"La Catalogne vers la liberté"-2/3, Ferran Iniesta

Port de la Selva (Catalogne)

9-10 Décembre 2017

 

À mes amis francophones

À propos de l’independance au XXI s.

 

 

La Catalogne aux années de fronde

II – LE REFERENDUM

 

 

 

2010-2017. La révolution catalane

 

En 2003, une coalition de gauche est arrivée au gouvernement autonome de la Catalogne, en déplaçant la droite après un quart de siècle. Et en 2006, cette coalition faisait approuver par le parlement catalan et, après des rabais notoires, par le parlement espagnol, et finalement en referendum populaire en Catalogne, un nouvel statut d’autonomie ou constitution catalane. Le PP a fait campagne dans toute l’Espagne contre ce statut et a présenté cinq millions de signatures à la Cour Constitutionnelle (Tribunal Constitucional), intégrée par juges proches du PP et du PSOE, mais tous d’idéologie franquiste. Le résultat fut spectaculaire, puisqu’en Juin 2010, la haute cour dictamina –contre la décision des parlements et des gens- l’abolition de nombreux articles et la réinterprétation d’autres. Par exemple, cette sentence établissait que la Catalogne n’était pas une nation et qu’elle n’avait pas non plus droit à une agence tributaire propre. Ce statut amoindri fut le dernier effort catalan, en 2006, pour garder un lien fédéral avec l’Espagne.

 

En Juillet 2010, en réponse à la sentence antidémocratique de la Cour Constitutionnelle, un million de personnes envahissait pacifiquement les rues de Barcelone, en réclamant le droit à décider nous-mêmes. Depuis cette date, et à chaque fête nationale du 11 Septembre, les manifestations pour l’indépendance se sont succédées, toujours entre 1,5 et 2 millions de manifestants (sur une population catalane de 7 millions), parfois dans les rues de Barcelone, parfois en occupant les 400 kms nord-sud du territoire catalan, des Pyrénées à l’embouchure du fleuve Ebre. Les drapeaux catalans –senyeres- ont été submergés par les drapeaux étoilés, ostensiblement indépendantistes, par des milliers, et depuis lors l’action populaire, pacifique mais énergique, n’a plus cédé d’un millimètre.

Sur le plan politique, le bouleversement fut aussi notoire: une gauche –ERC- et une gauche radicale –CUP- pour l’indépendance se sont jointes à la droite catalane –CDC, devenue maintenant PDECAT- en donnant à l’indépendantisme catalan la majorité des sièges, entre 80 et 70 sur un total de 135, aux élections au parlement catalan de 2010, 2012, 2015. Une coalition à 72 sièges –de la droite modérée à la gauche radicale- prit l’accord, en Janvier 2016, d’aller vers la tenue d’un referendum catalan pour, en cas de victoire du oui, proclamer ensuite la république et se libérer ainsi de la monarchie des Bourbons espagnols, un état incapable d’écouter, de dialoguer, de passer des accords.

 

 

La Catalogne vue de l’Espagne

 

Tous les peuples ont des valeurs qui les définissent en positif et leur donnent une personnalité dans le concert des nations. Mais tous, aussi, ont des tendances moins aimables et qui se sont formées au long des péripéties historiques. Les anciens persans disaient que l’homme authentique devait dire la vérité et tirer bien la flèche; les espagnols ont en honneur dire toujours les choses par leur nom sans fléchir, sans déguiser la réalité: un empire qui a duré 500 ans (1492-1968) a donné de l’assurance aux habitants de l’Espagne. La partie négative a été l’habitude de ‘vendre la peau du lion avant de le chasser’. La légende qui entourait le blason franquiste disait «Une, Grande, Libre», et cette idée est encore bien vivante et son parcours est beaucoup plus ancien que la légende de l’écu de l’Espagne du dictateur Franco: l’espagnol moyen se considère encore membre d’une grande puissance, l’héritier d’un empire.

 

Du point de vue espagnol, après des siècles de critiques humiliantes contre les catalans, l’image du catalan a été toujours celle d’un commerçant, très travailleur mais radin et toujours attentif aux pertes et aux bénéfices. Et puisque entre 1714 et l’actualité la plupart des catalans ont été exclus de la politique, il y a quelque part de vrai à dire que les classes moyennes et hautes de la Catalogne semblaient ne s’intéresser à autre chose qu’à la petite économie, avec une attitude soumise et peu gaillarde vis-à-vis de la classe politique espagnole, sise à Madrid. Ce n’est, donc, pas étonnant que dans les demandes d’une agence tributaire catalane, capable de contrôler sur place tous les impôts générés en Catalogne, la presse et les politiciens espagnols aient jugé que c’était simplement la bourgeoisie catalane qui pleurnichait pour un peu plus de gâteau. Ainsi, plus d’autonomie était traduit par manque de solidarité catalane.

 

Une oligarchie espagnole bien protégée par la presse et les télévisions a réussi, depuis 2006, à présenter le mouvement de contestation de la moitié de la population de la Catalogne comme une affaire de la bourgeoisie locale, qui a manipulé une population naïve et stupide. Mais là, il y a une contre-valeur dangereuse pour l’Espagne: la négation de la réalité sociale et politique des catalans, avec une majorité de gens qui n‘ont jamais voté à droite, place les espagnols dans une situation impossible, car la presse mondiale perçoit bien la force du mouvement pour l’indépendance, contrairement à la presse espagnole. Pire encore, on a convaincu une majorité d’espagnols que les familles qu’ils ont en Catalogne vivent dans une situation de conflit insoutenable, de telle façon que quand la garde civile et les policiers espagnols (quelques 10.000 effectifs) ont été envoyés vers la Catalogne pour empêcher le referendum sur l’indépendance, le 1er. Octobre 2017, dans des populations andalouses on a congédié ces forces répressives qui s’en allaient en Catalogne avec le cri ‘sportif’ de la sélection espagnole de foot: «A por ellos, oé! a por ellos, oé!» (‘Allons les battre’, à peu près).

 

Comme me disait un ami malgache il y a quelques années: «c’est surprenant qu’une Espagne qui ne vous aime pas s’entête toujours à vous garder». Dans la meilleure lecture possible, on dirait qu’il s’agit d’un mariage qui a mal tourné, mais où le mari refuse le divorce, en dépit du conflit permanent sans traces de solution. Mais, dans une lecture moins affable, c’est un pouvoir d’habitudes coloniales qui maltraite le colonisé et rejette toute perspective d’une plus grande autonomie ou, bien sûr, d’indépendance. Avec 22-24 mil millions d’euros payés annuellement par la Catalogne à Madrid (c’est plus du 20% de la trésorerie de l’état), cette autonomie ‘radine’ ne reçoit de l’état, en retour, que 8-9 mil millions d’euros par an de la caisse centrale espagnole, et cet écart est bel et bien structurel. Alors, comment l’Espagne peut considérer la Catalogne autrement qu’une colonie, haïe, mais indispensable?

 

Et nous touchons le point crucial, celui jamais perçu, côté espagnol: la dignité catalane, sa fierté et son sens ancien de justice nécessaire. Ces vieilles valeurs, présentes dans les constitutions du Moyen Âge, restent intactes, malgré l’écrasante défaite de 1714, et c’est par exigence de dignité et de liberté que les gens sont sortis manifester, par millions, contre l’injuste et humiliant décret de la Cour Constitutionnelle de 2010 (des points supprimés du statut catalan d’autonomie ont été, par contre, approuvés pour le statut plagiaire de l’Andalousie…).

 

 

Le referendum du 1er. Octobre 2017

 

La succession des événements, après la rupture en 2010 de l’ordre constitutionnel de la part de la Cour espagnole contre le statut catalan, a été rapide et spectaculaire. En 2012, après une défilée de plus d’un million et demi de personnes dans la fête nationale du 11 Septembre, le président Artur Mas se déclare partisan de l’indépendance, dissout le parlement et convoque des élections: dorénavant, il va gouverner avec l’appui d’ERC -gauche républicaine- et commence à préparer une agence tributaire en parallèle à l’espagnole. Échouées toutes les voies de négociation avec Madrid, et avec un mouvement dans les rues et routes de la Catalogne toujours grandissant, il convoque des nouvelles élections en Septembre 2015, dont la coalition CDC-ERC va gagner en sièges et ayant une majorité absolue indépendantiste avec l’appui des CUP (les candidatures d’unité populaire).

 

En Janvier 2016, Puigdemont devenait le nouvel président de la Catalogne, avec le programme préparatoire de l’indépendance qui leur avait donné la majorité des sièges parlementaires. Le conflit majeur, d’un point de vue légal, était qu’on avait gagné les élections sur un programme basé sur la création de structures d’état, mais si on accomplissait la promesse électoral on tombait hors du cadre de la constitution espagnole, où l’unité d’Espagne est incontournable. Les partis favorables à l’indépendance -ERC, PDECAT, CUP- ont établi un accord de 18 mois pour convoquer un referendum sur l’indépendance de la Catalogne et, en cas de victoire du oui, proclamer la république catalane, mettre en marche les nouvelles structures propres et entamer des négociations avec l’Espagne sur le partage d’institutions et biens: il ne faut pas oublier que, si la Catalogne n’était pas reconnue par l’Espagne et devait sortir de l’Union Européenne, toute la dette avec la Banque Centrale Européenne resterait en mains de l’Espagne.

 

En Septembre 2017, les finances du gouvernement catalan sont passées sous contrôle de Madrid afin d’empêcher l’organisation du referendum en début Octobre; le ministère catalan de finances a été perquisitionné par la garde civile, à fin d’éviter le déploiement de l’agence tributaire parallèle : des centaines de milliers de personnes, depuis midi jusqu’à après minuit, ont encerclé pacifiquement ce ministère en scandant ‘liberté’ et ‘indépendance’. Partout, en pays catalan, les fouilles d’imprimeries, à la recherche de bulletins de vote et des urnes, ont été constantes et la population craignait que le jour du referendum on n’aurait pas les moyens indispensables aux collèges électoraux.

 

La nuit du 30 Septembre au 1 Octobre, dans les villes, les hélicoptères de la police espagnole ont volé à basse hauteur et avec les phares braqués sur rues et bâtiments. Pour la première fois après la mort de Franco, nous avons eu le sentiment d’être un pays militairement occupé par un grave délit: intention d’aller voter et exprimer notre volonté sur un sujet fondamental.

 

Mais tous les collèges électoraux -surtout écoles et lycées, parfois des mairies- étaient occupés pendant le week-end par des instituteurs, parents de famille et vieux volontaires pour empêcher une occupation préalable par la garde civile ou la police espagnole (unités de choc). À cinq heures du matin du 1 Octobre, des centaines de personnes entouraient les collèges de vote, empêchant ainsi que les mossos d’esquadra (la police catalane) puisse rentrer et emporter urnes et bulletins.

 

L’avantage des actuels téléphones portables c’est que tous les réseaux peuvent informer en temps présent, donc on a appris partout comment les forces policières espagnoles tabassaient des milliers de personnes de tout âge pour casser des portes et fenêtres et partir en emportant comme des trophées des urnes et des bulletins de vote. Le spectacle a été répercuté par les particuliers qui étaient sur place dans les collèges électoraux, mais surtout par la presse étrangère, surprise par la tenace résistance populaire au long de la journée face à la brutalité des corps d’élite policiers déplacés en Catalogne, comme des véritables forces étrangères en territoire ennemi.

 

Les mossos d’esquadra ont réussi à emporter quelques urnes dans certains collèges peu protégés par la population, mais les forces espagnoles ont empêché plus de 700.000 personnes de voter, car la manière forte employée a fait un millier de citoyens blessés. Dans l’après-midi, le gouvernement espagnol, conscient du scandale -visible dans tous les moyens de presse internationaux- a donné l’ordre de stopper les attaques aux centres de vote en Catalogne. Plus de 2,3 millions d’électeurs ont voté, dont 2,1 en faveur de l’indépendance, sans pouvoir savoir le vote des 700.000, une partie desquels avaient déjà voté mais dans des urnes kidnappées plus tard par la police espagnole. Cette journée, avec des centres de vote protégés par une population pacifique, mais déterminée à exprimer son droit à la liberté, a été une victoire nette du mouvement vers l’indépendance: malgré les fouilles policières, il y avait urnes et bulletins, et en dépit de la répression on a voté. Vers 22 heures du soir, dans l’esprit de votants, la république catalane était un fait en marche, incontournable, et cette date sera toujours une référence historique.

Fête ou révolution ?

 

Apparemment, depuis 2010, la contestation populaire catalane a été une fête : les rues et les routes débordant de gens, les balcons et fenêtres avec de drapeaux, et tout avec un air gai et sans une ombre de haine contre l’Espagne ou les espagnols. La presse catalane et la classe politique ont insisté à souligner le caractère festif de l’exigence de liberté en territoire national catalan. Pages et pages dytirambiques sur le pacifisme catalan, sur la novelle manière démocratique et festoyante d’aller vers un nouvel état d’Europe (et j’avoue que moi-même j’ai rêvé de cette nouvelle voie).

 

Mais les fait sont durs, têtus, tenaces. L’état espagnol aurait dû être un crapaud qu’au doux baiser catalan serait devenu en prince… anglais ? Eh bien, pas exactement, ni la Catalogne c’est l’Écosse ni –encore moins- Madrid c’est Londres. L’empire britannique n‘existe plus, mais la Commonwealth est bien vivante, tandis que l’empire espagnol n’y est plus, mais même sa métropole se défile de par son incapacité à écouter et négocier. Alors, dépasses les ans de manifestations et des déclarations politiques sans effets pratiques, sont arrivés finalement les mois de choc. À la surprise générale –y compris le gens de mon entourage- les gens du commun nous avons tenu le défi. Mais pas nos politiciens, honnêtes mais pas braves, martyrs mais pas héroïques.

 

Comment, alors, qualifier le mouvement qui s’est déployé devant nous et dont nous en avons fait partie constante –avec des millions de citoyens anonymes- pendant les dernières années ? Une révolution, car un mouvement non violent, mais plein de courage et prêt à tenir tête aux forces armées d’un état, cela indique un changement de mentalité et une volonté commune qui n‘a d’autre nom possible que celui de révolution : la mentalité des catalans a changé, on refuse les soumissions anciennes. Ce qui bouge, donc, de ce côté de la Méditerranée, n’est plus une simple réclamation d’un état en plus, mais une autre façon de concevoir la vie au quotidien : la fin des abus du pouvoir, les exigences faites dans les rues et répercutées dans les hémicycles parlementaires, et tout cela fait, sans crainte et sans haine. Oui, l’état-nation est bien menacé par la Catalogne, au cœur de l’Europe, une UE faite sur le mépris des gens et l’arrogance des puissants des finances ou du politique. Alors, cette bataille présente nous pouvons la perdre, mais pas la guerre puisque nous avons en poupe le vent de fronde de la liberté nécessaire.

 

 

Ferran Iniesta