de changer : composées d’ouvriers, de migrants issus du monde rural, elles deviennent plus importantes en nombre, moins élitistes et gardent un lien plus fort avec le pays d’origine, à l’heure des transports à bon marché et de la télévision par satellite. En outre, catholiques et orthodoxes sont amenés à se fréquenter de plus en plus souvent sur le terrain, alors que les pratiques catholiques elles-mêmes sont en train de se transformer dans l’Église d’après Vatican II (comme en témoigne la présence fréquente d’icônes ou d’images d’inspiration orthodoxes dans les églises catholiques). Les frontières deviennent de plus en plus poreuses, et un phénomène de déterritorialisation des Églises orthodoxes commence à s’ébaucher.

Mais en même temps, le phénomène de diaspora reste pour l’essentiel organisé autour des Églises nationales traditionnelles. Il n’y a par exemples pas d’Église orthodoxe française, italienne, ou américaine, mais, dans chacun de ces pays, des orthodoxies russe, grecque, roumaine, balkanique ou même arabe (liée à Antioche). Les communautés de l’exil au temps du communisme, méfiantes envers leur Église d’origine, se sont en outre souvent placées sous l’autorit&ea