"La Catalogne vers la liberté"-1/3, Ferran Iniesta

Port de la Selva (Catalogne)

Le 7-8 Décembre 2017

 

 

À mes amis-amies francophones

À propos de l’indépendance au XXI s.

 

 

Bref analyse (personnel)

sur la marche de

la Catalogne vers la liberté

 

 

I – UN PEU D’HISTOIRE

 

 

Par où commencer ? Par la fin. À cette heure-ci, des milliers de manifestants envahissent la Grand Place de Bruxelles (« Reveille-toi, Europe »), avec des drapeaux catalans (la ‘senyera’ à quatre barres rouges sur fond jaune) et surtout avec des drapeaux catalans à tringle bleu avec étoile blanche à cinq branches (l’ ‘estelada’ ou étoilé, drapeaux marquant la volonté d’indépendance). 45.000 personnes, d’après la police belge (le double, d’après les experts), sont en train de défiler vers le centre politique d’Europe.

 

Après sept ans de mobilisations dans les rues et sur les routes catalanes, après des victoires électorales des partis et coalitions favorables à l’indépendance dans le parlement de la Catalogne, maintenant, avec nos gouvernants en prison ou en exile, on marche au cœur d’une Union Européenne sourde aux besoins du monde. Alors, on se bat, on est vivant, on sait que l’hiver sera long mais on est prêt. Parlons brièvement, donc, sur comment et pourquoi on est à ce stade.

 

 

An 1000. Un peuple qui se profile

 

Les peuples, comme les humains, ont une personnalité historique, une naissance, une évolution et, souvent, meurent. Il y a à peu près un millénaire, les comtes de Barcelone ont commencé à contrôler un petit territoire de 35.000 kms2, dès Salses, au nord des Pyrénées, en Catalogne française, jusqu’à l’embouchure de l’Èbre. Vers le 1150, un des comtes s’est marié à l’héritière d’Aragon : les rois siégeaient à Barcelone et chaque zone avait sa langue et ses lois. En 1230, la Catalogne s’est donnée la première constitution, avant l’Angleterre, en mettant l’accent sur la dignité et liberté de tout homme : tous les ‘bras’ (clergé, noblesse, bourgeois, paysans) ont droit à la justice.

 

Pendant les siècles XIII et XIV la Catalogne se déploie –souvent de façon militaire et peu sympathique- par la Méditerranée, en Grèce, Sicile, Naples et Tunisie et –après conquête sur les musulmans- aux îles Baléares et Valence, au sud. Après ces mil ans, malgré la répression de la culture et la langue catalanes par la monarchie des Bourbons (1714-2017), aujourd’hui plus de 8 millions de personnes parlent encore cette langue maternellement. Pendant ce millénaire s’est déployée une science, une littérature, un corps juridique et même une façon de vivre la religion peu pareil à celui de la voisine Castille (Espagne).

 

 

XV-XVII siècles. Des ‘mariages’ politiques catastrophiques

 

En suivant la pratique du Moyen Age européen –méthode des empires africains aussi- le mariage entre princes de différents peuples créait une monarchie unique sur un confédération de peuples qui gardaient leurs propres institutions et cultures : souvent le peuple hégémonique acculturait les autres, total ou partiellement, mais pas dans tous les cas : l’empire mandinka -Mali- n’a pas éliminé les langues sonrhaï ou soninké (1335-1460), et non plus le premier royaume espagnol du temps des Rois Catholiques et de leurs descendants, appartenant à la maison d’Augsbourg ou Autriche (c.1500-1700).

 

Le problème fondamental fut, dans cette période déjà, l’éloignement du pouvoir, physique, mais surtout culturel : Valladolid, Tolède et Madrid, en Espagne, sont devenus les centres uniques de décision politique. Nous touchons ici un problème majeur des états-nation modernes : l’exigence grandissante, voulue et entretenue, d’homogénéisation culturelle et politique de tous les peuples qui se trouvent à l’intérieur d’un État, avec l’acculturation programmée de tous les ‘périphériques’ en faveur du ‘centre’, jugé la seule langue, culture et système institutionnel valable. « La langue –disait déjà Diderot- n’est parlée que dans la capitale du royaume », en délaissant les autres zones, où on parle les ‘patois’, expressions linguistiques considérées de basse qualité culturelle.

 

Les choses se passaient, donc, déjà mal pour les peuples du royaume d’Espagne, car en 1640 la population urbaine et paysanne de Catalogne s’est insurgé contre le pouvoir royal espagnol, en tuant le vice-roi (Corpus de sang). En profitant des huit ans de guerre en Catalogne, entre les troupes de Philippe IV d’Autriche et la population catalane organisée par la Generalitat de Catalunya (institution créée déjà au XIV siècle), le Portugal avec l’appui de l’Angleterre s’est libéré de l’Espagne en 1648. Lisbonne a donc profité pour reprendre l’indépendance et clore ainsi sa période espagnole (1492-1648). Les divers griefs d’hollandais, catalans, portugais (XVI, XVII) et, plus tard, latino-américains (XVIII, XIX) ont rétréci le royaume d’Espagne jusqu’à sa dimension territoriale actuelle, sans véritable cohésion, comme le prouvent les cas basque et, surtout, catalan en plein XXI siècle.

 

 

1714. La défaite catalane et ses conséquences

 

Avec les sociétés humaines on ne doit jamais employer des expressions telles que ‘on a touché le fond’ o ‘l’avantage c’est que la situation n’est peut plus empirer’. La Catalogne, malgré n’apprécier guère la royauté de la maison espagnole d’Autriche, dont elle avait essayée de se libérer en 1640-1648, à la mort du dernier roi espagnol -1700- choisit pour roi Charles, le candidat autrichien de cette lignée : le système politique impérial allemand semblait plus ouvert à respecter les différences culturelles et institutionnelles que celui du français Philippe de Bourbon, très centralisateur. La négative de la Catalogne de reconnaître comme roi ce dernier, provoqua une guerre contre l’alliance franco-espagnole, qui a duré de 1706 et 1714, moment où la ville de Barcelone est tombée, après plus d’un an de siège (une fois l’Angleterre et l’Allemagne ont laissé tomber leur soutien initial à la Generalitat de la Catalogne). La fête nationale catalane est, depuis lors, la commémoration du 11 Septembre de 1714, jour de la prise de la ville par les assiégeants français et espagnols.

 

Philippe V de Bourbon, déploya des représailles sur les vaincus et fut implacable contre tous les pays catalans, mais surtout contre la Catalogne. La langue catalane fut interdite aux églises, aux écoles, et dans les textes officiels, ainsi que dans les éditions scientifiques et littéraires. Les constitutions et les lois propres furent abolies et remplacées par celles de la Castille et le pays fut soumis pendant trois siècles à une spoliation de nature coloniale, bien que officiellement ce fut au nom de l’unité, le progrès et la grandeur d’une Espagne ‘à tous’. Cette attitude de la maison royale des Bourbons provoqua des révoltes paysannes et ouvrières incessantes –‘Il faut bombarder Barcelone chaque 50 ans’, disait un des généraux qui gouvernait l’Espagne au XIX siècle-, et c’est ainsi que Madrid définissait déjà et définit encore la Catalogne comme ‘le problème catalan’.

 

La surprise fut que la culture catalane continua à vivre et à se transmettre, que les intellectuels réussirent à publier dans une langue expulsée des écoles (XIX) et que même les hommes politiques finirent pour créer la ‘Mancomunitat’ sous l’excuse d’une meilleure gestion locale ou de rétablir l’ancienne Generalitat pendant la période républicaine (XX). Le problème pour l’Espagne c’est que l’ethnocide catalan fut, en partie, un fiasco. En 1931, Macià, le dirigent charismatique d’ERC (Gauche Républicaine de la Catalogne), proclama la République catalane après sa victoire aux élections dans lesquelles tomba la monarchie d’Alfonso XIII. Les républicains espagnols lui prièrent de rester fédérés dans une république espagnole et, naïvement, les dirigeants catalans acceptèrent l’offre, devenant ainsi une ‘région autonome’ entre 1931 et 1939, avec un statut propre : Macià et Companys en furent les présidents.

 

 

1939-1977. La dictature du général Franco

 

Les historiens calculent que la moitié des 600.000 victimes faites par la rébellion militaire contre la république espagnole (1931-1939) l’ont été hors des champs de bataille. La répression fut extrême et avec des méthodes coloniales employées déjà préalablement par les militaires et la légion étrangère au Maroc: dénonciations, tortures, disparitions, exécutions sommaires, mais surtout persécution de toutes les langues et cultures ‘périphériques’ (galicien, basque, catalan). De cette pénible étape –celle de mon enfance et de ma jeunesse- nous reste dans la mémoire la phrase lapidaire contre ceux qui parlions des ‘dialectes’ : « Hábleme usted en cristiano ! » (‘Parlez-moi en chrétien !’).

 

À y réfléchir de près, ce régime et sa pensée colonialiste n’était pas trop différent des ceux qui l’avaient précédé (excepté la république), sauf dans les manières brutales et l’intensité d’une propagande impérial-fasciste. Même la religiosité était encadrée par le régime dans une association malsaine connue avec le nom de ‘national-catholicisme’. Heureusement les ‘reich des mil ans’ ou les ‘goulags éternels’ n’existent pas, et le temps et l’action humaine finissent pour ruiner toute prétention de système définitif : la fronde des intellectuels, des ouvriers, des étudiants, l’action clandestine des partis et des associations syndicales interdites et même d’une partie du clergé catholique de base, montât contre la dictature pendant les années soixante et soixante-dix.

 

Pour moi, comme pour autant d’autres jeunes antifranquistes, le drapeau de combat était le rouge prolétaire, mais ce fut aussi le moment où je découvrît l’existence d’un drapeau catalan autre, « l’estelada » (l’étoilée), qui à l’époque était en arboré par un petit parti socialiste –PSAN- qui prônait l’indépendance de tous les pays catalans. La contestation populaire était tellement forte que, même avant sa fin physique en Novembre 1975, le régime fasciste du vieux Franco était déjà en coma irréversible. La revendication en Catalogne, avec de centaines de millier de manifestants dans les rues de Barcelone, se faisait au cri de « Amnistie, Liberté et Statut d’Autonomie ».

 

 

1978-2010. L’état des « autonomies »

 

Les rêves -on disait en Mai 1968- il faut les dessiner en grand, car ils vont rétrécir au lavage ! Pendant deux ans, les politiciens du franquisme et les anciens dirigeants clandestins –communistes, socialistes, nationalistes périphériques- ont élaboré une nouvelle Constitution, en acceptant la monarchie espagnole récupérée par Franco dans la personne de Juan Carlos de Bourbon. L’armée fut déterminante dans le rédigé final, car ils ont obligé les rédacteurs du texte à placer l’armée comme celle chargée de veiller « à l’unité d’Espagne » et que la souveraineté espagnole appartenait à tout le ‘peuple espagnol’, en excluant toute volonté de souveraineté des dites « nationalités », expression trompeuse pour définir les peuples non assimilés à la Castille-Espagne.

 

Une fois la nouvelle constitution ‘démocratique’ fut voté en referendum en 1978, le résultat fut surprenant: afin d’éviter un traitement différencié du Pays Basque et de la Catalogne –les véritables ‘problèmes’ pour l’Espagne- l’organisation territoriale de l’état inventât 17 autonomies et deux territoires autonomes (les villes de Ceuta et Melilla, au nord du Maroc), avec les mêmes compétences et limites. La solution parut imaginative, mais tout craquait dans la pratique : l’école basque introduisait sa langue dans le cursus scolaire, la catalane adoptait l’ « immersion » en langue propre avec une forte préparation parallèle en castillan (‘espagnol’ internationalement), et les ‘communautés autonomes’ de Valence et Baléares introduisaient timidement et de façon optionnelle des cours en catalan, tandis que la Galice faisait de même avec le galicien. Homogénéité de façade, mais pas dans les faits.

 

Il faut avouer que, pendant une quarantaine d’années, l’État autonomique espagnol a vécu une réalité calme, presque proche de la démocratie, au moins jusqu’à la crise de 2008-2014. Système pluripartiste, avec deux grands partis dans toute l’Espagne, le PP à droite et le PSOE à gauche, un petit parti eurocommuniste pas gênant et des partis nationalistes en Galice, Pays Basque et Catalogne. Une presse madrilène d’apparence libre, mais solidement liée aux intérêts des grandes banques et entreprises du bâtiment –groupées en bourse dans la coalition IBEX 35- et une presse périphérique en catalan.

 

 

2010. Le régime de 1978 se décompose

 

L’image idyllique d’une démocratie réussie paraissait atteindre la perfection en voyant que « régionalement », au Pays Basque et en Catalogne, les parlements et gouvernements locaux n’étaient pas en mains du PP ou du PSOE, mais du PNV o de CDC, les partis de la droite nationaliste modérée basque et catalane : l’anomalie, dans ces parlements « autonomiques », était complété par la présence d’une gauche pour l’indépendance, Herri Batasuna dans le Pays Basque et ERC dans la Catalogne. La carte politique de l’Espagne des autonomies prouvait ainsi l’existence de nations non assimilés par l’état-nation bâti par la Castille sous les Bourbons.

 

La réalité de l’état des autonomies était encore moins brillante si on y regardait de près. Économiquement, l’alliance entre les grandes finances (banques Santander, BBVA, Sabadell, Bankya), les spéculateurs du bâtiment (FCC, Acciona) et ceux de l’énergie (ENDESA, Repsol, Gas Natural) était la même que sous Franco, et les politiciens de droite ou gauche siégeaient de plus en plus dans leurs conseils d’administration (comme dans les cas saillants de González et Aznar, deux anciens présidents) : la grand crise de 2008 a mis à nu la fragilité du ‘miracle’ espagnol, les banques ont été rachetés par la Banque centrale européenne (46.000 millions d’euros) et cela a été payé par tous les citoyens espagnols avec pertes brutales de salaires et d’emplois. Aujourd’hui l’état espagnol a une dette supérieure au 100%, après un saccage des fonds sociaux pour la retraite qui mettent déjà en question les pensions à courte échéance.

 

 

 

Sur le plan politique, la contestation catalane a fait monter en surface la réalité franquiste de l’état face aux demandes populaires, un état qui applique des lois d’exception contre les institutions catalanes élues à larges majorités. En parallèle, le recours du gouvernement de Madrid aux juges pour résoudre les affaires politiques a mis en évidence que la structure juridique espagnole, ainsi que la policière, c’est bien l’héritière idéologique de la dictature de Franco. La constitution de 1978, pactisée entre franquistes et démocrates, et surveillée par des militaires idéologiquement fascistes, préservât les vieux corps de l’état : armée, garde civile, police et système judiciaire franquistes. La dénommée « transition espagnole » à la démocratie améliora, sans doute, la liberté d’association et d’expression, récupéra le multipartisme et la vie parlementaire, mais ne toucha pas la structure profonde de l’état de Franco.

 

Pour compléter l’esquisse du ‘régime de 1978’, il faut signaler que la corruption est installée au sein des deux partis majeurs du système –PP et PSOE en alternance au pouvoir- et que même l’actuel gouvernement de la droite (soutenu parlementairement contre les institutions catalanes par les socialistes) a dû démettre de ses fonctions, à cause des scandales monétaires, plusieurs de ses ministres : plus d’un millier des élus du PP sont au banc des accusés, dans des processus judiciaires en cours, par appartenance à des réseaux de corruption entre pouvoirs économiques et institutions politiques, touchant en cela le gouvernement de l’état et même le président Rajoy. Le PSOE ne peut pas trop dénoncer ces faits, car lui-même ayant partagé le pouvoir –état, autonomies- est poursuivi aussi dans des causes judiciaires, surtout en Andalousie, où les socialistes gouvernent sans partage depuis 1978.

 

Pour en finir, il faut dire quelques mots sur l’appareil judiciaire. Des juges qui ont analysé à fonds –Garzón, José Silva- les réseaux de corruption liés aux grands partis ont été expulsés par la cour suprême, tandis que les banquiers et politiciens soupçonnés des déviations milliardaires sont en liberté (Blesa, Rato). Dans le cas catalan, l’ancien ministre de l’intérieur espagnol –Fernández Díaz- a été découvert par la presse en collusion avec le procureur de la Catalogne et des policiers pour fouiller dans la vie des dirigeants indépendantistes à fin d’y trouver de faiblesses pour les accuser, dans une bien connue ‘Opération Catalogne’, réseau connu aussi comme les ‘égouts de l’état’ : le ministre, reprouvé au parlement espagnol, n’avait même pas démissionné avant les élections.

 

Quant à la cour constitutionnelle, élue par PP et PSOE et responsable de la cassure de 2010 en détruisant le statut autonomique catalan, c’est l’institution la plus répressive de cet état en déchéance accélérée. Cette cour, directement subordonnée aux grands partis, est chargé de poursuivre toutes les lois du parlement catalan à peine votées, y comprises celles dédiées à la pauvreté énergétique, au salaire minimum universel ou à l’interdiction de courses de toros. Et quand, ces derniers jours, le président catalan, Puigdemont, et quelques-uns de ses ministres se sont réfugiés à Bruxelles à fin d’internationaliser le conflit, les juges de la cour suprême espagnole ont émis un ordre européen d’arrêt… qu’ils ont dû retirer, car on les accusait de rébellion violente et coup d’état (30 ans de prison) que les juges belges n’auraient jamais accordé, par absence absolue de preuves documentaires.

 

Alors, quand le pouvoir espagnol parle de l’ « empire de la loi », il faut lire la loi obsolète contre la volonté libre des gens au présent ; quant à l’empire, c’est la répression coloniale de toujours. Il ne faut pas oublier, non plus, que Franco déguisait sa dictature avec le nom de « démocratie organique », et que les tenants actuels de l’empire de la loi sont bien ses héritiers idéologiques et ‘organiques’. Ces faits saillants indiquent que le régime dit de la ‘transition démocratique’ est rentré dans une décomposition aiguë : son non réglé ‘problème catalan’, un différend historique, devient le vrai catalyseur de la crise d’un état non démocratique.

 

Ferran Iniesta